Les idées peuvent-elles changer le monde ? On peut répondre par l’affirmative à condition d’ajouter qu’un projet de transformation trouve sa pleine efficacité quand il est servi par une technologie politique qui modifie les capacités de penser et d’agir d’une partie de la population. A partir de sources nombreuses et sûres, Grégoire Chamayou raconte (1) l’histoire intellectuelle de l’entreprise multiforme qui a fait basculer les Etats-Unis et l’Europe occidentale dans l’ultralibéralisme.

Pour réaliser ce grand basculement, peu d’hommes furent à la manœuvre et celle-ci ne ressemble en rien à un complot. Tout se déroula en pleine lumière par la voie des livres et des rapports publiés, de débats largement ouverts et de déclarations à la presse. Il suffisait le lire Samuel Huttington première manière, Friedrich Hayek et les nombreux théoriciens et praticiens qui se sont exprimés dans les années 1970-1980 sur l’avenir du capitalisme…

Un avenir qui paraissait très sombre à ses défenseurs. Dans les années soixante, de puissants mouvements contestataires et l’écologisme naissant dénonçaient avec succès les dégâts commis par les grandes entreprises. Des mouvements de consommateurs – par exemple celui de Ralph Nader aux Etats-Unis – exigeaient des productions de qualité. Les luttes ouvrières menées par de puissants syndicats n’étaient pas moins intenses et l’organisation taylorienne du travail était remise en cause. Ce qu’il est convenu d’appeler l’Etat-Providence suscitait des demandes croissantes de protection et de large redistribution des revenus en faveur des classes moyennes et populaires. Assaillis par cette démocratie sociale, les patrons étatsuniens perdaient confiance. Mais ils avaient de l’argent et surent trouver des hommes intelligents décidés à la contre-offensive. Leurs noms sont inconnus du grand public : Lewis Powell, vice-président de la Chambre de commerce américaine, James Roche, P-DG de General Motors, l’économiste Ronald Coase et bien d’autres.

Grégoire Chamayou explique les idées et surtout les méthodes qui permirent à ces néo-libéraux de parvenir à leurs fins. Ces idées n’étaient pas neuves mais elles furent réhabilitées avec ingéniosité. Ils montrent comment discipliner les managers – par les stock-options – pour rétablir le pouvoir des actionnaires ; comment traiter les groupes contestataires en séduisant les « réalistes » pour isoler les « extrémistes » ; comment subvertir la législation ; comment raréfier les biens publics pour faire place au marché des productions privées ; comment convaincre les consommateurs de changer leurs habitudes – par exemple en les incitant à remplacer les bouteilles de bière par des canettes puis en les culpabilisant parce que les boîtes vides polluent l’environnement afin qu’ils se «responsabilisent » …en évitant à l’entreprise de supporter les coûts de gestion des déchets. Les milieux « pro-business » et leurs intellectuels organiques ont mené et mènent toujours une guerre, en s’inspirant d’ailleurs des techniques de contre-insurrection. Cette guerre contient sa part de ruse sous la forme de la « reconnaissance éthique » de l’adversaire et du dialogue systématique qui neutralise et corrompt. Etudier ces méthodes permet de les dénoncer et d’apprendre à bloquer les procédés de séduction-soumission.

Depuis les années quatre-vingt, ces opérations de guerre ont été d’autant plus réussies que les libéraux ont pu s’appuyer sur de puissants Etats, dirigés par des équipes converties à la dogmatique néo-libérale et qui se sont ingéniées à réduire le « périmètre » étatique. Il s’agissait de réduire l’action de l’Etat par des règles constitutionnalisées de réduction des dépenses publiques afin que les demandes des citoyens ne convergent plus sur ses services. Il fallait donc privatiser massivement pour que les usagers des services publics deviennent des clients d’entreprises concurrentielles reportant sur celle-ci leurs attentes.

Cette révolution « libérale » s’est accompagnée d’un projet de limitation de la démocratie, déjà exprimé en 1975 par Samuel Huttington pour qui l’intensité démocratique rend la démocratie ingouvernable. Se dessine alors le modèle d’un libéralisme disciplinaire, autoritaire, dont Friedrich Hayek est le théoricien. Pour lui, le coup d’Etat de Pinochet est une divine surprise et il explique que la dictature peut être nécessaire dans la période de transition vers une véritable liberté économique. De Salazar à Pinochet en passant par la dictature militaire en Argentine, Hayek est remarquablement cohérent : il faut un système de contrainte pour assurer le fonctionnement du marché.

Pour Hayek comme pour les autres théoriciens néo-libéraux, il s’agit de destituer le pouvoir politique, de réduire à très peu les fameuses « marges de manœuvre » du gouvernement, de se résigner éventuellement aux élections libres – mais à condition que les résultats des élections ne dérangent en rien le libre jeu des entreprises. Ce que nous appelons « oligarchie » – la domination d’une caste au service d’intérêts privés – n’est pas une simple dérive mais, hors la dictature militaire, le seul système qui puisse assurer encore quelques beaux jours au business. Ce qui se vérifie en France n’est pas moins évident à l’échelon de la zone euro et de l’Union européenne, deux entités qui survivent dans et par le déni de démocratie.

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(1) Grégoire Chamayou, La société ingouvernable, Une généalogie du libéralisme autoritaire, La Fabrique éditions, 2018.

 

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