Natif d’Odessa, Isaac Babel (1894-1940) porte sur les événements qui bouleversent la vieille Russie un regard singulier et révèle dès ses premiers livres un talent exceptionnel. Intellectuel reconnu, il est le témoin et l’acteur de la construction de l’Union soviétique – un témoin qui déplaisait à Staline.
Au nom de Babel est immédiatement associé Cavalerie rouge (1), le livre qui l’a fait connaître et admirer en Russie puis dans toute l’Europe sans que l’on puisse imaginer que ces récits seront, vingt ans plus tard, la cause de son exécution, dans une cave de la Loubianka.
Juif d’Odessa, interdit d’Université par le numerus clausus antisémite, Isaac Babel étudie la finance et le commerce à Kiev, commence à publier en 1913 et rencontre Maxime Gorki trois ans plus tard. Le grand écrivain révolutionnaire apprécie et encourage le jeune homme, qu’il protégera jusqu’à la fin de sa vie. La guerre projette Isaac sur le front roumain en 1917 puis dans le chaos russe. Revenu à Kiev, il voit la ville bombardée par les Blancs, défendue par le nationaliste ukrainien Simon Petlioura, prise par les Bolcheviks… s’installe à Petrograd en 1918 où il travaille pour la Tcheka puis retourne à Odessa dont les Blancs sont chassés en 1920. Il relate ces événements dans ses chroniques (2) puis rejoint le front russo-polonais comme correspondant de guerre et propagandiste.
Entre l’armée de l’Aigle blanc que commande Pilsudski et l’Armée rouge, la guerre fait rage depuis le printemps 1919. Il n’est pas inutile de se souvenir, aujourd’hui, que l’armée polonaise alliée à celle de Petlioura s’empare de Kiev le 7 mai 1920. L’Armée rouge les chasse de la ville le 5 juin et poursuit son offensive en direction de Varsovie. Au cours de cette équipée, la Première armée de cavalerie de Boudionny joue un rôle majeur et ce sont les combats de juillet et d’août que Babel évoque dans le journal Le Cavalier rouge puis dans Cavalerie rouge. Guerre sale : les soldats polonais commettent pogroms sur pogroms mais les cosaques ralliés aux Rouges ne sont pas en reste. On pille, on viole, on s’entretue… Babel écrit : « L’enfer. C’est horrible, la façon dont nous apportons la liberté. »
Dans l’excellente biographie (3) qu’il a consacrée à Isaac Babel, Adrien Le Bihan dit que l’auteur de Cavalerie rouge « se concentre moins sur les exploits guerriers et la conscience de classe que sur des épisodes pittoresques de l’arrière, des incartades sauvages de partisans, c’est-à-dire de soldats encore indisciplinés. Il sème d’hyperboles et d’images ornementales une synthèse bien à lui de romantisme et de naturalisme, de physiologie et d’érotisme, frôlant la pathologie ». L’ouvrage paraît en 1926 et il aura bientôt un retentissement international mais il déplait à Staline qui veut effacer de la littérature et de l’histoire une faute grave qu’il a commise : désobéissant aux ordres de Trotski, il a envoyé Boudionny assiéger Lvov alors que Pilsudski est en train de mener une contre-attaque victorieuse devant Varsovie. C’est Boudionny qui mène la polémique contre Babel mais Staline reste aux aguets…
La vie de la jeune gloire des lettres soviétiques est compliquée – il a deux familles, l’une à Paris, l’autre à Moscou – mais il bénéficie du confort et des privilèges réservés aux membres de l’Union des écrivains. Babel peut venir en France et y rencontrer les intellectuels français, il effectue des reportages sur les merveilles de la construction du socialisme sans voir les prisonniers qui creusent le canal de la Mer blanche et la grande famine qui frappe l’Ukraine comme tant d’autres régions soviétiques. Certes, il y a les tracas et les oukases de la censure, la répression s’abat sur les opposants à Staline mais Babel participe en 1934 au Premier congrès des écrivains soviétiques, reçoit Gide et Malraux à Moscou. Il a le tort de fréquenter Boukharine et Kamenev qui sont dans le collimateur du tyran. Lorsque l’assassinat de Kirov intensifie la répression, Babel qui est toujours sous la protection de Gorki, chante pieusement les louanges de Staline et accable les prétendus conjurés trotskystes. Mais Gorki meurt en juin 1936, probablement assassiné sur ordre de Staline, et Babel sait désormais que sa vie est menacée. Pendant la Grande Terreur (1937-1938), il fréquente la demeure de Iéjov, le « Marat soviétique » qui est encore le chef du NKVD et peut se croire protégé. Mais Iéjov est éliminé et l’étau se resserre. Staline n’a pas oublié Cavalerie rouge : le 15 mai 1939, Babel est arrêté par des agents du NKVD et conduit dans une cellule de la Loubianka. Il avoue toutes les inventions de ses tortionnaires, au vu desquelles un tribunal le condamne à mort pour avoir été « membre d’un groupe antisoviétique trotskyste », « agent des services secrets français et autrichiens », « lié à la femme de l’ennemi du peuple Iéjov » et « entraîné dans un groupe de conspirateurs terroristes ». Il fut exécuté le 27 janvier 1940 d’une balle dans la nuque.
Trop dilettante pour être un vrai bolchevik, trop artiste pour être un vrai stalinien, témoin trop précis d’un passé qu’il fallait réviser, Isaac Babel a vu quelques uns des enfers de son siècle avec une fascination trouble et de tristes complaisances. Il resta cependant fidèle à lui-même dans son amour pour la Russie et dans sa judéité. Ses Contes d’Odessa (4) sont une merveille, savoureuse et truculente. Il y a des bandits, des filles et des ivrognes, il y a Rouvim Tartakovski, Lioubka le Cosaque, Madame Kaploun et cette nuit chaude où « Katioucha, la consciencieuse Katioucha continuait à embraser pour Bénia Krik son paradis aux mille couleurs, son paradis russe et vermeil »…
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(1) Isaac Babel, Cavalerie rouge, suivi de Journal de 1920, Actes Sud, 1997.
(2) Isaac Babel, Chroniques de l’an 18, Actes Sud, 1996 et le Journal de 1920 précité
(3) Adrien Le Bihan, Isaac Babel, L’écrivain condamné par Staline, Perrin, 2014.
(4) Isaac Babel, Contes d’Odessa, Folio bilingue, 2013. Ses Œuvres complètes ont été publiées aux éditions Le bruit du temps en 2011.
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