Fatigue des êtres, usure des choses – Chronique 176

Sep 3, 2022 | la lutte des classes

 

C’est une conjonction inattendue, qui produit un effondrement dont nous ne pouvons mesurer la vitesse mais dont nous devinons l’ampleur : l’usure des choses se révèle en même temps que se précise le rejet de diverses manières de travailler pour pas cher et sans être respecté.

Le mouvement de “Grande démission” a commencé aux Etats-Unis l’année dernière. Il a ensuite gagné l’Europe et la France, où il ne cesse de s’étendre : après le personnel des cafés et restaurants, les démissions ont gagné les établissements publics d’enseignement puis les entreprises. On manque de bras à la SNCF et à la RATP, dans les hôpitaux et pour le ramassage scolaire. Des cadres quittent leur entreprise, à moins qu’ils ne choisissent d’en faire le moins possible. Le système se grippe sous l’effet de la compression des salaires et de cette cascade de mépris qui provoque la souffrance au travail (1). La grande fatigue des travailleurs est encore peu perceptible dans notre société – des trains sont supprimés, on attend un peu plus longtemps son bus ou sa tasse de café – mais le désir de rupture est manifeste.

L’usure des choses est quant à elle spectaculaire : 32 réacteurs nucléaires sont à l’arrêt faute d’avoir été régulièrement entretenus et il y a risque de coupures de courant dans les prochains mois – alors qu’elles avaient été évitées l’an dernier à cause de la douceur de l’hiver ! Le mauvais état des ponts, des constructions en béton, du système d’alimentation en eau a fait l’objet de rapports parlementaires qui restent sans effets (2).

L’erreur de la classe dirigeante a été de croire que les infrastructures tiendraient le coup longtemps encore – sans s’interroger sur leurs possibilités effectives de résistance – et que “les gens” supporteraient la dégradation de leurs conditions de travail et de vie parce qu’ils n’avaient pas le choix. Plutôt un salaire médiocre que pas de salaire du tout… Plutôt un travail accablant que le chômage… Et des aides sociales pour éviter que trop de travailleurs pauvres et de chômeurs n’en viennent à basculer dans la misère.

Les élites du pouvoir, des affaires et des médias considèrent sans doute que le système reste “gérable” parce qu’on peut tout à la fois invoquer la fatalité du réchauffement climatique et les conséquences malheureuses de la guerre en Ukraine. Le 19 août, Emmanuel Macron a tenté de réveiller l’esprit de sacrifice par des paroles destinées à l’Histoire : “je pense à notre peuple auquel il faudra de la force d’âme pour regarder en face le temps qui vient, résister aux incertitudes parfois à la facilité et à l’adversité et, unis, accepter de payer le prix de notre liberté et de nos valeurs”. A l’exception de l’émoi dont M. Ciotti nous fit part, le message présidentiel s’est brisé sur un mur d’indifférence avant de sombrer dans l’oubli.

Au cœur de l’été brûlant, l’échec de la communication présidentielle est venu illustrer l’isolement des élites, leur sécession mentale, le ridicule de leurs postures et l’odieux de leurs exhortations. Il faudrait que les classes moyennes et populaires renoncent aux jouissances que leur prête l’élite alors qu’elles ont subi pendant quarante ans les conséquences désastreuses de la “désinflation compétitive”, de l’abandon de notre souveraineté monétaire et budgétaire, du démantèlement des services publics, de la privatisation de l’Etat !

A la fin du siècle dernier, les gouvernements de gauche et de droite ont tenté de nous faire croire que les sacrifices du moment ouvraient le chemin des félicités futures. Aujourd’hui, Emmanuel Macron ne propose plus que des formules individuelles de salut : traverser la rue pour trouver du travail, devenir milliardaire, fermer la lumière en sortant du salon, baisser le chauffage dans la maison en méditant sur la fin de l’abondance. La “gouvernance” se préoccupe quant à elle de faire semblant de présenter des actions et des réactions qui sont, pour l’essentiel, décidées à Bruxelles, à Francfort et à Washington. La formule pétainiste doit être inversée : d’interminables sacrifices sont imposés aux classes moyennes et populaires pour que l’élite puisse cultiver l’esprit de jouissance et savourer tous les avantages de sa situation. Les gros soucis géostratégiques sont renvoyés à l’Otan, les choix monétaires dépendent de la Réserve fédérale américaine et de la Banque centrale européenne, les décisions budgétaires sont balisées par les traités européens, de même que les relations commerciales internationales. On peut donc cultiver à Paris le bonheur du supplétif, les joies simples du commis de haut vol, dans l’attente d’une retraite dorée.

L’inflation vient perturber ce système hautement confortable. Le bouclier tarifaire sur le gaz et l’électricité, les aides sociales et les primes exceptionnelles ne parviennent pas à compenser les hausses de prix. Ce souci quotidien s’ajoute à la fatigue générale, et les bricolages d’un gouvernement incapable de remédier à l’usure des choses suscitent une immense colère qui n’a pas encore trouvé le moyen de s’exprimer.

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(1) Christophe Dejours, Souffrance en France, Le Seuil, 1998, et mon entretien avec l’auteur dans Royaliste : https://www.bertrand-renouvin.fr/souffrance-en-france-entretien-avec-christophe-dejours/

(2) Voir sur le site de l’Assemblée nationale le rapport de la commission d’enquête relative à la mainmise sur la ressource en eau par les intérêts privés et ses conséquences, 15 juillet 2021, et sur le site du Sénat le rapport d’information de M. Bruno Belin, fait au nom de la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable, 15 juin 2022.

 

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