Entretien avec Roland Castro : Civilisation urbaine ou barbarie

Oct 31, 1994 | Entretien, Res Publica

 

Architecte, professeur à Paris-La Villette, ancien délégué à la Rénovation des banlieues, Roland Castro est à la fois un bâtisseur (il vient d’achever le remodelage du Quai de Rohan à Lorient) et un citoyen passionné par la pensée sur la ville et par la politique de la ville.Il présente ici les thèmes d’un livre récemment publié.

Royaliste : En quoi la ville est-elle l’enjeu de notre civilisation ?

Roland Castro : Le titre de mon livre fait référence au groupe Socialisme ou barbarie de Claude Lefort et Cornélius Castoriadis, qui s’opposait directement au stalinisme et qui avait remarquablement anticipé l’effondrement du système soviétique. Pour ma part, j’ai voulu souligner que les plus graves questions sociales que nous avons à affronter aujourd’hui sont concentrées dans la question urbaine.

En gros, le jeu de la lutte des classes et les contrats qui ont suivi, mais aussi le mouvement de Mai 1968, ont permis à la classe ouvrière de conquérir un espace réellement démocratique. Ainsi, on constate que l’entreprise est traversée par des conflits mais ne constitue plus un lieu central de conflits : alors que l’entreprise des années soixante est un système d’exploitation de travailleurs qui connaissent sur les chaînes de très dures conditions de travail, une certaine sociabilité a été inventée dans l’entreprise alors que les conditions de vie dans les villes se sont considérablement dégradées.

Royaliste : Quelles sont les raisons de cette dégradation ?

Roland Castro : C’est la question que beaucoup me posent, et à laquelle j’ai tenté de répondre dans mon livre. Je réponds à la fois comme architecte et comme citoyen, en interrogeant le visible et la pensée, le topos et le logos. Cela paraît prétentieux, mais cela correspond à une expérience que chacun peut faire en se promenant dans les rues : ce qui est bâti (le visible) dit quelque chose, exprime une pensée (le logos) qu’il est plus ou moins facile de comprendre.

Par exemple, il y a une architecture qui exprime très directement une pensée politique : la marque des régimes totalitaires s se retrouve dans le tracé des avenues et dans les bâtiments publics, avec des différences notables entre le nazisme et le stalinisme. Je pense notamment au sublime métro de Moscou, qui a été construit pour le peuple ; on voit aussi dans les villes soviétiques la marque de petits bourgeois qui ont fait la révolution et qui s’installent. Au contraire, dans le stade de Speer â Berlin, on sent que l’homme n’est plus rien.

Les mêmes relations entre la pensée et le visible existent bien entendu dans l’architecture religieuse. J’ai personnellement éprouvé un effroi absolu à Lisieux : on voit dans cette basilique qu’il n’y a aucun message divin, mais seulement la puissance. Au contraire, j’aime la sensualité des églises baroques. Enfin, je n’ai pas besoin de dire à des royalistes que les rois de France s’y entendaient en architecture et savaient remarquablement inscrire leur pensée dans le visible.

Royaliste : Que pensez-vous des choix architecturaux de François Mitterrand ?

Roland Castro : Il y a plusieurs périodes. D’abord celle de l’Union de la gauche qui est représentée par le nouveau ministère des Finances : c’est un bâtiment qui n’est pas mal, mais il y a un côté nationalisations, Politburo, et aussi un respect exagéré pour le Pouvoir qui est manifeste. Et puis il y Mitterrand dans ce qu’il a de quintessentiel : lui-même revendique la sphère du jardin de la Villette, la Pyramide du Louvre, que je trouve très belle, la Grande Arche, qui est transhistorique. C’est le côté régalien de François Mitterrand, qui restera. Mais il y a aussi la modernité clinquante qui porte la marque de Jack Lang et qui est représentée par le jardin de fer de la Villette – jardin « branché », avec ce que le mot a d’ignoble, d’antidémocratique, un jardin dur, qui sent la coke… Et puis il y a le dernier bâtiment qui sera inauguré par le chef de l’État, la Très Grande Bibliothèque, qui sera … rien ! On a produit un escalier gigantesque auprès duquel l’escalier des cent marches de Versailles fait escalier de secours.

Royaliste : Et les autres bâtiments publics ?

Roland Castro : Sous la gauche, le mot formation a remplacé l’éducation et l’instruction. Vous savez que la vocation de l’école n’est pas d’apprendre un métier, mais de faire des citoyens, d’ouvrir des êtres au monde, à la pensée. Or cette idée de formation est devenue hégémonique et les architectes se sont mis à faire des lycées qui correspondent à cette évolution désastreuse : ces bâtiments ne sont d’ailleurs pas laids, mais ils expriment la domination du signe par rapport au sens. Regardez les bâtiments publics de la IIIe République, on voit que la fonction publique est prise au sérieux : il y a une frontière, il y a un dedans, un dehors ; il y a des cours, des alignements ; il y a de la méditation et de l’épaisseur. Aujourd’hui, la société du spectacle existe aussi dans l’architecture.

Royaliste :  Que signifient les barres et les tours des banlieues ?

Roland Castro : Je veux d’abord souligner qu’après la Première Guerre mondiale on savait construire en fonction d’un développement urbain rapide : à Chatenay-Malabry par exemple, on a construit une remarquable cité-jardin qui respecte la dignité de l’homme et qui reste agréable à vivre aujourd’hui ; de même les cités-jardins autrichiennes. La rupture s’est produite dans les années trente sur le plan intellectuel et, à partir des années cinquante, on s’est mis à fabriquer les ensembles de bâtiments que vous connaissez. Mais il faut remarquer qu’ils ont été construits dans un consensus général et que les gens y sont rentrés en chantant. Il a fallu du temps pour qu’on les voie ! Et on les voit quand on vérifie que tous ceux qui étaient venus y habiter en sont partis, et qu’ils ont été remplacés par une population qui n’avait pas le choix !

Royaliste : Pourquoi cet aveuglement ?

Roland Castro : Ces grands ensembles étaient des lieux tellement idéaux qu’on n’avait pas besoin de les voir. Ils reflétaient une vision parfaitement égalitaire : à chacun sa salle de bain, sa baie vitrée donnant sur des espaces verts traversés par de larges voies qui sont le contraire de la « rue-corridor ». Aucun intellectuel n’a protesté, et d’ailleurs cet urbanisme n’était pas « apartidaire » à l’origine : il y avait des instituteurs, des ouvriers, qui avaient le sentiment de s’installer dans le même village, où tout le monde pourrait se rencontrer facilement.

Hélas, on n’a pas compris que la ville n’est pas un lieu de rencontre, selon le lieu commun, mais au contraire un endroit où l’on peut être seul. Les gens ont quitté les villages parce qu’il y avait trop de contrôle social, parce qu’on ne peut jamais y échapper au regard des autres, parce que les différences et les déviances mêmes légères sont très difficiles à vivre dans une communauté close. La ville, c’est la liberté, c’est le lieu de la vie. Or les grands ensembles ne sont ni des villes ni des villages mais cumulent tous les inconvénients : on est sous le regard de l’autre, mais en même temps on se sent très seul. Contrairement à ce qu’on a cru, l’entassement n’est pas synonyme d’étouffement : on a plus de plaisir à parcourir les rues de centre de Paris, où l’habitat est très dense, que le quartier Italie où la densité est deux fois moins forte. Bien sûr, les facteurs, les agents du fisc et les militants politiques préfèrent les grands ensembles avec des boîtes aux lettres bien alignées et des logements facilement repérables, aux petites rues, aux passages et aux cours où les gens sont difficiles à situer et à trouver.

Royaliste : Vous incriminez Le Corbusier et sa postérité…

Roland Castro : Au moment où les idéologies totalitaires fabriquent des habitants idéaux – grands aryens blonds, prolétaires musclés – Le Corbusier vient à la suite des avant-gardes culturelles des années vingt, et fabrique lui aussi un habitant idéal, destiné à vivre dans une cité idéale. Sa pensée passe pour géniale, et de fait nul ne saurait s’élever contre ses mots d’ordre : de l’air, du soleil, de la lumière pour tous (mais il a oublié l’ombre, au sens strict). Encore plus fort, il a inventé les « quatre établissements humains », qui séparent les lieux de travail, les lieux de loisirs, les zones d’habitat et les axes de circulation : on ne fait pas seulement des barres et des tours, on couvre les rivières pour faire des voies rapides… Tout cela est rationnel, mais invivable.

Cela dit, Le Corbusier est un artiste formidable : n’oublions pas qu’il fait l’église de Ronchamps, n’oublions pas non plus que les cités qu’il a lui-même construites valent beaucoup mieux que les bâtiments fabriqués par les épigones. Mais Le Corbusier est aussi un redoutable simplificateur, et c’est cette pensée simplificatrice, ultra-rationaliste qui a gagné le monde entier après la Seconde Guerre mondiale : elle s’inscrivait dans le schéma totalitaire des régimes communistes, et répondit à l’aspiration rationaliste de la technocratie.

Royaliste : Comment assumer la catastrophe urbaine ?

Roland Castro : Il ne suffit pas d’abattre des bâtiments aux Minguettes. Il faut un immense effort, qui met en jeu la citoyenneté. Après la Déclaration des Droits de l’homme de 1789, qui est l’élément fondateur de l’égalité, après l’invention de l’école publique, qui a donné à notre démocratie un fondement stable, il faut poser un nouveau fondement à l’égalité – cette fois pour la civilisation urbaine. Chacun doit comprendre que la banlieue telle qu’elle est conçue et telle qu’elle est aujourd’hui vécue provoque la destruction de la citoyenneté (il suffit de regarder les taux d’abstention pour s’en apercevoir), de même que le discours sur la formation détruit l’école publique et le souci d’instruction qui la fonde. Nous avons à refonder la démocratie et la République, pas seulement en France mais dans le monde entier. La tâche est immense, mais elle est tout à fait possible, concrètement, comme j’en fais l’expérience dans les quartiers dont je m’occupe – à Lorient par exemple – avec la population et avec la municipalité qu’elle a élue. Ce n’est qu’un commencement…

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 629 de « Royaliste » – 31 octobre 1994.

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