Repérable dans les politiques économiques, les changements technologiques et l’idéologie dominante, le tournant de 1975 a une portée anthropologique. Celle-ci affecte la conception des droits de l’homme – plus particulièrement la promotion de la victime, qui tend à effacer la gloire du héros.

La société dans laquelle nous vivons aujourd’hui prend sa forme, commune à toute l’aire occidentale, au milieu des années soixante-dix du siècle dernier. Dans Le nouveau monde (1), Marcel Gauchet décrit avec précision le “tournant de 1975” qui est marqué, au-delà de la crise pétrolière, par des phénomènes majeurs : regain de la puissance américaine, offensive idéologique du néolibéralisme, innovations technologiques, conception globalisée des échanges internationaux… C’est aussi le début de l’effondrement des “grands récits” hégélien et marxiste, qui se produit au moment où la sortie de la structuration religieuse des sociétés ouest-européennes devient manifeste.

Dans son tout récent ouvrage, François Azouvi (2) étudie l’un des aspects de ce bouleversement anthropologique, qui provoque une soudaine promotion de la Victime tandis que s’estompe la gloire des héros. Pour prendre la mesure de ce bouleversement, il faut se souvenir que toutes les sociétés ont glorifié le courage des hommes à la guerre. En ce qui concerne le peuple français, nous devons tenter de comprendre que la Première Guerre mondiale fut pour les combattants une expérience mystique, une “cérémonie du pur sacrifice” évoquée par Alain qui pourtant professait le pacifisme ou, comme le dit Bergson, un “héroïsme bon enfant” inspiré par le patriotisme.

C’est cet héroïsme que l’on retrouve dans les combats acharnés de mai-juin 1940. Les Résistants et les soldats de la France libre communient dans la même mystique mais il existe une différence, aussi profonde que rarement soulignée entre les combattants des deux guerres. En 1914-1918, l’Eglise de France soutient les Poilus alors qu’entre 1940 et 1944 le Vatican et l’institution catholique française soutiennent Vichy et la politique de Collaboration sans états d’âme. De fait, l’Eglise n’est pas présente au Mont-Valérien, pas plus que dans les camps de concentration, lors des commémorations annuelles. Comme le souligne François Azouvi, c’est une “mystique séculière” qui a affronté la religion séculière nazie – même si de nombreux catholiques et des prêtres ont activement participé à la lutte libératrice.

Faute de pouvoir évoquer à nouveau tous les débats de l’après-guerre (3), je voudrais brièvement rappeler la genèse de l’idéologie victimaire qui domine aujourd’hui tout en provoquant une cascade de postures concurrentielles. Au lendemain de la Libération, le culte des héros est mis en cause par Jean-Paul Sartre et par ses ennemis de la jeune droite littéraire (Antoine Blondin), au théâtre (Jean Anouilh) comme au cinéma (Les héros sont fatigués d’Yves Ciampi en 1955, Le passage du Rhin de Cayatte en 1960), tandis que la publication en 1950 du Journal d’Anne Frank est lu comme le destin tragique d’une jeune fille ordinaire, parfaite innocente qui échappe aux catégories de l’héroïsme, du martyre et de la sainteté.

François Azouvi montre comment la sacralisation des victimes du judéocide s’opère dans certains milieux catholiques (Jacques Maritain, François Mauriac…) avant de quitter le domaine théologique sous l’effet, largement discuté, du célèbre roman d’André Schwarz-Bart, Le dernier des Justes (1959). Conçu par David Ben Gourion et par le procureur Hausner pour montrer l’héroïsme des Juifs, le procès Eichmann (1961) aboutit à la sacralisation de la victime sous l’influence d’Annah Arendt, qui publie en 1963 Eichmann à Jérusalem. Cet ouvrage retentissant, source de violentes polémiques, influence Elie Wiesel qui affirme que les Juifs ne sont pas morts pour Dieu, ni pour la liberté, mais pour rien, sous la main de bourreaux qui tuaient pour rien. Et c’est en 1964 que le Parlement français vote l’imprescriptibilité des crimes nazis, qui relèvent d’un “crime sans nom [qui] est vraiment un crime infini, dont l’inexprimable horreur s’approfondit à mesure qu’on l’analyse” comme l’écrit Vladimir Jankélévitch en 1965.

Au milieu des années soixante, il semble que les Juifs ont définitivement acquis un statut de “victimes privilégiées”. Tel n’est pas le cas. La concurrence des victimes a déjà commencé aux Etats-Unis où, dès les années cinquante, divers auteurs comparent le sort des Juifs à celui des Noirs avant que d’autres, une décennie plus tard, en viennent à soutenir que ces derniers sont situés plus haut dans l’échelle des souffrances. Pendant la guerre d’Algérie, Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi établissent une comparaison entre la répression du FLN et la destruction du ghetto de Varsovie. A partir de 1970, la radicalité féministe importée des Etats-Unis s’affiche en France et se concentre sur la libéralisation de l’avortement sur un mode proche de la rhétorique antifasciste. Cependant, le romantisme révolutionnaire qu’inspirent les luttes de libération dans le Tiers-Monde, l’engagement de quelques jeunes Français en Amérique latine (Régis Debray) et les références des étudiants de Mai 1968 à la Résistance contribuent à maintenir le statut de l’héroïsme dans les imaginaires.

C’est dans la période 1968-1975 que s’effectue le grand basculement du Héros vers la Victime. Le mouvement des droits de l’homme et celui du droit des victimes se rejoignent et fusionnent pendant les événements sanglants du Biafra. Les camps d’extermination nazis sont très présents dans la mémoire des premiers militants humanitaires et Serge Klarsfeld, qui milite pour la reconnaissance des droits des victimes juives, voit s’élargir le champ victimaire aux victimes du Goulag, aux Cambodgiens massacrés par les Khmers rouges, aux mutins de 1917 (le film de Kubrick, Les Sentiers de la gloire, sort en 1975). C’est au début de cette même période, lors de la guerre des Six jours, qu’un prêtre disciple de l’islamologue Louis Massignon compare “l’occupation sioniste de Jérusalem” et l’occupation nazie de Paris en 1940 tandis que Georges Montaron, dans Témoignage chrétien, assure que Jésus-Christ est un réfugié palestinien…

Après avoir retracé la genèse de l’idéologie victimaire, François Azouvi analyse la dynamique du phénomène marquée par la victimisation des femmes violées, par la diffusion à la télévision du documentation de Claude Lanzmann, Shoah, et par le procès de Klaus Barbie (1987) puis son emballement selon la loi bergsonienne de “double frénésie”. Celle-ci confond la lutte pour la reconnaissance des victimes et la revendication individualiste des droits, dans une société affranchie de sa structuration religieuse et où une tendance dominante cherche à liquider l’Etat et la nation. Cet emballement est marqué par les lois mémorielles, les déclarations présidentielles sur la Rafle du Vel d’Hiv’(4), la diffusion dans le grand public des thèses décolonialistes. Le décolonialisme définit le concept de race comme une réalité construite dans l’ordre politique et social à des fins de discrimination, selon le critère prédominant et injuste de la blanchité. La logique victimaire trouve ici son accomplissement. Comme l’écrit François Azouvi, “La race permet une victimisation sans rémission, tandis que la classe est ouverte vers sa possible suppression, dans la perspective de la destruction du capitalisme. On peut changer de classe tandis qu’on ne peut pas changer de race. Dans la perspective d’une victimologie soucieuse de trouver des victimes parfaites, le concept de race s’impose. Les Noirs sont des victimes ontologiques”.

Dans les premières années de notre siècle, toutes les catégories de victimes sont regroupées dans le concept d’intersectionnalité puis le mouvement Black lives matters fait apparaître le wokisme. Ce qui n’empêche pas la concurrence des victimes ni, depuis l’intervention israélienne à Gaza, l’assignation des Juifs au camp des bourreaux génocidaires et la flambée d’antisémitisme qui en résulte.

La compassion pour les victimes engendre de nouveaux cycles violents qui ne doivent pas faire perdre de vue la question anthropologique. Pour François Azouvi, “l’apparition de la victime dans notre société sécularisée n’est pas la marque d’une sécularisation inachevée, elle suppose au contraire la rupture consommée avec la matrice religieuse. [La victime] est sacrée parce qu’elle n’est pas religieuse et dans l’exacte mesure où elle ne l’est pas”. Pour Marcel Gauchet au contraire, le sacré n’est pensable que dans le cadre strict des religions, même si l’individu contemporain reste soucieux d’altérité – de cet “autre chose” qu’il essaie de trouver dans divers réaménagements de son propre imaginaire et que l’on découvre parfois au fil de conversations amicales.

Conscient du risque de surestimation que peuvent provoquer mes engagements personnels et notre fidélité collective à la France combattante, j’attire l’attention sur la permanence du sacré patriotique qui est, comme l’Etat lui-même, aussi visible et essentiel que négligé ou malmené. Le défilé du 14 Juillet, l’entrée de héros au Panthéon et la cérémonie du Mont-Valérien ne rassemblent pas les foules (les dispositifs disproportionnés de sécurité sont d’ailleurs dissuasifs) mais les images en sont largement diffusées. Il est vrai que certaines commémorations sont trop manifestement inscrites dans la communication présidentielle – et même dans la propagande électorale – mais cette part visible du sacré patriotique nourrit de discrètes ferveurs.

Chaque jour, le ravivage de la Flamme rassemble sous l’Arc de Triomphe des associations d’Anciens combattants, des écoliers, des lycéens et des militaires pour un rituel bref et simple mais d’une saisissante gravité. La circulation autour de la place est rarement interrompue, la foule des Champs-Elysées est indifférente, mais le Soldat inconnu continue de lier les générations. Ce patriotisme quotidiennement affirmé n’est pas une religion de substitution mais une manière d’éprouver la transcendance de l’histoire nationale qui se retrouve dans la passion des Français pour le travail des historiens.

Il est possible que l’idéologie victimaire reste prédominante mais son emballement concurrentiel et ses violences – il y a, en nombre croissant, des victimes de la victimisation – semblent plutôt annoncer son déclin.

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1/ Marcel Gauchet, L’avènement de la démocratie, IV Le nouveau monde, Gallimard, 2017. Cet ouvrage est présenté en quatre articles sur mon blog.

2/ François Azouvi, Du héros à la victime : la métamorphose contemporaine du sacré, Gallimard, 2024.

3/ François Azouvi, Français, on ne vous a rien caché, La Résistance, Vichy, notre mémoire, Gallimard, 2020, présenté dans notre numéro 1200 et sur mon blog. Lire aussi, du même auteur, Le mythe du grand silence, Auschwitz, les Français, la mémoire, Folio histoire, 2015.

4/ Cf. B. Renouvin, Vichy, Londres et la France, Le Cerf, 2018.

Article publié dans le numéro 1289 de « Royaliste » – 30 novembre 2024

 

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