Dans le prolongement d’une œuvre principalement consacrée aux milieux fortunés, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot publient dans un nouvel ouvrage (1) les résultats de l’enquête très approfondie qu’ils ont menée sur les milieux, les établissements et les pays qui organisent l’évasion fiscale. De Genève à Luxembourg en passant par Paris-Bercy, voici comment on vole l’État et les citoyens.
Depuis des décennies, de sages ministres et des éditorialistes inspirés nous le répètent sur tous les tons : la France vit au-dessus de ses moyens, les caisses de l’État sont vides, il faut faire des économies. Si l’argent rentre si peu et si mal, ce n’est pas parce que les Français sont des cigales. L’austérité et la politique fiscale des gouvernements de gauche et de droite provoquent depuis des décennies la baisse des recettes qui s’explique aussi par une volonté délibérée d’échapper à l’impôt. Grâce à des conseillers rompus à toutes les techniques, riches particuliers et grandes entreprises pratiquent avec ferveur ce sport qui fait perdre à l’État des sommes colossales : des centaines de milliards sont dissimulés dans les havres fiscaux.
Le phénomène de l’évasion fiscale est bien connu, souvent dénoncé. Peu de délinquants se font prendre et le slogan « faites payer les riches » paraît dérisoire, voire ridicule : l’injonction s’est perdue dans l’abstraction des gros chiffres et la fatalité d’une fraude vieille comme le monde. Or Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot nous permettent de découvrir, c’est là leur premier mérite, que tout est concret et que rien n’est fatal. Piétons de Paris, (2) ces promeneurs professionnels nous emmènent à Lausanne, au siège de HSBC, la Hong Kong & Shanghai Banking Corporation sise quai des Bergues, à Luxembourg, au cœur de la zone d’activités de La Cloche d’Or, là où se trouve l’immeuble de PricewaterhouseCoopers (PwC Luxembourg), spécialisé dans l’audit et le conseil fiscal – mais aussi à Paris, dans notre ministère des Finances aux allures d’énorme station-service plantée au bord de la Seine. Bien entendu, on croise au cours de cette promenade les vedettes de l’évasion fiscale – les époux Balkany, Jérôme Cahuzac – et nombre d’exilés fiscaux, parmi lesquels Éric Peugeot, Charles Aznavour, Patrick Drahi. Parmi eux, Paul Dubrule, heureux retraité du groupe Accor, qui pèse 270 millions d’euros et qui livre en quelques mots la philosophie de son milieu : « La France devient insupportable, donc on va dans un pays voisin un peu plus supportable. On divorce en quelque sorte de son pays. C’est un peu triste, mais qu’il arrête d’être insupportable. » Paul Dubrule et ses semblables calculent au centime près ce qu’ils donnent ou donneraient à leur patrie – cela s’appelle une contribution – mais jamais ce que la patrie donne à ses enfants – écoles, routes, hôpitaux, policiers et soldats…
Cette cohorte d’émigrés arrogants et prospères n’occupe somme toute qu’une place très secondaire dans le tableau d’ensemble. L’essentiel, c’est l’industrie de l’évasion fiscale, ses dépôts, ses usines, ses tuyauteries, ses ingénieurs. Le plus surprenant – pour moi – ce sont les ports francs suisses et luxembourgeois qui sont constitués d’immenses bâtiments abritant des tableaux, des vins, des pierres précieuses… qui sont achetés ou vendus sans que les services fiscaux en soient informés. À Genève, il y aurait ainsi un millier de tableaux de Picasso et un million d’autres œuvres qui sont à la fois dérobés à la vue du public et aux investigations du fisc. Chefs d’œuvre en stock, réduits à l’état de stock…
Quant à l’industrie, il faut s’intéresser aux cabinets de conseil qui se partagent le marché mondial : Deloitte 34,2 milliards de dollars de chiffre d’affaires et plus de 200 000 salariés dans le monde ; PwC 33,9 milliards de dollars et 195 000 salariés ; Ernst & Young (EY) 27,4 milliards et 188 000 employés et KPMG 24,8 milliards et 162 000 employés. Ces cabinets transnationaux sont richissimes car ils excellent dans l’optimisation fiscale, c’est-à-dire dans l’évasion vers les havres fiscaux grâce à des techniques qui sont à la limite de la fraude. Pire : ces quatre cabinets, les Big four, font en même temps de l’audit – ils examinent les comptes et les valident – et du conseil auprès des pouvoirs publics dans le domaine fiscal. « Avec les Big four, écrivent Michel et Monique Pinçon-Charlot, on est dans un nouveau cœur nucléaire du fonctionnement oligarchique. Sa mobilisation vise la défense des intérêts des multinationales et de leurs actionnaires, par ailleurs de riches particuliers, pour ne plus s’acquitter de leur devoir de contribution sociale à la hauteur de leurs profits et de leurs richesses. »
L’État ne se contente pas de pactiser avec les cabinets transnationaux qui s’ingénient à le dépouiller. Il a légalement organisé sa bienveillance à l’égard des fraudeurs de haute volée. Le gouvernement de Raymond Barre a fait voter la loi du 29 décembre 1977 qui porte création de la Commission des infractions fiscales (CIF) et qui empêche le procureur de la République de déclencher une enquête pour fraude fiscale si celle-ci ne lui a pas été demandée par le ministre du Budget. Le gouvernement peut donc décider d’envoyer le fraudeur devant la CIF ou au contraire de l’orienter vers une cellule de régularisation qui lui permet d’échapper à la correctionnelle et éventuellement à une peine de prison par une négociation entre gens de bonne compagnie. Éric Woerth avait mis en place une « cellule de dégrisement » qui a traité plus de 4 000 dossiers et qui a permis de récupérer un milliards cinq-cents millions d’impôts et d’amendes. Bernard Cazeneuve a créé un Service de traitement des déclarations et rectifications (STDR) qui avait permis de récupérer deux milliards d’euros en 2014. C’est bien peu par rapport à l’ampleur de la fraude et Bercy ne se donne pas les moyens nécessaires.
La grève du 20 mars 2014 est passée inaperçue ou a été complètement oubliée. Ce jour là, six mille fonctionnaires des Finances et des Douanes s’étaient mis en grève pour protester contre les suppressions d’effectifs qui empêchent ou freinent les missions de contrôle : 2 564 postes supprimés en 2014 à la Direction générale des Finances publiques (DGFiP) et aux Douanes et 30 000 fonctionnaires en moins depuis 2002. Moins de fonctionnaires, selon la démagogie ultra-libérale, cela signifie plus de fraudeurs impunis et moins de rentrées fiscales. Cette logique pernicieuse est pleinement assumée par les ministres des Finances qui adressent à leurs services des injonctions contradictoires : pourchasser la fraude fiscale mais fermer les yeux sur de gros délinquants ou enquêter dans des délais trop courts. D’où une profonde souffrance au travail et plusieurs dizaines de suicides par an, principalement à la Direction générale des Finances publiques.
Les complaisances ministérielles pour la fraude sont aussi étendues à gauche qu’à droite. Appuyés sur les précédentes enquêtes sur la haute bourgeoisie, Michel et Monique Pinçon-Charlot montrent que les ministres, les membres des cabinets ministériels et de très hauts fonctionnaires font partie d’une classe sociale qui se complait en luxueuses réjouissances mais qui est surtout mobilisée pour la défense de ses intérêts. Depuis trente ans, les adeptes du pantouflage prospèrent : Emmanuel Macron est l’exemple typique de l’osmose entre le monde des affaires et le service de l’État, un service qui consiste avant tout à servir les banquiers et les grands industriels qui sauront, par la suite, faire preuve de reconnaissance. Nous voyons en ce moment Jean-Jacques Barbéris, administrateur civil au ministère des Finances devenu conseiller de François Hollande, se diriger vers une très rémunératrice société de gestion d’actifs. De même, Florence Boone est passée de la Bank of America Merrill Lynch à l’Élysée avant de repartir chez Axa. À droite, c’est la même balade des gens heureux : Pierre-Mathieu Duhamel, ancien directeur du Budget puis des Douanes, est allé gagner de l’argent dans le privé (notamment chez LVMH) avant de revenir aux Finances et de servir les ambitions d’Alain Juppé qui pourrait, en cas de victoire, le nommer secrétaire général de la Présidence. (3) Telle est la gouvernance oligarchique : une minorité est « aux manettes » comme dit Laurent Fabius pour promouvoir ses intérêts privés.
L’enquête serait désespérante si Michel et Monique Pinçon-Charlot ne proposaient des ripostes préparant une révision générale du dispositif de lutte contre l’évasion fiscale. Il faut bien entendu soutenir et protéger les lanceurs d’alerte, tels ceux qui lancé l’affaire Swiss Leaks qui a permis l’ouverture d’enquêtes judiciaires – certes trop peu nombreuses – et des procès suivis de condamnations. Arlette Ricci, par exemple, a écopé de trois ans de prison dont un ferme et de lourdes amendes. Les manifestations de rue contre les banques qui disposent de filiales dans les havres fiscaux sont utiles pour sensibiliser le public sur le système international de fraude fiscale. Les commissions d’enquête parlementaires sont indispensables, même si les rapports publiés sont de peu d’effets.
Il faut donc envisager des solutions radicales. Michel et Monique Pinçon-Charlot évoquent la séparation des banques d’affaires et des banques de dépôts : il serait plus simple et plus sûr de nationaliser le crédit, de faire le ménage dans les établissements financiers, de couper les circuits d’évasion fiscale et de présenter à la justice ceux qui volent l’État et les citoyens. L’interdiction du pantouflage serait une mesure de salubrité publique et le signe d’un retour à la République – au gouvernement dans le souci de l’intérêt général qui implique, comme nous l’avons dit par ailleurs, une révolution fiscale. La Déclaration de 1789 stipule que « pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens en raison de leurs facultés. » Il faut repartir de ce principe, rappeler à chacun que la contribution est un devoir et déchoir de leurs droits civiques ceux qui voudraient se soustraire à l’impôt.
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(1) Michel Pinçon & Monique Pinçon-Charlot – Tentative d’évasion (fiscale), Zones, sept./2015, 256 pages.
(2) Cf. Paris. Quinze promenades sociologiques, Payot, réédition coll. Petite Bibliothèque Payot, mai/2013, 336 pages.
(3) Voir l’enquête de Laurent Mauduit dans Mediapart : https://www.mediapart.fr/journal/france/270316/vive-bercy-servons-la-cause-et-servons-nous?onglet=full
Article publié dans le nuùéro 1098 de « Royaliste » – 2016.
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