Le 12 mars, dans le Journal du dimanche, Éric Ciotti déclarait ceci : ”Je voterai la réforme des retraites parce que je suis gaulliste. Et le gaullisme, contre vents et marées, c’est le soin d’une seule exigence : l’intérêt supérieur de la nation. Aujourd’hui, celui-ci nous commande de voter cette réforme”.
Le président du parti abusivement dénommé Les Républicains est un homme de son temps : il brandit les mots comme des fétiches dénués de sens, croyant qu’un peuple de naïfs le prendra au sérieux. Victime comme tant d’autres politiciens du mirage de la communication, Éric Ciotti s’abuse sans abuser les spectateurs de ses tours de malice. Il oublie que les Français forment un peuple passionné par son histoire, toujours présente dans les démonstrations de force qu’il organise contre les “réformes” qu’on veut lui imposer.
Dans les manifestations actuelles contre la retraite à 64 ans, comme dans celles de 2019 et de 2010, nous avons tous en tête les déclarations de Denis Kessler à Challenges (1) le 7 octobre 2007 : “Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance !”. Tel est bien le projet qui s’exprimait déjà dans le plan Juppé de 1995 et qui a été repris par les réformes ultérieures du système des retraites, par le projet de Contrat Première Embauche en 2006, par la loi El Khomri en 2016, par les ordonnances Macron en 2017, par la réforme de l’assurance-chômage en décembre 2022. Chaque fois, c’est une réduction de la protection sociale qui était visée, et trop souvent imposée. Nous savons que, dans le même temps, les équipes de droite et de gauche se sont ingéniées à dynamiter la Constitution de la Ve République par l’adoption du quinquennat et à ruiner notre Constitution administrative par l’introduction des méthodes du privé dans l’organisation de l’Etat.
L’œuvre de la Libération, qui participait d’un vaste mouvement international explicité par la Déclaration de Philadelphie (2), s’est accomplie selon une ambition qui renouait avec l’histoire ancienne, médiévale et moderne de la démocratie : faire prévaloir la justice sociale, imposer le bien-être collectif comme objectif de la politique économique, conduite par un gouvernement disposant des moyens d’action offerts par la planification et la nationalisation des secteurs-clés. La démocratie politique reconquise par les armes s’accompagnait d’une esquisse de démocratie sociale puisque la Sécurité sociale fondée par Alexandre Parodi et Pierre Laroque instituait le principe de l’élection des conseils d’administration des différentes caisses et la gestion paritaire de celles-ci.
L’œuvre de la Libération était révolutionnaire, selon les mots du général de Gaulle proclamant le 1er avril 1942 : ”C’est une révolution, la plus grande de son Histoire, que la France trahie par son élite dirigeante et ses privilégiés, a commencé d’accomplir”. Il n’y a pas de gaullisme hors de la fidélité à cette révolution, poursuivie jusqu’en 1969 par le projet de participation à la gestion des entreprises. Depuis sa première élection en juin 2007, le député de la première circonscription des Alpes-Maritimes a approuvé, par ses votes, toutes les entreprises de la contre-révolution néo-libérale menées par l’élite dirigeante et les privilégiés que le général de Gaulle condamnait.
Éric Ciotti fut aux ordres, avant de devenir donneur d’ordres, toujours pour le compte de ceux qui, à Paris, à Bruxelles, à Francfort, assurent et garantissent le partage férocement inégal des richesses. Il est normal que le président des Républicains refuse de censurer le gouvernement Borne puisqu’ils servent les mêmes intérêts de classe. Mais couvrir cette soumission d’une référence au gaullisme et à l’intérêt national dont l’oligarchie n’a cure, c’est insulter l’histoire et ceux qui s’en réclament pour prolonger la révolution que le général de Gaulle et les véritables gaullistes avaient commencé d’accomplir.
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(1) Voici le texte complet :
Le modèle social français est le pur produit du Conseil national de la Résistance. Un compromis entre gaullistes et communistes. Il est grand temps de le réformer, et le gouvernement s’y emploie.
Les annonces successives des différentes réformes par le gouvernement peuvent donner une impression de patchwork, tant elles paraissent variées, d’importance inégale, et de portées diverses : statut de la fonction publique, régimes spéciaux de retraite, refonte de la Sécurité sociale, paritarisme…
A y regarder de plus près, on constate qu’il y a une profonde unité à ce programme ambitieux. La liste des réformes ? C’est simple, prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception. Elle est là. Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance !
A l’époque se forge un pacte politique entre les gaullistes et les communistes. Ce programme est un compromis qui a permis aux premiers que la France ne devienne pas une démocratie populaire, et aux seconds d’obtenir des avancées – toujours qualifiées d’«historiques» – et de cristalliser dans des codes ou des statuts des positions politiques acquises.
Ce compromis, forgé à une période très chaude et particulière de notre histoire contemporaine (où les chars russes étaient à deux étapes du Tour de France, comme aurait dit le Général), se traduit par la création des caisses de Sécurité sociale, le statut de la fonction publique, l’importance du secteur public productif et la consécration des grandes entreprises françaises qui viennent d’être nationalisées, le conventionnement du marché du travail, la représentativité syndicale, les régimes complémentaires de retraite, etc.
Cette « architecture » singulière a tenu tant bien que mal pendant plus d’un demi-siècle. Elle a même été renforcée en 1981, à contresens de l’histoire, par le programme commun. Pourtant, elle est à l’évidence complètement dépassée, inefficace, datée. Elle ne permet plus à notre pays de s’adapter aux nouvelles exigences économiques, sociales, internationales. Elle se traduit par un décrochage de notre nation par rapport à pratiquement tous ses partenaires.
Le problème de notre pays est qu’il sanctifie ses institutions, qu’il leur donne une vocation éternelle, qu’il les « tabouise » en quelque sorte. Si bien que lorsqu’elles existent, quiconque essaie de les réformer apparaît comme animé d’une intention diabolique. Et nombreux sont ceux qui s’érigent en gardien des temples sacrés, qui en tirent leur légitimité et leur position économique, sociale et politique. Et ceux qui s’attaquent à ces institutions d’après-guerre apparaissent sacrilèges.
Il aura fallu attendre la chute du mur de Berlin, la quasi-disparition du parti communiste, la relégation de la CGT dans quelques places fortes, l’essoufflement asthmatique du Parti socialiste comme conditions nécessaires pour que l’on puisse envisager l’aggiornamento qui s’annonce. Mais cela ne suffisait pas. Il fallait aussi que le débat interne au sein du monde gaulliste soit tranché, et que ceux qui croyaient pouvoir continuer à rafistoler sans cesse un modèle usé, devenu inadapté, laissent place à une nouvelle génération d’entrepreneurs politiques et sociaux. Désavouer les pères fondateurs n’est pas un problème qu’en psychanalyse.
Denis Kessler
(2) Alain Supiot, L’esprit de Philadelphie, La justice sociale face au marché total, Le Seuil, 2010 et ma présentation du livre sur ce blog.
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