Journaliste et écrivain, Edward Behr, auteur du Dernier Empereur, a été grand reporter à Newsweek pendant quinze ans. Directement écrit en français, le livre qu’il a récemment consacré à la société américaine et celui d’un familier qui, vivant en Europe, bénéficie de la distance nécessaire à une vision d’ensemble. Nous y sommes d’autant plus attentifs que nous subirons les répliques du séisme social, culturel, racial et intellectuel qui est en train de bouleverser la première puissance mondiale.

Royaliste : Votre analyse des États-Unis contraste fortement avec l’idée qu’on s’en fait en Europe. N’auriez-vous pas dramatisé la situation ?

Edward Behr : Quand j’ai commencé mon livre, j’étais loin de penser que la bombe d’Oklahoma City et cette bombe judiciaire qu’est l’acquittement d’O.J. Simpson le rendraient quelque peu prémonitoire. Je n’imaginais pas non plus les vives réactions qu’il a suscitées : Philippe Tesson m’a traité de réactionnaire, alors que je suis tout de même plus à gauche que l’ancien directeur du Quotidien de Paris ; un universitaire américain a dit que j’étais un affabulateur, et Le Nouvel Observateur a pris sur plusieurs pages le contre-pied de mes thèses sur la « political correctness ». En fait, mon livre n’est pas consacré au « politiquement correct », que j’évoque cependant comme un exemple des dérives qui mettent en péril l’avenir et la réputation des Etats-Unis.

Royaliste : Alors, parlons-en !

Edward Behr : A l’origine, l’intention était de supprimer du langage écrit et parlé toute référence qui pourrait être interprétée comme raciste, sexiste, ou susceptible de provoquer, de manière directe ou indirecte, un harcèlement sexuel. Ce genre d’autocensure devient très facilement totalitaire, sans être efficace pour autant. Au contraire, les sentiments exacerbés par une censure s’enveniment encore plus. Les abus du « P.C. » sont apparus très vite, car on a tendance aux Etats-Unis à appliquer rigoureusement les règlements. Ainsi, dans le monde universitaire, des enseignants ont vu leur carrière brisée pour harcèlement sexuel sans autre preuve que l’accusation de l’étudiante concernée ; dans beaucoup d’universités, des comités d’étudiants et de professeurs exercent dans ce domaine une surveillance vigilante et pratiquent la délation. Le même phénomène sévit dans l’armée, où un office de la Marine a été récemment accusé de harcèlement sexuel et a comparu en cour martiale pour avoir envoyé quelques friandises à deux jeunes femmes qui étaient ses subordonnées qui avaient des problèmes personnels : la Cour a reconnu son innocence mais son avancement sera probablement retardé. Je pourrais citer des centaines d’exemples, notamment en ce qui concerne les accusations pour viol qui peuvent être provoquées par quelques paroles aimables ou par un simple regard.

Les féministes extrémistes diffusent toute une littérature qui renforce ces comportements et ces persécutions, à coup d’arguments qui révèlent un véritable fanatisme ; l’une d’entre elles va jusqu’à dénoncer le fantasme de viol dans la Neuvième symphonie de Beethoven ! Tout ceci n’encourage pas l’harmonie entre les hommes et les femmes : beaucoup d’Américains se réfugient dans la solitude, ou dans les préférences sexuelles minoritaires. Mais il faut bien voir que la « political correctness » est l’idéologie d’un groupe social libéral et aisé, qui manifeste son égocentrisme et un goût exagéré pour l’introspection, alors que l’Amérique fait face à des problèmes généraux qui sont beaucoup plus graves que ceux évoqués par les propagandistes du « P.C. ».

Royaliste : Lesquels ?

Edward Behr : La justice discriminatoire, les rapports détestables entre Blancs et Noirs, le gouffre alarmant entre le style de vie des nantis et la sous-classe des sans espoir, les immenses problèmes éducatifs… Un exemple parmi d’autres : alors que les professeurs des « public schools » savent que l’analphabétisme est sans doute le principal problème dans les quartiers difficiles, des instructions venant de Washington ont insisté sur la nécessité d’œuvrer dans un sens multiculturaliste – multiculturalisme très large puisque, à partir de huit ans, les petits New-Yorkais ont eu droit à des cours spéciaux sur l’importance des minorités sexuelles. Les aberrations de ce type sont légion. Il est tout de même étrange que les individus qui déploient une énergie colossale pour imposer les normes du « P.C. » (par exemple en épurant les bibliothèques des œuvres de Mark Twain et de John Steinbeck) soient parfaitement indifférents aux problèmes prioritaires que je viens d’énumérer.

Royaliste : Parlons de la justice…

Edward Behr : Dans vingt-trois États, des plaintes en justice basées sur des faits ayant trait à des souvenirs dus à la prétendue « mémoire récupérée » sont recevables pendant une période de trois ans, à dater des premiers aperçus des scènes incriminées. En d’autres termes, la prescription est à peu près nulle, qu’il s’agisse d’un viol, d’un abus sexuel, ou de quelque autre crime.

Royaliste : Mais qu’est-ce que cette « mémoire récupérée ? »

Edward Behr : Ce sont des souvenirs qui « reviennent » par divers moyens et par diverses techniques (songe, hypnose, etc.) et qui peuvent remonter vingt ou trente ans en arrière. Dans mon livre, je cite le cas d’une femme de 33 ans qui, sous hypnose, prétendait avoir vu son père commettre un assassinat alors qu’elle avait sept ans : sur la base de ce seul témoignage, son père a été condamné à 25 ans de prison ; son procès est aujourd’hui en révision mais il est toujours derrière les barreaux.

Un autre cas célèbre est celui d’un directeur d’école de Caroline du Nord, victime d’une mère de famille qui a monté contre lui une cabale aboutissant à son arrestation pour abus sexuel sur de très jeunes enfants de l’école. Interrogés sans relâche pendant près de neuf mois, parfois quotidiennement, par des policiers, des psychologues et par leurs parents, ces enfants finissent par avoir des insomnies et des crises de larmes : on y voit la preuve du crime, sans prendre garde au fait qu’ils se comportaient normalement avant d’être interrogés. Pour en finir avec les interrogatoires, les enfants répondent oui à toutes les questions posées et impliquent le directeur de l’école, mais aussi sa femme et une vingtaine d’habitants de la ville. Alors que les enfants expliquent que les sévices avaient eu lieu à bord de vaisseaux spatiaux, le jury condamne l’accusé à la prison à vie… Au contraire, d’autres accusés sur lesquels pesaient de lourds soupçons, comme O.J. Simpson, ont échappé à la prison parce qu’ils avaient les moyens de s’offrir d’excellents avocats.

Royaliste : Qu’en est-il des relations entre Blancs et Noirs ?

Edward Behr : C’est le problème le plus grave. Entre Blancs et Noirs, il y a un gouffre qui ne cesse de grandir ; il ne sépare pas seulement les Blancs et le sous-prolétariat noir, mais aussi les Blancs et le nouvelle bourgeoisie noire qui vit dans la rage parce qu’elle est exclue du véritable pouvoir – que ce soit dans les cabinets d’avocat ou dans les entreprises… Ces Noirs qui ont réussi estiment servir d’alibi à « l’action affirmative » et pensent qu’ils jouent le rôle de figurants. Par ailleurs, c’est au sein de la communauté noire que la structure familiale est la plus instable, quand elle n’a pas complètement disparu : en 1963, un quart des mariages noirs se terminaient par un divorce, nous en sommes maintenant aux deux tiers ; il y avait 24 % d’enfants noirs naturels en 1963 et maintenant 70 %. En 1990, la mortalité blanche par homicide était de 9 pour 100 000 habitants, alors qu’elle était plus de huit fois supérieure pour les Noirs. Et le taux de mortalité par arme à feu chez les jeunes est dix fois supérieur chez les Noirs que chez les Blancs.

Royaliste : Comment se fait-il que beaucoup d’Américains ne parviennent pas à mesurer la gravité de cette situation ?

Edward Behr : Je crois avoir trouvé l’explication en étudiant la prohibition aux Etats-Unis, et les campagnes qui ont commencé dès 1810 en faveur de l’interdiction de la vente de l’alcool, mais qui se sont atténuées à partir de 1850 pour reprendre beaucoup plus tard. Le premier mouvement prohibitionniste s’essouffle parce que l’Amérique découvre qu’elle a d’autres problèmes – l’esclavagisme, les droits des États – qui conduiront à la guerre de Sécession. Aujourd’hui, nous assistons à un même déplacement des problèmes, mais en sens contraire. La chute du mur de Berlin a eu pour effet de mettre sur le devant de la scène des problèmes mineurs comme la « political correctness » parce que la menace communiste a disparu.

Il faut ajouter qu’aux États-Unis les préoccupations politiques n’ont jamais eu la même importance qu’en Europe – alors que les problèmes moraux mobilisent fortement les Américains. Tel était le cas lors de la première campagne contre l’alcool : les prohibitionnistes pensaient que le simple fait de supprimer l’alcool transformerait l’Amérique en paradis terrestre à jamais débarrassé du chômage, des taudis, du crime. On sait ce qu’il en advint.

Royaliste : Quelles conclusions en tirez-vous quant à l’avenir de l’Amérique ?

Edward Behr : J’en retiens que l’Amérique a toujours préféré des solutions simples et radicales aux solutions plus intellectuelles et compliquées : les mesures prises par la nouvelle majorité conservatrice du Congrès en sont la preuve, qu’il s’agisse de la répression de la criminalité ou des mesures d’économies dans le domaine social.

Ainsi, la nouvelle loi des « trois coups manqués » pré voit que si vous avez été condamné deux fois pour actes violents (ce qui comprend les petits larcins) vous pouvez être condamné à 25 ans de prison comme ce jeune Noir dont le troisième acte violent était le vol d’une part de pizza : ces cas sont en train de se multiplier. Or ces mesures frappent essentiellement les Noirs qui forment déjà la majorité de la population pénitentiaire : un tiers des Noirs entre 18 et 40 ans ont été en prison, sont incarcérés ou inculpés. Dans dix ans, le nombre aura doublé.

Bien entendu, cette situation tient à des conditions sociales déplorables, qui incitent à l’usage de drogues et qui engendrent la délinquance. Les coupes dans les programmes sociaux ne feront qu’aggraver les choses – d’autant plus que le niveau scolaire baisse à une vitesse angoissante. Autant de symptômes que j’analyse de manière détaillée dans mon livre et qui me font craindre que les États-Unis, première puissance mondiale, ne soient entrés dans une spirale de déclin.

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Propos recueillis aux Mercredis de la NAR par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 655 de « Royaliste » – 25 décembre 1995.

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