Professeur émérite d’histoire contemporaine, auteur d’ouvrages de référence sur les relations internationales, Georges-Henri Soutou se livre à un exercice réussi d’histoire immédiate dans l’ouvrage qu’il consacre à la guerre d’Ukraine, cette nouvelle catastrophe européenne aux conséquences encore incalculables.
Dans les grands médias, la guerre d’Ukraine est présentée “à l’américaine”, comme un épisode de la lutte du Bien, occidental, contre le Mal russo-poutinien. Cette propagande, inspirée par une foi atlantiste vécue sur le mode de l’évidence, est d’autant plus regrettable qu’elle ne permet de saisir ni le jeu très réaliste des Etats-Unis, ni les débats approfondis dont il procède.
Avant de se faire une opinion et de préconiser éventuellement une ligne de conduite, il faudrait examiner les crises internationales selon le droit et les rapports de force. Ceux-ci s’inscrivent dans un champ historique qui éclaire les décisions des acteurs mais qui, faute d’archives consultables, devient opaque dès qu’on tente de pénétrer au cœur d’un conflit en cours. Dans son travail d’élucidation des relations internationales depuis la chute du Mur de Berlin (1), Georges-Henri Soutou avance avec une prudence méthodique. Mais sa connaissance des documents accessibles et sa participation à maints colloques internationaux nous offrent le meilleur éclairage qui soit de la guerre d’Ukraine, à la veille de négociations décisives.
L’histoire qui se déroule sous nos yeux n’est jamais une fatalité. En 1990, la fin de la Guerre froide permettait d’envisager diverses perspectives. Aux Etats-Unis, la réflexion était pacifique et résolument optimiste. Tandis que Francis Fukuyama annonçait la “fin de l’Histoire” dans son article de 1989, le secrétaire d’Etat James Baker envisageait un nouveau système de sécurité “de Vladivostok à Vancouver” qui se serait appuyé sur sur trois piliers : l’Otan, la Communauté Économique européenne et la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) qui réunissait les représentants de l’Est et de l’Ouest depuis 1973 et qui se transforma en Organisation pour la Sécurité…(OSCE) en 1995. La dénucléarisation réussie de l’Ukraine et du Kazakhstan, la volonté des dirigeants russes de passer à “l’économie de marché” et le respect par les Américains de l’unité de la Fédération de Russie permirent de cultiver l’espoir d’une paix générale par diffusion mondiale de la prospérité occidentale.
Les illusions engendrées par le discours sur la “mondialisation heureuse” ont été d’autant plus lentes à se dissiper que les élites occidentalistes ne se sont pas souciées de la violence multiforme engendrée par la transition à l’Est de l’Europe. La thèse d’un apaisement durable dans les relations internationales a au contraire été immédiatement démentie par la guerre du Golfe en janvier-février 1991. Tandis que le Proche-Orient entrait dans une nouvelle phase belliqueuse, les relations russo-américaines restaient cordiales. Boris Eltsine bénéficiait du soutien des Etats-Unis, qui avaient accepté la Russie au FMI et au G7. C’est Bill Clinton qui, en 1994, mit fin à la détente – d’ailleurs lourde d’arrière-pensées – en affirmant que l’Otan devait s’étendre à l’Est sans tenir le moindre compte de la promesse verbale de non-extension faite aux Russes. Très vite, on s’aperçut que l’alliance défensive de l’époque de la Guerre froide se transformait en force d’intervention internationale inscrite dans la dynamique du messianisme américain. C’est au tournant de la dernière décennie du XXe siècle que s’enclencha la dialectique funeste qui conduisit à la guerre d’Ukraine.
Le premier moment fut yougoslave. Sur pression allemande, l’Union européenne avait reconnu en 1992 l’indépendance de la Slovénie et de la Croatie sans parvenir ensuite à maîtriser l’incendie qu’elle avait largement alimenté. C’est l’intervention militaire américaine qui permit la signature en novembre 1995 des accords de Dayton établissant une paix fragile entre Croates, Serbes et Bosniaques. Le soulagement fut de courte durée. La guerre du Kosovo entre Serbes et Albanophones incita les États-Unis à prendre en charge cette nouvelle crise balkanique puis, le 24 mars 1999, à déclencher sous couvert de l’Otan, mais sans mandat de l’ONU, une campagne de bombardements qui mit fin à la présence serbe sur la majeure partie du Kosovo.
A Paris, l’intelligentsia médiatique célébra la victoire du camp du Bien sans prendre garde à la marginalisation de l’Union européenne. Moscou fit part de son irritation en rompant brièvement ses relations avec l’Otan mais l’opération menée au mépris du droit international et le démembrement ultérieur de ce qui restait de la République fédérale yougoslave ne furent pas oubliés. Deux ans plus tard, Moscou et Pékin (dont l’ambassade à Belgrade avait été bombardée) protestèrent contre la volonté américaine de sortir en 2002 du traité ABM conclu en 1972 entre Russes et Américains pour bannir les systèmes de défense antimissiles. Cependant, rien n’était encore joué.
Certes, le 15 juin 2001 à Varsovie, George W. Bush avait clairement souhaité l’extension de l’Union européenne et de l’Otan jusqu’à la Baltique et à la mer Noire, ce qui incluait les pays baltes et l’Ukraine dans une organisation de sécurité sous direction américaine. L’OSCE s’en trouvait marginalisée… Il ne s’agissait pas de provoquer la Russie, considérée comme trop faible pour réagir et certains, à Washington, envisageaient même une intégration de la Russie dans l’Otan. Après les attentats du 11 septembre 2001, le Kremlin appuya les Etats-Unis et permit l’ouverture en Asie centrale de bases américaines tournées vers les opérations en Afghanistan. Mais lorsque les Etats-Unis décidèrent en 2003 d’attaquer l’Irak dans le cadre d’un vaste projet de démocratisation du Proche-Orient, la Russie se rangea dans l’opposition aux côtés de la France, de l’Allemagne et de la Chine.
La politique de Barack Obama, confrontée à la puissance chinoise, au chaos proche-oriental et à la reconstruction russe fut au contraire marquée par une hésitation entre la recherche de l’équilibre international et l’unilatéralisme – hésitation qui est devenue une constante de la politique étrangère américaine. A la fin des années Bush, Moscou et Pékin constatèrent la gestion désastreuse en 2007-2008 de la crise des subprimes par les autorités américaines. Au début de la première présidence Obama, la guerre de Libye (2011) déclenchée par Nicolas Sarkozy et David Cameron avec le soutien américain fut menée au mépris du mandat de l’ONU et aboutit à un changement de régime. Les Russes et les Chinois en conclurent qu’ils avaient été floués par les puissances occidentales. Selon Georges-Henri Soutou, ce fut là une étape essentielle dans la marche vers la guerre en Ukraine.
Cette étape s’est inscrite dans le processus d’élargissement de l’Otan qui est cependant freiné par la France et l’Allemagne, manifestant leur opposition à l’entrée immédiate de l’Ukraine dans l’organisation lors de la conférence de Bucarest en avril 2008. Mais la “révolution orange” qui s’est déroulée à Kiev en 2004-2005 avec, comme dans d’autres pays, le soutien d’organisations culturelles et humanitaires occidentales, marque le début de l’affrontement entre Washington et Moscou sur l’Ukraine. La “révolution de Maïdan” en janvier-février 2014, qui s’est accomplie avec le soutien officiel des Etats-Unis et le concours actif de la Pologne, a entraîné le basculement de l’Ukraine dans le “camp occidental” et la réaction de la Russie, qui s’est emparée de la Crimée et qui a militairement soutenu les républiques sécessionnistes du Donbass. La première phase du conflit armé s’est terminée par les accords de Minsk II, conclus en février 2015 sous l’égide de l’OSCE qui prévoyaient la reprise de contrôle par Kiev de sa frontière avec la Russie et une nouvelle Constitution incluant une large décentralisation qui aurait permis l’autonomie des régions russophones. Ce dernier point ne fut pas respecté et Angela Merkel puis François Hollande ont déclaré en 2022 que les accords de Minsk – garantis par la France, l’Allemagne et la Russie – permettaient simplement de donner à l’Ukraine le temps de se renforcer…
Décidée par le Kremlin pour des raisons encore mal connues, l’agression du 24 février 2022, l’échec des troupes russes devant Kiev et le large soutien accordé à l’Ukraine par les puissances occidentales donnent l’impression d’une lutte acharnée, bloc contre bloc, que l’agression militaire russe rendrait irrémissible. Les simplismes médiatiques conduisent à négliger les échecs des protagonistes et les contradictions qui vont réapparaître lors des négociations en vue d’un cessez-le-feu.
L’Union européenne a nettement exprimé son hostilité à la Russie après l’agression du 24 février 2022 mais l’aide multiforme qu’elle a apportée à l’Ukraine ne peut faire oublier ses contradictions antérieures. On dénonce l’attitude hongroise mais on sous-estime les réticences d’une Allemagne qui s’était placée dans la dépendance énergétique de la Russie. Confrontée à une grave crise économique depuis le début de la guerre, elle sera très tentée de renouer rapidement avec la Russie.
L’arrêt des hostilités était possible dès le printemps 2022. Un projet de traité daté du 15 avril 2022 prévoyait notamment que l’Ukraine ne rejoindrait pas l’Otan mais pourrait négocier son entrée dans l’Union européenne (2). Les pressions britanniques et les promesses d’aide américaine ont conduit le président ukrainien à rompre les discussions avec la Russie. L’Ukraine était alors en situation favorable sur le plan militaire. Elle va cette année engager des négociations en position de faiblesse.
La Russie peut se réjouir d’avoir pris la Crimée et une partie du Donbass. Mais elle a perdu son influence sur l’ensemble de l’Ukraine, qu’elle aurait pu garder et même étendre si elle n’avait pas tenté un regime change à l’américaine. Elle pourrait bien regretter de s’être placée dans la dépendance de la Chine.
Les Etats-Unis semblent dominer le jeu européen : l’Union européenne s’est alignée, sans autonomie stratégique puisque sa défense repose pour l’essentiel sur le soutien américain. Mais la volonté de fixer et d’affaiblir la Russie a provoqué ce que les Etats-Unis ont toujours voulu éviter : une alliance sino-russe !
Quant à la France, le livre de Georges-Henri Soutou souligne en creux son effacement.
Tels sont les premiers constats que l’on peut faire, au vu de cette nouvelle catastrophe européenne qui n’a pas fini de produire ses sinistres effets.
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1/ Georges-Henri Soutou, La Grande Rupture, 1989-2024, De la chute du Mur à la guerre d’Ukraine, Tallandier, octobre 2024.
2/ Des extraits de ce projet de traité sont publiés en annexe du livre de Pierre Lellouche, Engrenages, La guerre d’Ukraine et le basculement du monde, Odile Jacob, octobre 2024.
Article publié dans le numéro 1292 de « Royaliste » – 11 janvier 2025
Merci pour ce tableau historique.
– J ai une question: par qui le dernier point des accords de Minsk n’a t il pas été respecté ?
– Et deux commentaires :
1)il me semble que même de façon marginale, l’une des raisons qui a poussé Vladimir Poutine a déclancher la guerre en Ukraine, fut sa crainte de voir le mode de vie et le climat de liberté réel en Ukraine (j étais en Crimée et entre Kiev et Odessa plusieurs fois) essaimer en Russie.
2) il me semble que ce qui risque de faire chuter Vladimir Poutine est le fait de rendre la Russie toujours plus dépendante de la Chine , laquelle , bien plus que l’Occident européen , est vécue comme une ennemie. (J ai bien précisé « l’occident européen » qui on l’imagine perd de plus en plus le contrôle de ce qu’il a engendré outre Atlantique.
Il ne s’agit que de commentaires. Très subjectifs, à la mode de Kierkegaard (référence à votre blog d aujourd’hui) et fruits de rencontre sur place (également au Kazakhstan), en voyageant
Cordialement
Jean Christophe Doubroff
Je note un trou noir entre 2015 et 2022. La dernière période est en effet la moins documentée. Le professeur Soutou y consacre son chapitre IX (2015-2022), tout en avouant que les archives font défaut. Or le premier mandat de Trump (2017-2021) nous intéresse maintenant que l’on entre dans le second, ce que le professeur ignorait au moment où il avait terminé son livre. Il est quand même utile de savoir que pendant quatre ans le temps a comme suspendu son vol. L’élection de Biden, le chaos intérieur américain qui a suivi l’élection et, comme le signale d’une ligne entre parenthèses le professeur, « la débacle occidentale en Afghanistan en août 2021, qui a certainement encouragé la Russie à durcir ses positions ». sont un ensemble de facteurs décisifs. Les moyens russes sont réunis dès l’automne 2021. D’où la question : Poutine aurait-il lancé l’attaque si Trump avait été réélu en novembre 2020 ? La question n’est en rien hypothétique puisqu’elle commande ce que Trump va entreprendre dans les semaines et mois qui viennent pour réparer cet immense raté de la diplomatie américaine.