Fruit de longues et minutieuses recherches, le récent ouvrage de Paul Preston, historien britannique spécialiste de l’Espagne contemporaine, restitue les luttes impitoyables qui ont déchiré l’Espagne avant et pendant la Seconde Guerre mondiale et qui éclairent encore l’actualité.

Les faits rapportés attestent que toute cette histoire fut d’une presque parfaite cruauté – rares furent ceux qui plaidèrent la clémence – dans tous les camps et d’un bout à l’autre de cette tragédie. Massacres de masse, tortures, viols, pillages se succèdent, s’accumulent, se répondent. Vieilles logiques de la vengeance, méthodiques ou sauvages qui portent à l’extrême les luttes politiques et sociales.

Pour les contemporains comme pour les générations de l’après-guerre, la guerre civile espagnole a été vue comme un pur affrontement entre la Droite et la Gauche, entre la Réaction et les Rouges, entre la sainte Croisade nationaliste et catholique et les Républicains francs-maçons, socialistes, communistes, athées, entre le Bien et le Mal selon les définitions franquistes ou républicaines. Lorsqu’on regarde la carte des opérations militaires, la fracture entre deux Espagne est évidente. Mais Paul Preston fait aussi apparaître, dans leurs détails sanglants, les conflits qui font rage à l’intérieur des deux camps.

La Croisade nationaliste, soutenue par le Vatican, ravage le Pays Basque et les chefs, leurs troupes et leurs prêtres sont aussi impitoyables pour les ouvriers que pour les prêtres et notables catholiques dès lors qu’ils sont séparatistes ou soupçonnés de l’être. De même en Catalogne, où les catholiques rejoignent les anarchistes dans les fosses communes dès lors qu’ils sont accusés de vouloir l’indépendance. La fin du franquisme n’a pas effacé le souvenir de ces répressions systématiques à Bilbao et à Barcelone…

Le camp républicain connaît aussi des luttes sanglantes : affrontements entre anarchistes et républicains à Barcelone en 1937, conflits entre le gouvernement républicain et les anarchistes dans Madrid assiégée, liquidation physique des trotskistes ou supposés tels et élimination du POUM (Parti Ouvrier d’Unification Marxiste) sur ordre de Staline. La guerre civile n’est jamais un règlement de comptes en vase clos : les puissances étrangères viennent toujours se mêler à la querelle, dans le souci de leurs propres intérêts. La guerre civile espagnole n’en conserve pas moins ses traits spécifiques.

Le soulèvement militaire du 18 juillet 1936 n’est pas un simple putsch. Il est précédé à droite d’un intense travail idéologique qui répond aux idéologies adverses. Les thématiques socialistes, communistes et libertaires sont bien connues. On découvre dans l’ouvrage de Paul Preston les penseurs de l’autre camp :  l’influence majeure de Juan Tusquets Terrats, un prêtre catalan obsédé par les sociétés secrètes et qui diffuse l’anti-maçonnisme et l’antisémitisme en s’appuyant sur les Protocoles des sages de Sion ; le rôle d’Onésimo Redondo, l’un des fondateurs du fascisme espagnol, et de Gil Roblès, chef de la Confédération espagnole des droites autonomes (CEDA), qui théorisent la « reconquête » de l’Espagne selon une vision explicitement raciste. La montée aux extrêmes de la droite est aussi spectaculaire que celle qui durcit le camp adverse.

Ces extrémismes idéologiques se développent sur le terreau des luttes sociales, qui sont d’une intensité inouïe dans les années qui précèdent la guerre civile. Les propriétaires terriens exploitent et affament les travailleurs agricoles tandis que la Garde civile et les phalangistes répriment par les armes les mouvements de protestation. La révolte ouvrière dans les Asturies, en octobre 1934, est brisée par l’armée qui applique les méthodes de terreur expérimentées pour mater les Marocains. La peur et la haine qui s’intensifient à droite et à gauche créent des camps irréconciliables et la victoire du Frente popular en 1936 provoque l’explosion de la poudrière.

Dans les guerres civiles, on est tour à tour victime et bourreau. Au fil des huit cents pages du livre de Paul Preston, l’imagerie de la guerre civile, telle qu’on l’a cultivée dans les deux camps, est effacée par le catalogue des horreurs. A Madrid, le communiste Santiago Carrillo est directement mêlé aux grands massacres de prisonniers franquistes ou simplement suspects. En Catalogne, l’hystérie antireligieuse des anarchistes de la FAI-CNT engendre d’abominables massacres d’évêques, de prêtres, de religieuses – et de fructueux pillages. Ailleurs, les milices anarchistes procèdent à des liquidations de détenus et massacrent des colonnes de prisonniers.

Inspiré par l’idéologie raciste qui imprègne les droites espagnoles, appuyé par les carlistes et par la Phalange, suivi par des officiers qui se sont fait la main au Maroc et qui mettent les troupes maures au service de la « Croisade », le général Franco mène une guerre d’extermination méthodique contre tous ceux qu’il considère comme des ennemis de l’Espagne – c’est-à-dire tous ceux qui se sont opposés à l’armée avant et après 1936. Dans les villes et les régions conquises, les franquistes éliminent les socialistes, les communistes, les syndicalistes, les républicains et « purifient » les prisons, les campagnes, les quartiers ouvriers. Avec le concours de la Gestapo, le nettoyage politique et social se poursuivra jusqu’en 1945. C’est seulement avec le roi Juan Carlos qu’une politique de réconciliation nationale sera mise en œuvre, sans que le souvenir des années de terreur puisse être chassé des mémoires.

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(1) Paul Preston, Une guerre d’extermination, Espagne 1936-1945, Belin, 2016.

 

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