Dominique Decherf : Un califat africain ?

Août 3, 2023 | Billet invité | 1 commentaire

 

« L’Afrique, le prochain califat ? », Luis Martinez, spécialiste de l’Algérie, qui a livré des analyses parmi les plus fines et les mieux informées de la guerre civile algérienne des années 1990, étend cette fois son regard au Sahel. « La sharia bientôt à Bamako ou à Ouagadougou ? Pas si incroyable. »

Son éditeur, Tallandier, a le sens de l’à-propos. En février 2023, le titre a immédiatement suscité l’attention, comme il y a quelques années, « la ruée vers l’Europe » de Stephen Smith annonçant une émigration massive des Africains vers le nord. Sensationnalisme ? Auto-prophétie ? Ces titres frappent. Leurs auteurs pratiquent à la Nietzsche la philosophie au marteau. Ils obligent à penser.

La revue Diplomatie n°122, juillet-août 2023, a repris le titre pour son dossier central particulièrement riche et original : « Afrique, le prochain califat ? ».

Ce ne sont pas les derniers événements au Niger qui vont rassurer. Après le Mali, le Burkina Faso, le Niger est le troisième pays sahélien à se donner un régime militaire avec pour argument de faire face à la situation sécuritaire préoccupante créée par « la spectaculaire expansion du djihadisme », sous-titre du livre de Luis Martinez.

Dans un premier temps, ces coups d’Etat fragilisent les capacités d’action des forces militaires nationales. Les djihadistes pourraient être tentés d’en profiter. C’était le cas dans la région centrale des trois frontières (Mali, Burkina, Niger). Les djihadistes ne sont plus seulement dans le nord mais sont présents là où la force Barkhane les avait arrêtés. Le retrait de la force française et de ses alliés européens n’a pas été compensé par un renforcement de l’armée malienne même appuyé par les mercenaires de Wagner.

Au Niger, la situation est différente. 80% du territoire est saharien, là où deux rébellions touareg (1991-1995 et 2007/8) avaient pu être conclues par des accords qui ont permis une meilleure intégration de ces populations dans le jeu politique national. Le problème se concentre donc dans le sud, où la moitié de la population est la même que celle du nord du Nigeria. Celle-ci est travaillée par un autre type de djihadisme qui vient, cette fois, de l’est et non de l’ouest ou du nord, celui auquel le nom de Boko Haram a été associé depuis une décennie. Si l’on s’est concentré sur la situation au Mali, on a laissé dans l’ombre celle qui prévalait au nord-est du Nigeria. L’armée nigériane a combattu Boko Haram aussi intensément que Barkhane combattait l’AQMI ou le Macina. Des deux côtés, des dissensions, des successions, ont fracturé et réorganisé les structures. Boko Haram a ainsi disparu sous cette appellation pour donner naissance à l’ISWAP (Islamic State West Africa Province) dont très peu de gens hors du Nigeria et d’une petite cohorte de spécialistes ont jamais entendu parler et qui pourtant menace tant le Tchad que le nord Cameroun.

Une des premières erreurs françaises, dans la ligne de certains enseignements dignes de l’Ecole de la France d’Outre-Mer ou des écoles militaires préparant à l’armée d’Afrique, aura été d’ethniciser la question. S’il est nécessaire de passer par ce filtre, personne ne le nie, cette approche est trop réductrice. L’histoire, contrairement au discours de Dakar, pseudo-hégélien, de Sarkozy en 2007, est passée par le corps du paysan africain. Dès lors que les états-majors étaient entrés dans la cuisine locale, village par village, avec des connaissances avérées mais partielles et statiques, ils étaient pris au piège. Les Peuls ? Bien sûr, 5% en moyenne. Les Kanouri, à l’est ? Même chose. Bazoum ? Un Arabe, 1%. Oui il y a eu des empires peuls car les Peuls sont répartis à travers tout le Sahel. Le plus grand empire musulman de l’histoire (hors l’empire ottoman) qui s’étendait de la Volta au lac Tchad avait à sa tête un Peul, Ousman dan Fodio, qui dans un mouvement analogue à l’hégire du Prophète, s’est proclamé calife. Un califat africain a bel et bien déjà existé avec un impact sur l’Afrique de l’Ouest comparable à celui de la Révolution française en Europe, à la même époque : 1804. Sa capitale était à Sokoto, jusqu’à sa conquête en 1903 par les Anglais qui conservèrent la dynastie, ce qui fait que le sultan de Sokoto demeure à ce jour la principale autorité musulmane et coutumière du Nigeria.

A ce jour, la sharia s’applique à douze Etats fédérés du Nigéria (sur 36) parallèlement au droit coutumier et à la Common Law héritée des Britanniques. Ce sont les Etats du nord-ouest dont Sokoto. De part et d’autre de la frontière coloniale franco-anglaise, on retrouve les mêmes populations Hausa, l’une des trois grandes composantes du Nigeria, les deux autres étant les Yorouba au sud-ouest et les Igbo dans le delta du Niger au sud. Il y a donc une profonde familiarité au nord entre les deux pays, les Hausa formant la moitié de la population du Niger (treize millions environ sur 26), et sans doute cinquante millions au Nigeria (sur 220 millions).

Une seconde erreur française aura été de penser uniquement en termes d’Afrique francophone. En dépit de constantes dénégations, Paris n’a jamais réussi à se crédibiliser en terre anglophone, spécialement en Afrique de l’Ouest qui en compte pourtant cinq : Gambie, Sierra Leone, Liberia, Ghana et Nigeria sans compter les provinces anglophones du Cameroun en insurrection larvée. La France n’a ainsi jamais joué de rôle dans les interventions armées de la Cedeao, menées souvent d’anglophone à anglophone (Nigeria et Ghana vers le Liberia et la Sierra Leone). La coopération militaire française limitée aux francophones en paye le prix. Il y a certes eu des tentatives au niveau de l’Union africaine pour créer des détachements permanents régionaux intégrés. Les Etats-Unis s’y sont aussi pas mal investis. La coopération française s’y adaptait mal et préférait se reposer sur les « frères d’armes » souvent surjoués. Les trois coups d’Etat d’armées francophones, cinq si l’on y joint la Guinée et le Tchad, représentent un grave échec pour les instances de formation militaire française.

On ne voit plus désormais d’autre alternative que celle d’un cordon sanitaire entre Etats côtiers couvrant l’ensemble du Golfe de Guinée de Dakar et Abidjan à Douala, associant étroitement le Nigeria et le Ghana. Les Etats les plus vulnérables dans cette configuration sont francophones : la Côte d’Ivoire, le Bénin et le Cameroun. Mais ils ne sauraient se couper des voisins anglophones. Ce qu’historiquement les Etats du Sahel voulaient éviter – une hégémonie du grand Nigeria – ils l’ont rendue naturelle. C’est une autre page d’histoire qui s’ouvre. Sans la France comme telle.

Dominique DECHERF

Dominique Decherf a notamment publié : Couleurs, Mémoires d’un ambassadeur de France en Afrique, Pascal Galodé, 2012.  https://www.bertrand-renouvin.fr/les-couleurs-du-monde/

 

 

 

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1 Commentaire

  1. Cording1

    Le Macina ? Un califat qui transcenderait les frontières ?