Engagé dans l’action révolutionnaire de notre siècle, Victor Serge est un grand écrivain de langue française, d’une lucidité exemplaire.
Pourquoi lui rendre hommage dans un journal qui exprime une tradition politique opposée à la sienne ? Parce que Victor Serge s’est engagé dans le mouvement libertaire avant 1914 puis dans la révolution bolchevique par souci de justice et de liberté. Parce qu’il sut, tout au long de sa vie, rester d’une lucidité exemplaire sur ses engagements, et rompre quand il le fallait tout en restant fidèle à lui-même au prix de persécutions qui n’ont pas cessé jusqu’à la fin de sa vie. Parce qu’il demeure un témoin passionnant de l’histoire du mouvement ouvrier, un de ceux qui nous permettent de la revivre et de la comprendre dans son ambition, dans ses errements et dans ses tragédies. Parce que ses mémoires, ses romans et ses articles – y compris ceux de l’austère revue de l’Internationale communiste (1) – révèlent un remarquable écrivain.
Malgré ces qualités éminentes, Victor Serge demeure un réprouvé. Les anarchistes lui reprochent d’avoir rejoint Lénine et Trotski, les représentants officiels du communisme ne lui pardonnent pas son opposition à Staline, ne parlons pas des socialistes qui ont d’autres soucis en tête… Non, décidément Victor Serge n’est pas à la mode – d’ailleurs, l’a-t-il jamais été ? Mais il finira bien par sortir du purgatoire littéraire et, pour hâter sa redécouverte, il importe d’en parler.
Que lire de celui qui naquit à Bruxelles sous le nom de Victor Lvovitch Kibaltchitch qui indiquant son ascendance russe ? Avant tout les « Mémoires d’un révolutionnaire » peut-être encore disponibles chez l’éditeur (2). D’abord anarchiste, tendance individualiste, Victor Serge donne une description fidèle et colorée des combats libertaires dans le Paris de la prétendue Belle Epoque jusqu’à ce qu’il soit lui-même injustement soupçonné d’être mêlé à la Bande à Bonnot et condamné, sans preuves, à plusieurs années de prison. La Révolution de 1917 le fait revenir dans sa patrie d’origine où il connaîtra les années de guerre civile, puis l’étouffement bureaucratique de l’espérance révolutionnaire et la dictature montante. Contre les staliniens, il sera dans l’opposition de gauche aux côtés de Trotski, arrêté pour ce « crime », déporté, puis libéré grâce à l’intervention de quelques intellectuels, dont André Gide. Revenu en France, toujours pourchassé par la police secrète de Staline, il devra se réfugier en 1940 au Mexique qui sera sa dernière terre d’asile et d’exil.
Ceux qui, à gauche, ont connu Victor Serge avant la guerre ne pouvaient rien ignorer de ce qui se passait en Union soviétique : ni la révolution trahie, ni le système de terreur, ni la bêtise bureaucratique, ni la persécution des plus purs dont beaucoup choisirent de se suicider. Sans recourir aux clichés habituels, sans le moindre usage de la langue de bois marxiste, Victor Serge raconte et analyse cette immense tragédie et fait revivre, en excellent portraitiste, les grandes figures qui l’ont marquée.
Et certains osent prétendre qu’ils ne savaient pas avant Soljenitsyne, ou avant le grand effondrement de 1789 ? Pourtant, bien avant que Koestler publie «Le zéro et l’infini », Serge avait écrit « S’il est minuit dans le siècle » (chez Bernard Grasset en 1939) où se trouve décrit et dénoncé ce qu’on appellera plus tard le Goulag (3). Et bien avant les « révélations » des années soixante-dix, il avait dévoilé, dans « L’affaire Toulaev » (4), les mécanismes de la terreur stalinienne. Victor Serge, toujours lucide et passionné, aussi attentif aux êtres qu’aux convulsions de l’histoire – tel que le révèlent une dernière fois ses carnets (5). De livre en livre, malgré la distance créée par les idées et les engagements, il vous deviendra fraternel.
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(1) Cf. ses Notes d’Allemagne (1923), La Brèche, 1990. Préface de Pierre Broué.
(2) Ed. du Seuil, 1965.
(3) Réédité en Livre de Poche, 1976.
(4) Réédité en Livre de Poche, 1978.
(5) Carnets, préfacés par Régis Debray, Actes Sud, 1985.
Article publié dans le numéro 548 de « Royaliste – 1990.
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