Expériences laïques en terres d’islam

Juin 23, 2008 | Entretien

 

Historien et sociologue, chercheur au CNRS, spécialiste de l’histoire contemporaine de l’islam dans les pays arabes du Moyen-Orient, Pierre-Jean Luizard a consacré à la Question irakienne un ouvrage qui fait autorité et qu’il avait bien voulu présenter aux lecteurs de Royaliste. Dans un nouvel ouvrage, il analyse un fait ordinairement négligé : très différente de la laïcité française, la laïcité dans les pays musulmans tant sunnites (Turquie, Égypte) que chiites (Iran) a toujours été instituée par des régimes autoritaires, incarnée par des militaires ou par des dirigeants issus de l’armée. Les réactions islamistes s’en trouvent éclairées d’un jour nouveau.

 

Royaliste : D’une manière générale, qui est laïque et qui ne l’est pas ?

Pierre-Jean Luizard : D’abord une précision : je ne dis pas que tous les militants de la laïcité en terres d’islam sont acquis à l’autoritarisme. Je m’intéresse aux régimes politiques et je constate que le monde musulman n’a connu que des laïcités autoritaires lorsqu’elles étaient officielles. Cela n’empêche pas des partis politiques et des intellectuels de défendre des laïcités libérales. Pour répondre à votre question, je propose deux définitions simples : est musulman toute personne qui agit ou prétend agir au nom de l’islam ; est laïque celui qui se réclame de la laïcité. Ce qui permet d’exclure tout jugement de valeur sur la manière d’être musulman ou laïque.

Royaliste : Quels pays se réclament officiellement de la laïcité ?

Pierre-Jean Luizard : Dans le monde musulman qui nous est proche, pendant longtemps, seule la Turquie a inscrit la laïcité dans sa constitution. Certaines Républiques d’Asie centrale, marquées par leur passé soviétique, se proclament aujourd’hui officiellement laïques. Par mimétisme avec la France, on retrouve aussi mention de la laïcité dans les pays de l’Afrique de l’Ouest francophones.

Deux partis politiques arabes se sont réclamés explicitement de la laïcité : le parti Baas en Syrie et en Irak ; le Néo-Destour de Bourguiba en Tunisie. On peut y ajouter plusieurs régimes laïcisants : l’Iran des Pahlavi (de 1920 à la chute du Chah) ; l’Afghanistan du roi Amanollah (1919- 1929). J’évoque aussi l’Égypte de Nasser, qui ne se réclamait pas de la laïcité, mais qui est l’exemple le plus abouti, dans le monde arabe, d’une imitation du kémalisme.

Royaliste : Quel est le lien entre les pays que vous étudiez ?

Pierre-Jean Luizard : Ils ont tous connu le choc de la colonisation européenne. Même la Turquie et l’Iran, qui n’ont pas été directement colonisés, ont réagi comme s’ils appartenaient à la sphère postcoloniale.

Royaliste : Pourquoi ?

Pierre-Jean Luizard : Il y a eu en 1918 l’occupation par les forces alliées d’Istanbul, siège du Califat, et le démembrement de l’Empire ottoman. L’Iran a été pendant la Première Guerre mondiale un terrain d’affrontement entre les armées ottomanes, anglaises et russes et ce pays a failli disparaître : avant la prise de pouvoir de Reza Khan, le pouvoir politique à Téhéran ne pouvait quasiment plus exercer sa souveraineté. Les Suédois contrôlaient la gendarmerie, les Américains avaient la mainmise sur les finances, les Anglais contrôlaient le pétrole et les frontières, les Belges s’occupaient des douanes. Ce sont les Anglais qui ont trouvé, au sein d’un bataillon de cosaques, le fondateur de la dynastie des Pahlavi, fort soumise à la puissance britannique.

En Turquie, c’est par une sorte de miracle que Mustafa Kemal a pu sauver son pays : la Turquie était condamnée à être réduite à la portion congrue par les Alliés qui prévoyaient la fondation d’un État kurde et d’un État arménien. Les Grecs réclamaient toutes les rives de la mer Égée et une partie de la Thrace orientale ; les Français occupaient la Cilicie, les Italiens occupaient la région d’Antalya, l’armée russe avançait dans le Caucase. Les Turcs ont alors vécu une période d’effondrement généralisé et le traumatisme a été considérable puisque tous les peuples de la région étaient appelés à fonder un État national – sauf les Turcs. La crainte de l’anéantissement explique pourquoi il y a aujourd’hui tant de raidissement lorsqu’on soulève en Turquie la question des minorités.

Je n’insiste pas sur la colonisation directe dans les pays arabo-musulmans, qui est bien connue : partout, il s’agissait d’apporter les Lumières à des peuples qui vivaient, disait-on alors, dans l’obscurantisme religieux.

Royaliste : Pourquoi le kémalisme est-il devenu un modèle ?

Pierre-Jean Luizard : Parce que ce fut le premier mouvement de ce type. Parce que ce mouvement s’est développé dans un pays qui avait abrité le siège du califat, ce qui a renforcé son prestige. Parce que ce mouvement était radical. Il faut aussi souligner que, en Turquie, le mouvement national et laïque a été le seul à sauver l’indépendance du pays – en créant une nouvelle identité.

L’ambition de Mustafa Kemal était de donner aux Turcs « les moyens de s’élever au niveau de la Civilisation européenne ». On trouve ce thème de la Civilisation dans tous les discours coloniaux : Jules Ferry pense que les « races inférieures » (au sens non raciste de peuples enfermés dans la religion) peuvent s’élever par l’éducation au niveau des « races supérieures ».

Mustafa Kemal reprend les valeurs du vainqueur pour que la Turquie échappe à l’anéantissement. Né à Salonique, ville largement ouverte aux influences européennes, il réfléchit à la déroute du monde musulman, apprécie le mouvement des Jeunes Turcs qui ont tenté de réformer le vieil empire, mais il leur reproche d’avoir tenté de conserver un État qui était légitimé par la religion. Pour Mustafa Kemal, l’Europe est puissante parce qu’elle est moderne : elle est constituée de nations, ces nations puisent aux Lumières. Il en conclut que la Turquie doit devenir laïque, à l’exemple de la France où le camp républicain laïque avait décidé de combattre les catholiques jusqu’à leur défaite politique.

À la suite de Mustafa Kemal, tous les dirigeants laïques ou laïcisants de pays musulmans ont choisi d’inventer pour leur peuple une nation, dotée d’un État-nation.

Royaliste : Comment ont réagi les peuples concernés ?

Pierre-Jean Luizard : Remplacer la souveraineté fondée sur Dieu par une souveraineté nationale représentait un véritable séisme pour une population musulmane qui contrairement aux chrétiens de l’empire (dans les Balkans notamment) ne se concevait pas d’abord comme turque, arabe ou kurde. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, ces populations se définissaient d’abord comme musulmanes, par rapport aux chrétiens, et l’identité turque existait à peine. Le mot turc évoquait le bouseux du fond de l’Anatolie : on était Ottoman.

Ainsi, Mustafa Kemal a créé ex nihilo l’identité turque. Dans cette tâche qui demandait une formidable énergie, il a été aidé par le soulèvement des peuples musulmans de l’empire au nom de leur identité ethnique – notamment les Arabes et les Albanais. Il fallait donc que les Turcs réagissent en tant que nation ethnique. Mais cette identité restait très fragile et c’est ce qui explique qu’elle soit devenue aussi englobante : c’est d’ailleurs là un trait commun à toutes les identités ethniques, laïques ou laïcisantes, qui émergent de la Première Guerre mondiale. Quand une identité est fragile, elle ne peut reconnaître les minorités qu’elle perçoit comme des menaces.

Mais il y a un paradoxe : au moment où la Turquie se proclame républicaine et laïque, jamais elle n’a été aussi musulmane ! À l’époque de l’empire, il existait de fortes minorités orthodoxes et juives, mais l’échange de population entre la Grèce et la Turquie, donc entre deux nations ethniques, s’est fait sur des bases religieuses. Les chrétiens hellénophones quittent le pays et ce sont des musulmans non turcs qui viennent s’installer en Turquie : Bosniaques, Albanais, Caucasiens… qui ne parlaient pas le turc. C’est à ce moment-là que Mustafa Kemal invente la turcité, réforme l’alphabet – ce qui coupe les nouveaux Turcs de tout le passé ottoman -, purifie la langue de ses apports arabes et persans et fonde la nouvelle nation sur les Hittites qui avaient l’avantage d’être anatoliens. Du moins jusqu’à ce que les archéologues établissent l’origine indo-européenne de ce peuple… On a donc inventé une origine mythique en Asie centrale : le Touran qui aurait été le berceau de tous les peuples turcs.

Par ailleurs, on a inventé un folklore : comme auparavant en Hongrie, Bartok alla chercher dans les campagnes anatoliennes les éléments d’un folklore national. Dans les années 1930, par imitation des nationalismes européens, on verra fleurir une interprétation raciale de la turcité. Dans la réalité, les musulmans en sont venus à composer l’immense majorité de la population : les Kurdes, parce que musulmans, ne pouvaient être que turcs. Car, malgré la laïcité, l’islam n’a pas été expulsé de la vie publique, mais au contraire intégré dans les institutions de l’État… La laïcité est devenue une religion civile, sacrée donc intouchable, imposée de force : il y eut ainsi de nombreuses exécutions pour le simple port du fez.

Royaliste : Comment se déroulent ailleurs les autres processus de laïcisation ?

Pierre-Jean Luizard : Le processus iranien imite la Turquie. En Iran, les persanophones ne sont pas majoritaires : il y a des Baloutches, des Azéris, des Turkmènes, des Arabes et c’est l’islam chiite qui était le ciment de l’Iran. Après s’être fait couronner empereur, Reza Chah a voulu faire de son pays une nation moderne en forgeant une nouvelle identité sur une iranité puisée dans le passé sassanide et achéménide, mais sans aller aussi loin que Mustafa Kemal dans la lutte contre les religieux. Cela dit, l’Iran est le premier pays musulman à avoir interdit le voile par une loi, en 1936, alors qu’il était seulement déconseillé en Turquie.

Un quart de siècle plus tard, nous aurons le pendant de la turcité dans le nationalisme arabe qui est né en miroir et en opposition aux nationalismes turc et iranien. Ainsi, le mot d’ordre des bassistes est de faire de la nation arabe une entité avec un message éternel.

Toutes ces laïcités ont été autoritaires et se sont appuyées sur l’armée. Elles ont provoqué une intériorisation de l’islam en Turquie, avant qu’il ne devienne le référent de la société civile émergente, à la faveur du multipartisme (à partir des années 1950). Ailleurs, les mesures laïques ont été moins radicales : en Iran et dans les pays arabes, l’État a été confronté à une société civile musulmane – parfois violemment comme en Égypte et en Syrie où un régime de terreur a été appliqué aux Frères musulmans.

Un autre point commun à ces laïcités musulmanes est que, nulle part, elles n’ont abouti à une séparation entre l’État et la religion comme ce fut le cas en France (1905). Mustafa Kemal avait compris que la République turque ne pouvait se passer de l’islam, dont il fit la religion nationale des Turcs (dans sa version sunnite hanafite), et qu’il voulait contrôler étroitement. Bourguiba se présentait comme un réformateur musulman. Et Saddam Hussein reprendra un discours islamique à la faveur de sa guerre contre l’Iran de Khomeyni.

Comme nous le constatons, ces États autoritaires n’ont pas pu empêcher la jonction entre des sociétés restées musulmanes et l’islam publiquement institué…

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 929 de « Royaliste » – 23 juin 2008.

 

Pierre-Jean Luizard, Laïcités autoritaires en terres d’Islam, Fayard, 2008.

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