Doyen de la Faculté de philosophie de l’université Jean-Moulin Lyon 3, professeur émérite, ancien producteur des « Vendredis de la philosophie » sur France Culture, François Guery vient de publier aux éditions du Cerf La loi du plus faible. François Gerlotto, écologue et rédacteur à Royaliste en donne ici son analyse et son commentaire.

 

François Guery vient de publier un livre intitulé « La loi du plus faible. La nature n’est pas darwinienne ». Titre alléchant mais aussi inquiétant pour un biologiste : un philosophe tente de mettre en parallèle l’évolution dans son acception darwinienne et la vie de nos sociétés. En général cela se termine mal, souvent parce que le darwinisme social s’est introduit dans le jeu, et fait commettre de nombreux contresens à l’auteur, s’il n’est pas un habitué des sciences de l’évolution.

J’avoue que c’est bien ce que j’ai ressenti à la lecture de cet ouvrage. Je ne suis pas philosophe, et je me garderais bien d’entrer dans – et surtout de critiquer – les analyses de l’auteur sur ce sujet. Mais il me semble important de mettre en évidence quelques contresens qui émaillent sa réflexion sur la biologie.

Comme le livre déclare explicitement « La nature n’est pas darwinienne », il se place de facto dans le domaine des sciences de l’Evolution. Aussi, avant d’entrer dans le texte lui-même, je pense qu’il faut au préalable préciser quelques définitions, qui sont très souvent comprises de façon confuse voire erronée.

Il ne faut pas confondre l’Evolution et le darwinisme. La première est une réalité, démontrée par d’innombrables observations et résultats scientifiques, qui montrent bien que les espèces sont issues les unes des autres au long d’un cheminement évolutif qui a pris des millions d’années. Tout le monde connaît les séries de silhouettes, plus parlantes que justes d’ailleurs, montrant l’évolution du singe vers l’homme, ou de l’Eohippus vers le cheval. Être créationniste, ou antiévolutionniste, c’est refuser toutes les avancées de la science. Douter de l’évolution en biologie, c’est douter que la terre tourne autour du soleil en astronomie.

 

Le darwinisme, quant à lui, est une théorie de l’évolution, qui lui donne comme moteur la sélection naturelle. Cette dernière revient à laisser le milieu trier, pour une espèce donnée, les individus les plus aptes à survivre et à se reproduire, aptitude qui est ensuite transmise aux descendants et qui se répand peu à peu dans l’espèce entière, la faisant ainsi évoluer. Ce tri se fait sur des mutations aléatoires, ce qui exclut toute logique évolutive. Si l’on ne peut douter de la réalité de l’évolution, on peut être évolutionniste sans pour autant être darwiniste, ou du moins sans accepter que la sélection naturelle soit le seul mécanisme évolutif. Darwin lui-même l’a écrit dans l’introduction des dernières éditions de « l’Origine des espèces » : « Je suis convaincu que les espèces, qui appartiennent à ce que nous appelons le même genre, descendent directement de quelque espèce ordinairement éteinte (…) ; je suis convaincu, enfin, que la sélection naturelle a joué le rôle principal dans la modification des espèces, bien que d’autres agents y aient aussi participé » [1].

Et pour poursuivre dans le darwinisme, jamais Darwin n’a parlé de « loi du plus fort ». Sa théorie repose sur la « survie du plus apte », ce qui est totalement différent. Donnons un exemple : les dinosaures étaient de loin « plus forts » que les mammifères il y a 70 millions d’années. Ceci au point que ces derniers avaient une position marginale dans l’écosystème de l’époque : toute tentative de leur part de prendre « une place au soleil » était vouée à l’échec du fait de la présence d’espèces dominantes bien plus fortes qu’eux. Puis, quand le grand bouleversement qui a abouti à la fin du Jurassique s’est produit (l’hypothèse la plus admise étant la chute d’une météorite géante), les mammifères se sont trouvés « plus aptes », mieux adaptés que les dinosaures au nouvel écosystème ainsi créé. Ces derniers, en disparaissant, ont laissé à nos ancêtres la place dominante devenue vacante. On peut parfaitement être à la fois plus fort ET moins apte : il existe par exemple une tendance évolutive générale vers le gigantisme dans l’évolution, qui se termine toujours par la disparition des espèces les plus grandes, les plus fortes, mais pas les mieux adaptées.

Parler de « loi du plus fort » comme de « loi du plus faible », c’est sortir de la théorie de l’évolution pour entrer dans le darwinisme social, et c’est tout autre chose : la nature n’a plus rien à y faire. Ce n’est pas parce que les tenants de cette idéologie se réfèrent à Darwin qu’ils ont quoi que ce soit à voir avec le darwinisme. Le terme de « lutte pour la vie » est lui aussi très ambigu, et Darwin montre bien qu’il n’est pas question de lutte, dans les mécanismes de sélection naturelle, mais de remplacement progressif d’une espèce moins bien adaptée par une autre, mieux adaptée au milieu où toutes deux vivent, sans qu’elles aient pour autant dû passer par le moindre conflit. Ici aussi l’exemple du remplacement des dinosaures par les mammifères est parlant : il n’y a pas eu « lutte » entre les deux classes. Mais la dérive de ce concept complexe vers la vision simpliste de « lutte » a rajouté un aspect guerrier à la « loi du plus fort », facilitant l’apparition du darwinisme social.

Le cycle vital d’une espèce passe par plusieurs phases, dont la première, évidemment « la plus faible », est celle qui va de la conception à l’âge autonome. Mais il faut bien comprendre une chose : ce n’est pas une phase ou l’autre de la vie d’un individu qui est plus ou moins adaptée : c’est l’espèce.

Ce qui compte, ce n’est pas la forme par laquelle va passer l’individu dans cette première phase : c’est la « stratégie » adoptée par l’espèce pour se reproduire. Sans entrer dans les détails, disons qu’il y a deux stratégies principales. La première est typique des poissons et de nombreux invertébrés : la femelle émet dans le milieu des centaines (voire des millions) d’œufs fécondés pratiquement dépourvus de réserves alimentaires, qui donnent des larves à l’éclosion, puis elle les abandonne à leur sort. La survie de l’espèce est alors probabiliste, le nombre de larves étant tel que quelques-unes survivront nécessairement à la prédation. Il suffit que, sur les milliers d’œufs qu’a pondus une femelle, un couple survive pour que la population se maintienne[2]. L’investissement énergétique et physiologique de l’espèce dans la reproduction est réduit, et en général aucune possibilité n’existe de transmission « culturelle » de la mère à l’enfant. La seconde est commune aux mammifères et aux oiseaux (et à certaines espèces plus primitives) : très peu de rejetons,  d’une dizaine à une centaine dans la vie de la mère, mais qui sont protégés d’une part pendant la vie embryonnaire (soin aux œufs ou vie intra-utérine), d’autre part pendant la croissance, jusqu’au moment où le jeune devient autonome[3]. Peu de rejetons, mais un très lourd investissement de la mère pour qu’ils survivent[4]. C’est bien sûr le cas de l’homme, cas extrême d’ailleurs puisqu’il s’agit de l’espèce qui présente la croissance la plus lente – et de loin – dans tout le règne animal. Il ne faut donc pas regarder séparément la vie larvaire et la vie adulte, mais l’ensemble des deux. Si la sélection naturelle se porte sur l’individu, c’est au niveau du succès reproductif de l’espèce qu’elle se mesure. Elle ne s’applique pas aux seuls embryons, mais au cycle vital tout entier.

Ces concepts assimilés, nous pouvons entrer dans le livre lui-même, pour voir ce que l’auteur en fait.

Quelques citations :

« Il suffit de regarder du côté de l’évolution, qui fait émerger des formes de vie de plus en plus sophistiquées pour comprendre que la nature a prévu de protéger les plus faibles encore embryonnaires, en les confiant au rempart du corps même de la mère, ce que l’on a appelé « l’invention mammifère » (…) La prétendue « loi du plus fort » en sort invalidée, dégradée en sophisme intéressé. C’est en réalité une « loi du plus faible » qui règne, et a permis la vie des mammifères que nous sommes ».  

Il y a là une vision très réductrice de ce qu’est la vie, puisque les  « lois » du plus fort ou du plus faible ne font pas la distinction entre les différentes phases du développement d’un individu. Le plus apte, si l’on suit Darwin, est celui qui a pu réaliser un cycle dans lequel le succès global de toutes les phases du développement, y compris dans ses parties « les plus faibles », sont viables. Elles peuvent l’être par le nombre ou par le soin et la protection des parents. Pour les espèces protégeant « les plus faibles » (leurs rejetons), il n’y a pas de différence (hors les différences physiologiques) entre un mammifère, un oiseau, un hippocampe, une fourmi.

« Il y a donc lieu de chercher quelle est la vraie loi de la vie, si ce n’est pas et ne peut pas être la loi du plus fort, désormais considérée comme un simplisme intenable (…). La prétendue loi du plus fort n’est donc ni une loi au sens des « lois de la nature », ni surtout, point décisif, la loi qui règne parmi les animaux ».

C’est tout à fait juste, mais cela s’applique aussi mot pour mot à la loi du plus faible. Nous pouvons généraliser le propos de F. Guery sur la loi du plus fort pour déclarer que les lois du plus fort et du plus faible ne sont pas à proprement parler des lois, mais plutôt des mécanismes. Ceci nous mène à devoir tenter de trouver ces fameuses lois « qui règnent parmi les animaux », qui définissent la vie. Sur ce sujet, F. Guery cite Aristote pour qui « par vie, nous voulons dire la propriété de soi-même, se nourrir, croître et dépérir ». Cette définition est devenue largement insuffisante à l’heure actuelle. Je suis convaincu qu’il n’y a en effet qu’une « loi de la nature » en ce qui concerne la vie, et je suis d’ailleurs étonné qu’elle ne soit pas plus souvent inscrite dans sa définition, dont je propose l’énoncé suivant : « La vie est apparue sur terre quand un ensemble de molécules organiques s’est auto-organisé autour d’un « projet », qui est la reproduction ». Autrement dit, quand cet ensemble a été doté d’une téléonomie, d’une orthogenèse, d’un moyen de lutter contre l’entropie destructrice de toute organisation[5]. Comment l’apparition d’un tel projet a-t-elle pu se faire ? Comment un ensemble disparate et inerte, donc sans volonté[6] propre, a-t-il pu « vouloir » se réunir autour d’un tel projet et en faire la grande loi biologique ? C’est tout le mystère de la vie. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les expériences faites pour « recréer la vie » ont toutes été des échecs complets : on peut aboutir à l’apparition des conditions favorables à la vie (par la fabrication abiotique des molécules biochimiques constitutives de cette vie), jamais à celle de la vie elle-même. Et c’est compréhensible, aucune loi de l’évolution ne pouvant évidemment s’appliquer à la matière inerte : il ne peut exister aucune « motivation » aucune loi préalable, aucune sélection naturelle qui puisse pousser le « non-vivant » à acquérir cette fonction vitale de reproduction. Ce projet exige en effet que se construisent spontanément une organisation extrêmement complexe, des cycles biochimiques nouveaux, des dépenses d’énergie gratuites, un changement brutal de paradigme, tout ceci autour d’un but précis, ce qui est impossible et incompréhensible au sujet d’un ensemble inerte, même auto-organisé, soumis passivement à l’entropie. Un virus, l’une des formes vivantes les plus simples, formé (pour simplifier) d’une protéine et d’un acide nucléique (ADN ou ARN) a une constitution bien moins riche en éléments et molécules que cette « soupe biochimique » obtenue de façon abiotique. Néanmoins il possède ce projet qui organise toute sa vie vers la reproduction. Il y a là un mystère de l’origine de la vie que (pour le moment au moins) la biologie n’explique pas. Au point que la seule façon de sortir de cette impossibilité d’apparition naturelle, spontanée, de la vie, est de faire l’hypothèse de la panspermie, de la vie venue du cosmos, ce qui ne fait que reculer le problème. Il a bien fallu qu’à un moment donné, sur terre ou ailleurs, la vie apparaisse.

Si cette loi essentielle est juste, la reproduction, le succès reproductif, deviennent la seule motivation réelle de l’individu. On le perçoit tout particulièrement à partir du moment où a été « inventée » la reproduction sexuée. L’accouplement pour la fécondation est un moment critique de la vie, où le couple devient particulièrement vulnérable à la prédation, et qui coûte cher en dépense d’énergie « gratuite », c’est-à-dire sans bénéfice direct pour l’individu. Il a alors fallu inventer des « récompenses » qui soient si fortes que le danger lié à l’accouplement en vaille la peine. Il s’agit évidemment de l’orgasme. Puis il a fallu installer aussi une autre récompense pour forcer les parents à dépenser de l’énergie non plus pour leur vie propre, mais pour élever des rejetons. Le désir d’enfant et ses suites ont été la réponse de l’évolution à ce stade[7]. Et ces récompenses sont d’autant plus grandes que le système nerveux de l’animal est plus développé, pour atteindre son pic chez l’être humain.

Cette loi de reproduction inclut évidemment toutes les étapes du cycle vital, de la fécondation à la mort, quelles que soient les « faiblesses » ou « forces » de la vie embryonnaire, fœtale et juvénile. Les « Lois » du plus fort et du plus faible ne sont pas pertinentes. Ce qui n’est pas le cas de la survie du plus apte.

« Chez Darwin, la sélection opérée par les éleveurs en vue de la reproduction sert de modèle pour expliquer la « sélection naturelle », concept contradictoire en soi, où personne ne sélectionne, quoique des animaux soient constamment sélectionnés (…). Darwin fait donc à la fois de la reproduction un critère et une variable amovible, puisque selon sa conception, la nature ne sélectionne pas « pour » la reproduction, c’est-à-dire sexuellement, mais par élimination des moins aptes, ce qui a été traduit de façon tendancieuse par le darwinisme social comme « élimination des plus faibles », donc selon une loi des plus forts, une doctrine de la force ».

Deux remarques.

La première est que Darwin s’est bien posé la question de la sélection par le sexe et a écrit un gros livre sur ce sujet, dont F. Guery parle d’ailleurs à plusieurs reprises. La sélection sexuelle existe bel et bien dans la nature, et c’est pour expliquer cette apparente contradiction entre une sélection naturelle indifférente à toute logique évolutive et la réalité, qui rend le mâle (le plus souvent) porteur de signaux à objectifs sexuels évoluant vers des manifestations de plus en plus marquées, au point qu’ils deviennent des handicaps pour sa propre sauvegarde. Le paon doit vivre avec sa longue traîne, bien peu pratique pour se sauver des griffes d’un prédateur. Et pourtant son évolution va dans le sens d’une roue toujours plus imposante, donc d’une aptitude à la survie toujours plus faible,  simplement parce que la femelle préfère s’accoupler avec le mâle qui s’enorgueillira de la roue la plus spectaculaire, et transmettra donc ce trait à ses rejetons. C’est pour expliquer cette logique évolutive contraire à la sélection naturelle que Darwin a dû ajouter ce mode de sélection sexuelle dans sa théorie.

La seconde, c’est que ce que F. Guery appelle un « concept contradictoire » m’a paru confus : la sélection naturelle sélectionne exactement de la même façon que celle des éleveurs, par élimination. Le sélectionneur élimine lui aussi tous les individus qui ne correspondent pas à ses critères, comme le fait la sélection naturelle. La seule différence est que, au contraire du sélectionneur qui a une idée précise de ce qu’il veut obtenir, qui applique donc un schéma de « logique évolutive », la sélection naturelle ne choisit pas activement un trait : elle laisse l’environnement éliminer ceux des individus qui ne possèdent pas celui dont ils auraient besoin pour survivre dans leur milieu, ce qui prend évidemment beaucoup plus de temps, est beaucoup plus aléatoire et ne permet pas, dans la vision darwinienne, d’expliquer une quelconque logique évolutive. Logique que le biologiste retrouve pourtant un peu partout dans l’arbre de la vie. De la même façon ni le sélectionneur ni l’environnement ne sélectionnent « pour » la reproduction, mais sur un trait biologique donné.

La remarque que la nature ne sélectionne pas « pour » la reproduction » est elle aussi ambiguë. Il est vrai que le critère reproductif, qui est déterminant, n’est pas la cible de la sélection naturelle. Mais la « meilleure adaptation » de l’individu ne se mesure qu’en termes de succès reproductif : une espèce incapable de se reproduire ou dont les rejetons ne peuvent passer l’épreuve de la prédation sera de toutes façons éliminée.

Ces critiques n’enlèvent rien à la pertinence des observations de l’auteur sur le darwinisme social, et l’affirmation que « l’élimination des moins aptes (…) a été traduite de façon tendancieuse par le darwinisme social comme ‘élimination des plus faibles’ », est tout à fait juste.

« Dans le vaste domaine de la reproduction des vivants, c’est le mode « ovipare » , le statut d’œuf de la progéniture, qui est en soi un handicap majeur, puisque les plus faibles, en gestation, sont séparés des parents, qui les protégeraient en principe, et exposés aux dangers d’un milieu où la nourriture, celle qu’ils constituent, est recherchée en priorité ».

Si l’on excepte les mammifères et les « ovovivipares » (serpents, requins, quelques poissons et invertébrés), tous les animaux à reproduction sexuée sont ovipares. Il y a néanmoins une différence énorme entre les oiseaux et les sardines : celles-ci en effet relâchent dans l’océan des millions d’œufs et ne s’en préoccupent plus (sauf éventuellement pour les manger), quand ceux-là ont vis-à-vis de leurs œufs et de leurs juvéniles les mêmes comportements que les mammifères ; protection pendant le développement embryonnaire (dans l’œuf comme dans l’utérus), alimentation et éducation des jeunes, etc. Dans le sens que veut leur donner l’auteur, « ovipares » est un groupe trop disparate pour pouvoir être décrit comme un seul ensemble. Quand il dit « ovipare », il faut donc comprendre de façon plus restrictive : « les animaux qui abandonnent leurs œufs immédiatement après la ponte ».

« La descendance des ovipares ne vient donc prolonger l’espèce qu’à la marge, si bien que leur manière de donner la vie consiste surtout à aider les prédateurs à se nourrir (…). La reproduction a lieu quand même, comme en témoigne la survie de ces espèces plus habiles à vivre elles-mêmes qu’à transmettre la vie ».

Cette phrase pose de gros problèmes à tout biologiste, pour qui le seul critère de différentiation est dans la stratégie de reproduction. Donner une « note » aux morues, plus faible qu’aux mammifères, sur la seule capacité de soin donné aux descendants, n’a aucun sens. Ce qui compte, c’est le succès reproductif, la capacité à produire une nouvelle génération viable. Tout le reste est insignifiant. La descendance des ovipares (dans le sens donné par l’auteur) ne vient pas « prolonger l’espèce qu’à la marge », elle s’est développée suivant une stratégie adaptée à l’espèce pour permettre la succession des générations. C’est le seul critère important, celui qui aboutit à la survie ou à l’élimination de l’espèce.

Pour en faire une démonstration « par l’absurde », je m’étais amusé naguère à construire un modèle d’écosystème improbable formé de trois espèces : une algue planctonique, un crustacé planctonique phytophage et un poisson carnivore. Celui-ci se nourrissait du plancton durant sa phase juvénile puis, une fois adulte, avait comme aliment exclusif ses propres juvéniles. Sous certaines conditions de croissance, de fécondité et de développement larvaire, ce système était viable, dans le sens où un cycle complet du poisson était possible. Et c’est tout ce qui compte pour la vie de l’espèce.

Enfin on peut trouver, disséminé dans le texte, quelques erreurs de biologie souvent liées à l’ambiguïté de la définition des ovipares. Penser qu’il soit plus difficile pour un mammifère de mettre bas que pour un ovipare de pondre, puisque l’ovipare émettrait un œuf minuscule alors que le mammifère donne le jour à un jeune tout formé, ne tient pas : l’œuf de poule a la taille qu’atteindra à l’éclosion le jeune poussin qui se développe en lui. La seule différence est que la ponte se fait alors que l’embryon est en effet minuscule dans l’œuf, alors qu’au même âge celui du mammifère est encore dans l’utérus. Et encore, cela n’est pas valable pour les marsupiaux, qui mettent bas un fœtus qui va se réfugier dans la poche de la mère pour y poursuivre son développement. L’observation est valable pour une morue, pas pour un oiseau ou un requin. Enfin d’autres espèces, en particulier les insectes sociaux (fourmis, abeilles, termites), si elles pondent en effet des œuf minuscules, les soignent et les protègent aussi efficacement dans la fourmilière ou la ruche qu’un mammifère dans son utérus.

« C’est pourquoi une histoire des mammifères doit être suivie à la trace, pour mieux comprendre la vérité de cette loi de la vie, dégagée des faux-semblants : « la loi du plus faible ». Cette loi de nature semble contre-nature, si on estime que l’élimination des plus faibles est « naturelle », conforme à la nature fragile de la vie ».

Passons sur la nature fragile de la vie, qui est infirmée par tous les faits, surtout depuis qu’ont récemment été découvertes les oasis des grands fonds marins, et que des bactéries ont été retrouvées dans tous les milieux que possède la terre : une fois réalisée cette impossibilité absolue, cette invraisemblance totale qu’est la création de la vie, rien n’a été plus « fort » qu’elle, qui a durablement transformé notre planète tout entière et a survécu à tous les bouleversements climatiques, tectoniques, cosmiques etc..  Mais je suppose que l’auteur ne parlait pas de la vie en général, mais de celle des embryons et des larves. Quant au reste, je l’ai déjà signalé, sa vision sur « la loi du plus faible » ne repose sur aucune réalité biologique. On comprend pourtant son propos s’il s’agit (ce que je crois) d’une critique non pas de l’évolution (darwinienne ou pas), mais du darwinisme social, critique que je partage complètement. Le darwinisme social fait en effet lui aussi cette erreur, en transformant « survie du plus apte » en « loi du plus fort », concept qui n’a aucun sens biologique, et qui est élaboré dans le seul but de donner un vernis scientifique à une position philosophique intenable. Il est dommage que, pour élaborer cette critique parfaitement fondée, François Guery ait dû donner une image aussi biaisée de la biologie et de la théorie de l’évolution.

« La nature n’est pas darwinienne ».

Et en parlant de la théorie de l’évolution, il faut peut-être dire aussi quelques mots sur la deuxième partie du titre du livre : « la nature n’est pas darwinienne », que l’on pourrait traduire, pour rendre la remarque plus explicite, par son corollaire : « il existe une logique évolutive ». C’est bien sûr une tout autre question, qui a fait couler beaucoup d’encre depuis Darwin et Lamarck, celui-ci admettant l’existence d’une orthogenèse dans sa théorie du « transformisme », quand la sélection naturelle de celui-là exclue par définition la possibilité d’un « projet évolutif ». Alors, un tel projet évolutif existe-t-il dans la nature ? Ou, pour suivre l’auteur dans le plan de son livre en se concentrant sur une phase du cycle vital : l’embryogénèse est-elle darwinienne ? Les embryologistes sont souvent très réservés face au darwinisme, qui n’explique pas l’orthogenèse démontrée du développement embryonnaire. Et beaucoup de biologistes, de paléontologistes et d’éthologistes ont retrouvé cette logique évolutive dans de nombreuses lignées d’espèces (P. P. Grassé, par exemple, un des plus grands biologistes et évolutionnistes français, reconnu pour son œuvre scientifique, était résolument anti-darwinien). Même des darwinistes « historiques » comme Ernst Mayr ont été forcés d’admettre que la question méritait d’être posée : « Toutes les théories défendant l’orthogenèse ont fini par être réfutées, mais on ne peut cependant pas ignorer la littérature qui s’y rapporte. Les représentants les plus éminents de l’orthogenèse, paléontologistes ou autres, étaient de fins observateurs et ils apportèrent des preuves fascinantes de l’existence de tendances évolutives et de contraintes génétiques durant l’évolution. Ils ont eu raison de souligner qu’une grande partie de l’évolution est, au moins superficiellement, « rectiligne ».[8]

C’est donc sans surprise que l’on trouve dans les rangs des embryologistes les adversaires les plus virulents (et qui posent les questions les plus sérieuses) au darwinisme. C’est en effet durant l’embryogenèse[9] que se passent les phénomènes d’orthogenèse les plus spectaculaires, et l’on peut suivre Monod quand il écrit dans « Le Hasard et la Nécessité » : “Il est parfaitement vrai que le développement embryonnaire est l’un des phénomènes les plus miraculeux d’apparence de toute la biologie”. Peut-on pour autant être embryologiste et darwinien ? Un livre déjà ancien de Rosine Chandebois[10], « Pour en finir avec le darwinisme », déclare très clairement que non. Tous les embryologistes ne sont évidemment pas de cet avis, mais il est certain que tant que les questions qu’ils posent ne seront pas résolues, il restera des doutes sur les capacités de la sélection naturelle à expliquer toute l’évolution. Il ne faut pas non plus négliger les thèses hâtivement étiquetées comme néo-lamarckiennes[11] qui font du cytoplasme et des acides nucléiques qu’il contient un des responsables de l’évolution, via des mécanismes épigénétiques. Il y a là une tentative de mettre en œuvre une autre analyse des mécaniques évolutives, qui prend comme base de démonstration l’observation que l’ontogenèse (donc la phylogenèse ?) n’est pas sous la coupe directe du stock génétique. Cette observation est intéressante car elle démontre le risque qu’il peut y avoir à faire du « gène égoïste » (Dawkins) l’acteur unique de l’évolution. Mais nous sortons ici de l’analyse du livre de François Guery.

La question est sans doute mal posée : il ne faut pas se demander si la nature est darwinienne, mais si l’homme est strictement inféodé à des processus darwiniens ! C’est seulement dans la réponse à cette question que l’on peut savoir si le darwinisme social est une théorie pertinente ou pas.

Admettons pour simplifier que la nature soit darwinienne, puisque son seul souci est de permettre à une espèce de se reproduire, et que si cette dernière n’y arrive pas elle doit disparaître ou évoluer. Mais l’homme ? Dans tout son fonctionnement « animal », dans son évolution du primate à Homo sapiens via les différents stades anthropoïdes, il l’est sans aucun doute. Il reste que son comportement présente plusieurs moments ou caractéristiques essentiels où la « loi du plus fort » n’est pas applicable. Sont-ils anti-darwiniens pour autant ?

Citons-en deux. Le premier reprend le thème principal du livre de F. Guery : le soin donné aux petits. On considérera comme « non-darwinien », tout ce qui coûte de l’énergie à un individu sans lui donner d’avantage reproductif. On pourrait penser que c’est le cas des soins aux petits, qui peuvent aller jusqu’au sacrifice des parents pour la survie de leurs enfants. Ce comportement n’est pas propre aux humains, il se retrouve chez toutes les espèces qui élèvent leurs rejetons. Tout le monde connaît par exemple le comportement de la cane qui simule une blessure pour attirer un prédateur et l’éloigner de ses canetons, puis s’envole une fois celui-ci trop loin pour être un danger. Cette généralisation du comportement de soins nous laisse soupçonner qu’il est complètement darwinien. Dawkins, par exemple, l’interprète comme une forme de protection du « gène égoïste » : je me sacrifie parce qu’ainsi mes gènes passent dans la génération suivante. L’invocation de Jean-Marie Le Pen, qui « aime mieux son fils que son frère, son frère que son cousin, son cousin que son voisin, etc. » s’explique bien dans le cadre de la théorie de Dawkins, par la proportion de gènes partagés entre père et fils, frère, cousin, voisin etc. L’altruisme appliqué à sa famille génétique est darwinien. D’autres comportements qui semblent eux aussi sortir des rails darwiniens, puisqu’ils ne permettent pas la transmission du patrimoine génétique de l’individu, comme l’homosexualité ou l’adoption, peuvent trouver sans problème des explications éthologiques compatibles avec le darwinisme : l’empreinte, qui marque de façon indélébile l’individu prépubère, en est probablement l’un des facteurs principaux. Entrer dans l’explication de la genèse de ce comportement nous mènerait hélas trop loin de notre sujet.  Mais en conclusion, ce comportement de protection s’explique parfaitement par la sélection naturelle.

Un autre exemple est un comportement commun à toutes les espèces de vertébrés supérieurs : l’inhibition des comportements agressifs face à un juvénile. Konrad Lorenz avait montré de façon convaincante que cette réaction était liée aux proportions anatomiques des juvéniles (taille des yeux, front, morphologie faciale, etc.).

Ce comportement de non-agression vis-à-vis des juvéniles est si puissant qu’il arrive à un animal de l’appliquer aussi à d’autres espèces que la sienne. Cela explique les relations surprenantes inter-espèces, que l’on pourrait nommer « le comportement ‘Mowgli’ », où une espèce aide au développement d’un juvénile d’une autre espèce et l’adopte comme s’il s’agissait du sien. L’empreinte  joue alors, encore une fois, et le jeune de son côté finit par se prendre pour un individu de l’espèce qui l’a élevé. Là aussi, on pourrait penser que, puisque ce comportement n’apporte rien à la transmission de ses propres gènes et constitue donc une dépense énergétique inutile, il sort du darwinisme. Ce comportement altruiste, qui n’est pas propre à l’homme, peut cependant lui aussi être assimilé à la retombée d’une adaptation darwinienne, la protection de ses propres rejetons. La sélection naturelle a si profondément ancré cette exigence comportementale dans l’individu qu’elle « bave » et s’applique à toutes les espèces qui partagent ces proportions. La sélection d’animaux de compagnie « attendrissants » qui présentent ces traits (petits chiens à museau raccourci, chats domestiques, etc.) est probablement réalisée pour satisfaire ce comportement instinctif chez l’homme. En bilan, ce comportement d’aide au plus faible est lui aussi indubitablement d’essence darwinienne.

Finalement, y-a-t-il chez l’homme des comportements non darwiniens ? Si l’on pouvait en trouver quelques-uns, cela montrerait qu’il est possible chez l’être humain de « sortir » du conditionnement lié à la sélection naturelle, de développer de façon purement culturelle un comportement volontaire, qui échappe tout autant à la mécanique darwinienne, puisque cela ne rend pas l’individu plus efficace, qu’aux théories du gêne égoïste de Dawkins, puisque le gêne du porteur n’est en rien favorisé par ces actions. Un tel comportement prouverait l’inanité du darwinisme social, puisque celui-ci prétend que l’on ne peut échapper à la « loi du plus fort », qui serait une loi naturelle à laquelle tous les hommes seraient soumis.

Pour ma part je pense qu’il y en a au moins un. Il s’agit de ce que l’on pourrait généraliser sous l’appellation « Amour du prochain ». Il n’est pas question ici de faire de la théologie, mais de noter qu’il existe un comportement non explicable par la sélection naturelle. Rappelons toutefois que, pour être considéré comme tel, l’amour du prochain ne doit pas être un lien affectif, de ceux que tout vertébré supérieur peut éprouver pour un compagnon (sexuel ou pas, de son espèce ou pas). Il peut même être éprouvé sans qu’aucune attirance inter-individuelle puisse l’aider à s’installer, vis-à-vis d’un « prochain » particulièrement antipathique.

Il n’est plus question ici d’affinités liées à la proximité génétique, ni même d’une extension d’une réaction comportementale puissante, mais d’une réaction consciente, volontaire, parfois difficile à mettre en œuvre, parfois même complètement rejetée, qui s’applique à tout autre être humain, connu ou pas, même (surtout) s’il s’agit d’un ennemi ! Il est clair que nous sortons là de la mécanique classique de sélection naturelle. On ne rencontre pas ce comportement dans le reste du règne animal : il n’a donc pas pu être transmis par l’évolution. Au contraire des comportements affectifs qui existent entre la mère et le petit, voire entre deux individus du même groupe ou de groupes différents, et qui sont partagés par l’homme, il s’agit bien ici d’un comportement complètement dégagé de toute pression innée, d’une réaction dont le bilan individuel est  « négatif » (dans la conception darwinienne) puisque cela coûte de l’énergie à l’individu sans rien lui rapporter en termes de bénéfice individuel ou évolutif. Il faut signaler aussi que cette doctrine de l’amour du prochain qui est appliquée (ou devrait l’être) par une grande partie de l’humanité (mais pas par toute, ce qui montre bien son caractère non darwinien), est apparue très récemment, puisqu’elle s’est surtout développée à partir du discours du Christ sur les Béatitudes, prononcé il y a 2000 ans. Et même en lui donnant l’âge de ses premières représentations il y a au plus 4 000 ans (dans l’Ancien Testament), l’espèce humaine ayant autour de 3 à 500 000 ans, on voit qu’il s’agit d’une apparition très récente. Il n’est pas étonnant que les tenants purs et durs du darwinisme soient complètement opposés à ce comportement, et se rangent le plus souvent dans le camp des athées (voire des anti-religieux) : opposition que l’on comprend bien, puisqu’il s’agit là d’un phénomène qui « sort » l’homme de la biosphère et du dogme de la sélection naturelle, pour en faire un être à part. Le darwinisme social réagit dans le même sens encore plus violemment, puisqu’il affirme que seul « le plus fort » mérite de vivre : doctrine absolument contraire à l’amour du prochain.

Plutôt que de rechercher dans la biologie une douteuse « loi du plus faible » qui puisse réfuter le darwinisme social, c’est probablement dans ce domaine, où une action n’a pas d’explication évolutionniste, qu’il aurait fallu chercher une loi, là où l’être humain montre ses capacités à s’opposer à des règles évolutives universelles. Et en allant plus loin, on peut penser que cette capacité est aussi le point essentiel qui sépare d’une barrière infranchissable l’être humain de l’animal, de deux façons : d’une part un concept comme celui-ci est complètement étranger au règne animal ; d’autre part il n’y a pas d’exemple dans la zoosphère d’espèce ou d’individu qui soit capable, comme l’homme, de s’opposer à son conditionnement naturel pour développer des actions purement volontaires, entièrement gratuites, désastreuses si l’on pense en termes de gène égoïste, non inscrites dans son héritage évolutif. Notons d’ailleurs que ce n’est pas facile non plus pour l’homme. Mais c’est possible.

Toute la partie suivante du livre de François Guery m’est d’une certaine façon inaccessible, ou tout au moins mes remarques ou critiques potentielles n’auraient aucune valeur. Il s’agit des chapitres 5 et 6 et en grande partie du chapitre 4, pour lesquels ma culture philosophique est trop faible pour me permettre d’en faire l’analyse.

Mais une partie au moins du chapitre 4 m’est accessible : elle concerne le fœtus. J’avoue que je ne comprends pas trop la différence faite (pas seulement par l’auteur, qui ne fait que reprendre des considérations existantes dans la littérature) entre l’embryon et le fœtus. Il me semble que la différence faite, cette limite « physiologique » entre les deux états, est très arbitraire. L’individu est créé dès la fécondation, et il possède potentiellement toutes les caractéristiques qui en feront un être unique à la naissance et jusqu’à sa mort. Etablir une frontière définie par l’âge entre les deux a surtout servi à « justifier » l’IVG, puisque cette frontière entre l’embryon et le fœtus permet de déclarer arbitrairement que l’embryon n’est pas un individu et peut être éliminé. La biologie n’a aucun argument réel pour permettre d’établir cette frontière. Mais là aussi, entrer dans cette réflexion nous entrainerait trop loin.

Enfin les dernières pages du livre permettent de rencontrer un autre comportement non darwinien, dégagé cette fois de toute connotation religieuse. Ces pages parlent de sexualité, et de la séparation faite entre la biologie (il faut deux sexes différents pour qu’un ovule naisse et soit fécondé) et la culture, qui possède maintenant les outils permettant de passer par-dessus cette limitation physiologique. Ce point est important, car il se situe dans le droit fil d’une série d’émancipations (apparentes) de l’être humain vis-à-vis des contraintes de la biologie. Reprenons : la loi fondamentale qui définit la vie est l’existence d’un projet de reproduction et de transmission des caractéristiques spécifiques et individuelles d’une génération à l’autre. Dans ce « but », et pour permettre le comportement de reproduction, il a fallu qu’apparaisse une « récompense » à l’accouplement, période vulnérable et coûteuse pour les individus. Plus le système nerveux est développé, plus la conscience du risque est élevée et, par conséquent, plus la récompense doit être forte. Mais elle n’est pas explicite : pour l’immense majorité des mammifères par exemple, les individus qui s’apparient le font pour obéir à leur instinct et pour obtenir cette récompense. Pas pour avoir des rejetons. Les espèces les plus évoluées ont d’ailleurs utilisé la sexualité pour d’autres objectifs que la procréation. C’est le cas des primates, qui l’utilisent comme facilitateur social, mais aussi des dauphins, et de nombreuses autres espèces. Sexualité et fécondité ne sont donc pas éthologiquement et psychologiquement liées, si elles le sont du point de vue de la sélection naturelle. L’homme est allé encore plus loin dès que la technique le lui a permis, en bloquant par divers moyens le mécanisme de la fécondité (contraceptifs etc.), pour bénéficier de la « récompense » sans avoir à en subir les effets en termes de procréation. Dans cette optique, les étapes suivantes sont logiques : d’abord le découplage complet entre la procréation et la sexualité, ce qui permet le mariage pour tous, par exemple. Puis la déconstruction du genre, puisque la dualité mâle-femelle n’est plus une contrainte biologique. De ce point de vue nous sommes pratiquement arrivés au bout de ce qui peut se faire en termes de déconstruction. Nous rencontrons bien ici une autre manifestation « anti-darwinienne » du comportement humain, puisque ce dernier s’ingénie à trouver des méthodes pour réduire le succès reproductif.

Seulement ce comportement s’oppose par ses effets à un autre tropisme darwinien, beaucoup moins dominant mais d’autant plus incontournable : c’est le « désir d’enfant », très fort chez les vertébrés supérieurs où il s’est imposé pour « obliger » l’animal à soigner ses petits, puisque là aussi un tel comportement est risqué et coûteux en énergie. Il se manifeste en particulier, en cas d’échec reproductif, par l’adoption, le vol de juvéniles dans le nid du voisin, etc. Il a fallu alors rendre compatible une sexualité libérée de la fécondité et la présence d’enfants dans le foyer. D’où la PMA, et la GPA qui s’obtient en déplaçant un ovule fécondé d’une mère génétique à une mère porteuse. La fécondation in vitro, déjà utilisée pour la PMA, va immanquablement se prolonger dès que la technologie sera au point par la gestation en cuve artificielle ou dans une mère porteuse non humaine, puis toute cette phase transitoire s’achèvera dans le transhumanisme, qui permettra à la fois d’obtenir cette récompense d’une sexualité devenue étrangère à la reproduction, et d’en finir avec la procréation puisque la prolongation indéfinie de la vie de l’individu (comme succédané de sa transmission) rend inutile la naissance de générations successives ; les reliquats psychologiques éventuels du désir d’enfant pouvant être satisfaits par un transfert sur des animaux de compagnie « mignons » élaborés par manipulation génétique.

En conclusion, pour répondre à la remarque de François Guery que « la nature n’est pas darwinienne », et sans entrer dans les disputes entre évolutionnistes darwiniens et non darwiniens, il semble plus juste de dire que « la nature humaine n’est pas exclusivement dépendante de l’évolution (darwinienne ou pas) ». Quant aux lois du plus faible ou du plus fort, elles n’ont en réalité jamais eu leur mot à dire.

François GERLOTTO

 

[1] Souligné par moi (Introduction à l’Origine des Espèces. Traduction française reprise de l’édition de 1876, Editions Maspero, Paris, 1980)

[2] Voir par exemple le livre de Didier Gascuel sur la « pêchécologie », dont Royaliste a fait la recension récemment (Royaliste n°1252).

[3] Ce qui n’empêche pas que cette partie de l’existence soit en effet la plus problématique : jusqu’à une époque récente, il fallait qu’un couple humain ait en moyenne six enfants pour que deux atteignent l’âge adulte.

[4] Il existe d’autres stratégies, comme celles des insectes sociaux, mais leur analyse nous ferait sortir des limites de cette analyse

[5] Sans bien entendu que la loi générale de l’entropie soit remise en cause, la lutte contre l’entropie du système vivant se faisant au détriment d’une organisation plus générale, incluant les sources extérieures d’énergie. Le paradoxe apparent de la vie luttant victorieusement contre l’entropie est expliqué dans une multitude de travaux, tout ceci sans aucune ambiguïté.

[6] Bien entendu il ne s’agit pas d’une volonté explicite, mais de l’irruption d’un projet commun dans une bouillie de molécules organiques.

[7] Ceci ne concernant pas les animaux qui se contentent d’émettre des œufs dans la nature.

[8] Ernst Mayr. Darwin et la pensée moderne de l’évolution, Ed. Odile Jacob, Paris, 1993.

[9] il n’est peut-être pas inutile de signaler l’impact de la fameuse assertion de Ernst Haeckel au XIXe siècle : “l’ontogenèse retrace la phylogenèse”, qui a fortement influencé la réflexion sur l’évolution, et peut-être pas dans le sens que l’on pense : un mécanisme complètement déterministe, l’ontogenèse, s’il retrace la phylogenèse, induit à penser que cette dernière est aussi “logique” et déterminée que la création de l’individu à partir de l’œuf.

[10] Rosine Chandebois. Pour en finir avec le darwinisme. Une nouvelle logique du vivant. Espaces 34, Montpellier, 1993.

[11] Nous utiliserons ce terme « néo-lamarckien » dans son sens le plus reconnu, qui est descriptif d’une école pour laquelle les caractères acquis peuvent, d’une façon ou d’une autre, être transmis. Mais nous rappelons que cette « déviation » de la pensée de Lamarck est récente et que l’hérédité des caractères acquis n’est pas un concept plus lamarckien que darwinien.

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