Quand ils sont recrus d’épreuves, déçus dans leurs espérances, lourds d’amertume au sortir d’une aventure qui a mal tourné, les Français – en majorité – ont coutume de confier leurs fardeaux et leurs peines à un homme qui présente bien.
Plus de rois aventureux, plus de héros, ni même de ces solides rejetons du vieux parti des Politiques, mais un homme tranquille, un gestionnaire prudent, toujours bien mis – somme toute un bourgeois parfaitement convenable. Un Pinay, honnêtement médiocre. Un Giscard d’Estaing, pur produit des milieux d’affaires agrémenté d’un soupçon d’aristocratie. A défaut, un Balladur. En tous cas, un homme qui capitalise – c’est le cas de le dire – le besoin d’être rassuré, ou la nécessité de reprendre souffle. Il n’y a pas de honte à ça.
Antoine Pinay, comme M. Balladur, sont les représentants d’une classe (1) qui a toujours été associée à la vie de la nation et rien ne s’oppose à ce qu’on appelle aux affaires, de temps à autre, quelque grand bourgeois. Encore faut-il que celui-ci se montre digne de la confiance qui lui est accordée, et réponde scrupuleusement à la double exigence, politique et morale, qui résulte de son apparence et de son comportement : non seulement la gestion en « bon père de famille », mais la conservation des valeurs traditionnelles que la bourgeoisie de droite est supposée connaître et incarner.
COMBINES
La place me manque pour évoquer les bourgeois conservateurs qui ont précédé l’actuel Premier ministre. Mais en ce qui concerne M. Balladur, le fait est qu’il n’honore pas le double contrat politique et moral qu’il a passé avec les Français, avec ses électeurs et avec ses propres amis.
Sous la rigueur du « grand commis », l’improvisation permanente. Elle frappe en politique économique depuis le printemps dernier. Elle n’est pas moins caractéristique du comportement diplomatique de Matignon, dans tous les domaines où le Premier ministre prétend s’affranchir de l’Élysée et (ou) du Quai d’Orsay. La lamentable équipée en Arabie Saoudite, effectuée sous la pression de certains groupes industriels, est un exemple typique de cette hâte brouillonne qui expose à des échecs humiliants. La dévaluation du franc CFA revient à abandonner nos amis africains au FMI, qui pratiquent la thérapie économique et financière sans aucun égard pour les souffrances qu’elle engendre dans les populations. La soumission aux exigences chinoises, signée au nom du gouvernement par un amateur (Jacques Friedman, ami personnel de M. Balladur), restera comme l’exemple détestable du cynisme d’une conduite dictée, là encore, par des groupes de pression. Quant à l’affaire des Iraniens expulsés, elle montre ce qui reste des martiales déclarations antiterroristes lorsque les tractations de l’ombre sont menées à tout-va. A Matignon et place Beauvau, on se moque des Français, et l’image de la France est sérieusement ternie par ces combines en tous genres.
Sous des apparences convenables, la manipulation éhontée de l’opinion publique. On fait croire que les enfants des écoles privées sont en danger pour faire passer en force la loi Bourg-Broc. On fait croire que les accords de Schengen sur la libre circulation des personnes en Europe vont entrer en vigueur pour prendre des mesures xénophobes, et l’on renvoie Schengen aux calendes grecques. On fait croire qu’on a éventé un complot terroriste, mais c’est une photocopie faite à la DST qui sert de pièce à conviction…
FRAGILITE
Comment croire que ce gouvernement défend des valeurs quand ses membres rivalisent de cynisme et de roublardise. Comment croire que M. Balladur est un homme d’honneur alors qu’il est en train de trahir froidement M. Chirac ? Et comment croire que le Premier ministre est un gestionnaire compétent alors qu’il cherche déjà à transformer le plan quinquennal sur l’emploi qui vient d’être adopté, alors qu’il vend les entreprises nationales pour pouvoir continuer ses largesses électoralistes, alors qu’il n’est pas parvenu, malgré sa promesse, à combler le déficit de la Sécurité sociale ? M. Balladur dépense beaucoup et exige de considérables sacrifices pour faire n’importe quoi. Qu’on ne s’étonne pas du piètre résultat.
Mais les sondages ? Ils sont du même tonneau que ceux qui portaient Raymond Barre à la présidence. Chacun sait que la popularité du Premier ministre est due à son personnage, non à sa politique, et à l’inexistence de l’opposition. Mais le Premier ministre est fragile. Sa politique économique est un échec, le patronat ne le soutient que du bout des lèvres, et il en est réduit à attendre les effets de la reprise américaine ; la situation sociale reste explosive et, comme sur un terrain miné, le repli est aussi dangereux que l’avancée. Cela d’autant plus que M. Balladur est sous le feu de ses anciens amis chiraquiens.
Et puis, surtout, les Français se lassent vite de ces grands bourgeois méprisants, trop attentifs à leurs intérêts de classe pour se soucier de la France.
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(1) Je parle de MM. Pinay et M. Balladur. Pas de MM. Chirac et Séguin qui représentent une famille politique, non un milieu sociologique.
Editorial du numéro 615 de « Royaliste » – 7 février 1994
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