Les discours, les tribunes, les plateaux, regorgent ces derniers temps de références historiques. Dans la majorité des cas, les parallèles sont tracés avec les années 1930, le fascisme transposé au trumpisme, la conférence de Munich de 1938 assimilée au lâchage de l’Ukraine. Un spécialiste de la Grande Guerre nous situe à 1918 à la veille de l’armistice, un docteur en géopolitique nous ramène à Bismarck, Vladimir Poutine à Napoléon, alors qu’il se compare lui-même à Pierre le Grand ou, toutes proportions gardées, à Staline. Son opération spéciale en Ukraine ne visait-elle pas une « dénazification » ? Les Européens enfin, dernière nouvelle, seraient tous devenus gaullistes. On n’a sans doute jamais autant cité le général de Gaulle définissant la doctrine militaire de la France en 1959.
L’auteur serait le dernier à devoir s’en offusquer. Historien, biographe et disciple de Jacques Bainville, il ne sait que trop que celui-ci, dont on republie régulièrement les œuvres principales, dont son « Histoire de France » et son « Napoléon », qui date de 1931, avait été parfois et injustement critiqué de son vivant pour son goût des analogies. On lui reprochait de projeter le présent sur le passé alors qu’il anticipait le futur. N’est-ce pas le procédé qu’utilisent la plupart des intervenants ? Encore faut-il en user à bon escient.
Tenter par tous les moyens de faire rentrer le vin nouveau dans de vieilles outres fera craquer celles-ci. La remarque de l’Evangile est de bon sens. L’usage répété, à tort et à travers, des termes de fascisme, de politique d’apaisement, de génocide, dans cet ordre, ne sert guère à comprendre les réalités du moment ; il banalise ou relativise les réalités d’hier.
La mémoire de la Shoah ne sert hélas en rien à éviter les crimes contre l’humanité. Mais il est aussi illusoire de dresser des comparaisons macabres. Rien n’égale la Shoah. Il est important de lui conserver ce caractère inclassable, au-dessus de toute catégorisation. Sinon rien ne vaut. Nombreux sont ceux qui, après Gaza, ont reproché à l’Allemagne de manquer de compassion envers les Palestiniens parce que l’Allemagne a un devoir de mémoire. Qui voudrait remettre en cause cette histoire ? Cela n’empêche pas de s’attaquer aux problèmes tels qu’ils se posent aujourd’hui sans les attribuer au passé.
Il en va de même de la référence au fascisme. « Les nazis sont parmi nous ». Qu’est-ce donc que le nazisme pour ceux qui ne l’ont pas vécu mais qui ne cessent de le rencontrer sur les écrans, dans la littérature, dans les magasins d’accessoires ? Les plus jeunes, auxquels on dit que Trump est un nazi ou un fasciste, alors qu’ils ne disposent pas des connaissances requises, ne vont pas en déduire la bonne définition de ce qu’est le nazisme ou le fascisme. Ils ne vont pas voir dans le trumpisme une forme de fascisme ou de nazisme qu’ils ignorent ; ils vont plutôt projeter sur le nazisme ou le fascisme historiques ce qu’ils voient aujourd’hui du trumpisme. On critique à juste titre le « reductio ad hitlerum » ; l’inverse est plus préoccupant : voir dans Hitler un genre de Trump, un sous-Trump. La « reductio ad muskum » (on sait l’appétence d’Elon Musk pour les formules latines) : ce n’était donc que cela ? Si c’est cela le salut nazi, le bras tendu (maladroit) par Musk, le vrai à Nuremberg n’était donc pas si grave. Hitler, un histrion ? On croit faire tort à Trump et à Musk en les comparant à Hitler ; c’est faire beaucoup d’honneur à ce dernier.
Même chose de la référence lancinante à la conférence de Munich du 29 au 30 septembre 1938, comme si elle devait paralyser à jamais les efforts de toute diplomatie de paix en Europe. Il est bon d’avoir ce précédent en tête avant d’agir mais il est absolument nécessaire de l’oublier radicalement dans l’action. D’une part le mythe a complètement recouvert la réalité des faits de l’époque (voir Maurizio Serra, « Munich 1938, la paix impossible », Perrin), d’autre part les circonstances d’aujourd’hui n’ont plus rien à voir. A s’y tenir, l’Europe a un réel problème de diplomatie.
Dominique DECHERF
Merci encore Bertrand de faire paraître des analyses et propos aussi lucides tout comme les vôtres.
Regrettons une fois de plus qu’ils ne soient pas davantage diffusés.