Frédéric Farah : Redécouvrir Claude Roy

Mar 7, 2022 | Billet invité

 

 

Polythéiste, bien sûr. Je prie le dieu de l’étonnement de ne pas me déserter. Le dieu des oiseaux de ne me pas me priver d’ailes. Les dieux des eaux de me garder leur fraîcheur. La déesse de la pitié de me garder le pouvoir d’imaginer autrui et de me détourner de la sentimentalité. Le dieu de la sécheresse de me garder par jour une heure de coriacité.

Claude Roy, La Fleur du temps

 

Je veux bien partir et être très mort/ mais mes souvenirs seront-ils en vain/comme au fond des mers les galions pleins d’or/dormant dans le noir de l’eau sans chemins/ Mais nos souvenirs seront-ils vains

 Claude Roy, Poésies

 

L’homme est un être capable d’étonnement ; s’étonnant, il poétise, aime, divinise.

Octavio Paz, L’Arc et la Lyre

 

 

Le 13 décembre 1997, Claude Roy nous quittait vingt-quatre ans après un grand silence, aucune manifestation pour célébrer sa mémoire. Rien n’est venu, pas un signe, pas un éditorial.  La cause était entendue, il fallait laisser tranquillement œuvrer l’oubli sans que nous vienne même l’idée de le déranger. D’ailleurs de son vivant, Claude Roy se reconnaissait cinq mille lecteurs constants et dans un mélange inconfortable d’ironie et d’inquiétude déclarait qu’« il y a des jours où je m’accorde une petite chance de « survivre », (….), on s’étonnera peut être doucement, de quelques vers surgis de moi un jour. Trois ou quatre de mes poèmes seront de temps à autre lus par des curieux, trouvant que ce n’est pas si mal pour un poète mineur du milieu du XXème siècle »[1]  Mais sans vouloir sombrer dans l’inutile boursouflure, ce silence oublieux nous paraît injuste et mérite réparation. Injustice mineure me direz-vous au regard de celles qui sans relâche s’abattent sur nos contemporains, mais la voix de Claude Roy est celle d’un juste que nous gagnerions à entendre. Voix claire, ferme et rassurante, qui peut s’élever au-dessus du brouhaha actuel et nous offrir des raisons nombreuses d’agir et de ne pas se détourner du sort de ces habitants du temps que nous sommes, pour se saisir d‘une expression qui lui était familière. Comme le disait son ami, l’écrivain Roger Grenier, tout portrait n’est jamais vraiment exact, mais je me risque à mon tour. Je me propose de vous livrer le portrait d’un honnête homme et d’un homme honnête dont le maître mot est l’étonnement. Ce portrait empruntera bien des chemins. Notre homme ne se laisse pas saisir facilement si l’on se fie à ce qu’il aimait dire, que je est plusieurs autres « L’Homme qu’on est tenté de dire civilisé dans la mesure où il apparaît plus complexe, se définit peut-être comme celui qui est capable du plus grand nombre possible de dédoublements et de réflexions » ou bien encore « il y a en effet alors une demi-douzaine de Claude qui habitent la même écorce. ». En effet, les étiquettes vont mal à celui qui se nommait lui-même polygraphe, terme qu’il s’était attribué pour désigner son insatiable curiosité.  « Toutes les notices sur mon travail dans les dictionnaires, les who’s who et les répertoires commencent par l’énumération inquiétante : « Poète, romancier, critique, essayiste, historien de l’art » …Si on est renfrogné, cela se traduit par polygraphe. ». Alors nous emprunterons les chemins de l’art, et de la littérature en particulier, ou ceux de l’amitié ou de l’amour, ou encore de la Chine et de la politique pour dessiner le visage d’un homme de lettres très attachant. Claude Roy me reprendrait sûrement car, qualifié de la sorte par Fernand Seguin dans une émission de la télévision canadienne Le Sel de la semaine, en 1969, il l’avait repris pour lui dire qu’être un homme c’est déjà beaucoup et que ce n’est pas facile. Mais avant d’emprunter ces chemins sinueux, quelques éléments de sa vie pour commencer afin que tout un chacun puisse le situer.

Il est né en 1915 à Paris, conçu lors d’une permission de son père mobilisé à la Guerre, et nous offre le récit savoureux, presque épique, de sa naissance dans le premier chapitre de ses mémoires Moi je. Son père est peintre et sa mère demoiselle des postes. Son enfance est charentaise entre Marencheville et Jarnac. La Charente c’est aussi le lieu de l’enfance, des amitiés et pas n’importe lesquelles. En effet, un autre charentais croise sa route et partage avec lui ce vice impuni de la lecture. Cet ami c’est François Mitterrand, son contemporain puisque né en 1916. Claude Roy l’évoque dans ses carnets : « nous lisions les poètes surtout moi peut être. Mais Mitterrand a toujours eu une part secrète, ou retirée.  Nous lisions moins l’histoire, les essais et les livres d’idées ». Compagnon littéraire plus que politique. Tous les deux montent à Paris en 1935. Années trente sous le signe de Maurras et Thierry Maulnier. Le jeune homme Claude Roy est un homme en colère contre son temps et les injustes conditions faites à ses semblables, mais aussi contre le système politique et économique de la Troisième République qui se délite sous ses yeux. Il rêve de devenir écrivain, étudie avec dilettantisme entre lettres et droit. Il a en tête ses modèles Diderot, Stendhal, pour ne citer que ceux-là et imagine de folles synthèses entre Malraux, Spengler, Bernanos, Proudhon, Nietzsche. La guerre approche, il court au-devant du danger, refuse son sursis, et est versé dans un régiment de chars en 1937. Ses deux années de caserne loin de se terminer s’ouvrent sur le second conflit mondial. En 1940 à Pagny sur Meuse, comme il l’a évoqué dans de nombreux livres, il saute de son char en flammes, il échappe de peu à une captivité en Allemagne, rompt à partir de 1941 avec certaines de ses amitiés et un certain milieu intellectuel de droite lorsqu’il découvre que ce dernier bascule dans l’antisémitisme. La rencontre avec Aragon est décisive et n’est pas pour rien dans son adhésion au communisme à l’hiver 1943. Il quitte alors son socialisme de droite pour un autre. La Résistance lui fait découvrir la force de l’amitié et de la fraternité, il va de maison en maison, joue avec le danger accompagné de sa première épouse, Claire Vervin. Danger d’autant plus présent qu’il résiste et partage les jours de Claire, qui est juive. En 1944, il participe à la Libération de Paris, et devient correspondant de guerre dans les armées britanniques et américaines. Il découvre effaré, anéanti, les horreurs de Bergen Belsen lors de la libération du camp par les alliés. Ses compte-rendus seront consignés dans un ouvrage publié après la guerre, Saison violente journal d’un témoin. 1943-1945, années d’engagements décisifs. La guerre lui donne un destin, conflit qui le marque à jamais. Après les moments d’illusion lyrique de la Résistance et de la Libération, il vit un drôle d’après-guerre : communiste mais sans adhérer pleinement au stalinisme tendance dissident, il demeure treize ans au PCF au prix d’une gymnastique bien fatigante pour justifier sa présence. Une période qui le voit fréquenter la rue Saint Benoît de Marguerite Duras, Dionys Mascolo, Edgar Morin, ou encore d’Elio Vittorini. Mais 1956 comme pour beaucoup de ses contemporains, c’est l’année des grands bouleversements. Le XXème congrès le laisse abattu. Exclu du PCF pendant un an, il demande sa réintégration mais elle est éphémère car le silence du PCF devant les événements de Hongrie représente pour lui l’inacceptable. Mais depuis la fin de la guerre, il se livre aussi à de nombreux voyages, et nous donne des clefs précieuses sur l’Amérique, sur la Chine. A partir de 1957, il entame sa collaboration avec France observateur qui devient le Nouvel Observateur, collaboration qui cessera avec sa mort. La guerre d’Algérie le voit comme un soutien à la cause de l’indépendance comme plus tôt pour celle de la Tunisie. Il signe le Manifeste des 121, mais exprime des réserves sur le FLN, sa stratégie, et s’inquiète de ses actions à l’heure de sa prise du pouvoir. Après son départ du PCF, il ne s’encarte plus nulle part mais n’abandonne en rien la cité et les hommes.  Comme il le disait à Robert Antelme, le meilleur homme qu’il ait jamais connu selon lui, s’intéresser à la politique c’est prendre des nouvelles de l’espèce humaine. Il ne pouvait se désintéresser d’elle. Être vivant si l’on sait le lire entre les lignes c’est être comptable des autres et être solidaire d’eux. Ici il n’est pas possible de faire jour à tous les combats ou pétitions qui furent les siens. Il faudrait insister sur le soutien qui fut le sien pour la dissidence à l’Est et ses luttes contre les différentes formes que pouvait prendre l‘oppression. La troisième et dernière césure dans sa vie c’est la maladie. En 1982, il apprend qu’il a un cancer du poumon et que son permis de séjour sur terre est menacé comme il le dit dans le premier volume de ses journaux de bord. La mort compagne toujours présente, désormais rode dans une proximité peu rassurante. Mais la mort, loin de calomnier la vie comme il le dit lui-même  lui donne l’occasion d’affirmer un oui à l’existence encore plus prononcé. Il entame alors six carnets qui couvrent vingt ans de vie ou presque de 1977 à 1995.

Donc trois césures clefs dans la vie de notre écrivain : la guerre, le communisme et la maladie. La guerre lui offre un destin, le communisme, l’espoir d’une fraternité possible et la réalisation d’une certaine idée du progrès. Espérance déçue qui l’a meurtri pour le reste de sa vie. Quant à la maladie, expérience particulière dont il a su parler avec une certaine grâce en se tenant ferme face à elle, mais sans forfanterie, fait naître un courage dont ses lecteurs savent lui être reconnaissant.  Permis de séjour, carnet de bord qui donne à voir à respirer, à réfléchir, à aimer. Livre à mettre entre toutes les mains, à lire sans modération. Rien n’y est sentencieux ou poseur. Simplement on trouve là un hommage appuyé à la vie à l’heure même où elle s’apprête à le quitter. Trois événements qui fécondent une certaine morale et nous disent tant et tant sur le métier de vivre.

Ces présentations faites, l’heure du portrait s’annonce, et c’est le sentiment du vertige qui nous gagne car l’œuvre est un continent vaste, plus de soixante livres de la peinture à la poésie aux livres pour enfant, des descriptions critiques si nombreuses, des livres sur le théâtre et j’en passe. Nous disions honnête homme et homme honnête.

L’expression d’honnête homme n’est pas le fruit du hasard car il aimait les moralistes du XVIIème et voyait dans l’idéal encyclopédique des Lumières son modèle dont Diderot lui semblait être la meilleure incarnation. Claude Roy était peut être le dernier encyclopédiste du XXème siècle, il s’est moqué de la spécialisation et a refusé de se saisir de terme qu’il moquait comme l’interdisciplinarité pour qualifier sa démarche.

« On a inventé il y a peu un mot neuf très pédant pluridisciplinaire. La chose est vieille comme l’esprit : les progrès du savoir naissent fréquemment de l’application à un domaine de ce qu’on a découvert hors de lui » Il préférait dire qu’il avait la « papillonne ». Il aurait rêvé d’écrire une théorie des correspondances car il se sentait relié aux hommes et au monde et que l’intelligence véritable était celle qui savait tisser le lien juste entre les choses : « mon rêve serait de trouver la clef universelle, le dénominateur commun, la structure fondamentale qui permettrait en effet de dégager la loi rendant compte des migrations d’oiseaux et de la peinture impressionniste, de la poésie chinoise et des variations de la démographie ». C’était sa manière bien à lui d’être religieux. Claude Roy, dans ce lien au monde, trouvait en quelque sorte sa religion. « Je n’ai de religieux que le sentiment très fort d’être relié. Relié au présent des autres, au passé de mémoire et d’immémoire, aux éléments et aux saisons, aux bêtes et aux plantes, au cosmos ».  A défaut d’y parvenir car il savait l’entreprise impossible, il s’est laissé guider par une curiosité toujours en éveil. Il trouvait en elle les ressorts pour être vivant et imaginer la vie devant soi. Il le disait, il avait « les yeux plus grands que le temps ». Le temps dont les mille manifestations énigmatiques, les dérobades, les chausses trappes, n’ont eu de cesse de peupler son œuvre et de devenir le support de sa morale. Se savoir passager du temps permet de construire une morale : « je préférerais définir la morale comme la nécessité dans un temps compté, et dans la vie unique des habitants d’un seul corps, de choisir un emploi du temps » Cette morale du temps ne fait pas de lui un harpagon de ses heures. Il ne s’agit pas de gagner du temps de se perdre dans des jouissances infinies mais de « savoir perdre son temps. « Pouvoir écouter patiemment la longue confidence d’un inconnu, se mettre en retard de son propre travail pour donner un coup de main ou d’esprit à quelqu’un qui en a besoin »

L’honnête homme qu’est Claude Roy a donc chaussé des bottes de sept lieues pour franchir les continents et les siècles, et n’a pas ménagé son temps, moraliste gargantuesque qui ne se lassait pas de découvrir les terres de la connaissance. De la Chine de Su Dung Po à Vauvenargues, en n’oubliant pas les précieuses leçons de Claude Levi-Strauss. Il a su faire provision des choses bonnes de la vie et s’enivrer des rencontres des jours si l’on peut jouer de termes qui lui étaient familiers.

Mais apprendre n’était pas un exercice pour apparaître brillant. Mais les livres et le savoir étaient la vie.

« Je ne mélange pas les êtres et les livres parce que j’essaie de traiter les livres comme ils me traitent c’est-à-dire d’homme à homme. Les livres sont des personnes, ou ne sont rien »

Cette idée a trouvé une résonnance particulière dans son amour de la littérature, dont la si belle défense méritait une réédition. Littérature compagne fidèle qu’il présentait comme l’utile inutile. Les grands livres sont pour lui la boîte aux lettres de l’humanité. Là sont contenues dans des lettres brûlantes, ou dans des libelles, ou dans des brûlots la force d’un amour la dénonciation d’une injustice, les folles ambitions et toutes ces questions auxquelles l’homme cherche à répondre. Claude Roy savait nous dire que ces classiques ont l’éternité pour eux et aussi pour nous et qu’ils se jouent des modes qui prennent à leur manière le chemin de l’éternel retour. La littérature dont il s’est fait le fervent porte-parole. Incroyable passeur, il a su faire découvrir de nombreux auteurs. Il est pour beaucoup dans la connaissance et la diffusion de l’œuvre d’Octavio Paz ou encore de Jacques Roubaud dont il a su évoquer l’immense talent dès les premiers écrits. Sans compter les portraits d’écrivains Stendhal, Giraudoux, Gide, Larbaud, Supervielle et tant d’autres.

Mais je crois que c’est la poésie qui dit mieux encore son œuvre. Elle est cette entreprise que « peut transmettre un poème, sa magie communicante, c’est le travail qui s’est accompli dans le poète, la contagion, bénéfique ou labourante, apaisante ou déchirante, d’un sentiment vrai et de sa domination, de son « apprivoisement » dans et par l’expression »

L’art, la littérature, le théâtre méritent partage pour les faire vivre c’est pourquoi il a tant aimé Jean Vilar et son TNP car ce dernier a su allier la culture belle et vivante avec ce goût de la culture pour tous. Souci constant chez Claude Roy qui a abandonné son esprit aristocratique et un peu méprisant de sa jeunesse pour se convertir à l’esprit démocratique. Esprit dont il donne la définition et qui n’a rien perdu de sa vivacité et de sa justesse, « l’esprit démocratique est beaucoup plus difficile à exercer que l’esprit aristocratique. Il faut davantage de patience, l’effacement de soi, de désespoir transmué en espoir, pour considérer que l’homme est cela qui doit être aimé comme s’il était aimable, afin qu’il ait une chance de le devenir, plutôt que cela qui ne peut être qu’écrasé et conduit à la trique ». Certes les hommes dans nos contrées ne sont plus menés à la trique. Désormais le bâton laisse place à l’artifice de la consommation et de la communication, mais l’homme semble toujours autant dépossédé de son destin. Le culte de l’urgence et la manifestation impudique de soi semblent l’emporter. Claude Roy quant à lui a parcouru tout un chemin avec lui-même pour faire jour à pareille conception que l’on dirait, si l’on reprend un mot qui lui est cher, de bienveillante c’est-à-dire contenue dans le fait de bien voir ou vouloir du bien. Et nous ne résistons pas à évoquer la fin du portrait de Jules Supervielle qu’il nous offre dans la Conversation des poètes. Je crois que dans les mots qui vont suivre se trouvent contenus comme le condensé d’une morale, ou d’une manière de se tenir dans le monde. Citer à ce moment de  notre réflexion ce passage nous paraît comme une prolongation de cet esprit démocratique « l’innocence n’est ni la niaiserie ni l’aveuglement. Elle n’est peut-être rien d’autre que le juste sentiment des valeurs, de ce qui a de l’importance et de ce qui n’en a pas. Si nous savons qu’il nous faudra mourir, cette pensée peut nous déchirer. Mais elle peut aussi conduire à mettre les choses à leur vraie place, à choisir l’essentiel, à aimer ce qui est aimable, nous conduire à cette sagesse dont l’ironie est la nostalgie, et la bonté le synonyme » On pourrait penser que la définition de l’esprit démocratique est traversée par une forme d’aveuglement ou de niaiserie car l’homme ne peut être aimable si l’on cède un peu vite à « ce revenu de tout ». Mais cet esprit démocratique rejoint l’innocence au sens que Claude Roy lui donne. Pour ce faire, c’est-à-dire préserver cette innocence, ou ce pari malgré les blessures ou les trahisons, peut être faut il alors prier le dieu de l’étonnement.

Claude Roy dirait « je crois qu’un vivant, c’est une devinette qui se pose des devinettes ». C’est à partir de là que commence peut être l’étonnement. Etonnement qui, tout comme d’autres sentiments, n’épouse jamais la même couleur. Il peut être tour à tour inquiet, angoissé et heureux. Tout ces étonnements ont  simplement à voir avec  notre présence au monde et aussi et surtout à la présence du monde elle même. La vie, notre vie, n’étaient pas acquises.  Notre présence aurait pu s’abîmer dans les profondeurs du temps de la désolation. Claude Roy a partagé cette conviction  du caractère miraculeux, fragile et précaire de la vie et a tiré de cette conscience aigue la source d’un étonnement jamais tari. Dans un de ses poèmes, il s’exclame « le mort que je serai s’étonne d’être en vie ».

Dans un entretien accordé à François Bott en 1970 il affirme « dans le fameux questionnaire de Proust à la question « quel est pour vous le comble du malheur ?, je crois que je répondrais aujourd’hui « ne plus s’étonner de rien».

L’étonnement est à tour à tour une amulette pour s’enchanter, une mise en garde pour ne pas se croire revenu tout, une arme pour se révolter, un viatique pour aller à la rencontre des autres hommes, une attitude pour se laisser encore et encore surprendre  et se demander «  Pourquoi est ce que la lumière est si gaie à travers les volets ? Pourquoi est ce que le bruit de la mer qui chuchote sur le sable est il si agréable à écouter dans l’encore sommeil ? Pourquoi est ce que chante le premier merle du printemps »? C’est le pourquoi qui contient le mieux l’étonnement.

Etonné que ses contemporains laissent mourir toutes ces sources inépuisables d’étonnement  et à la portée de tous «  En tout cas, je suis sûr d’une chose : si un jour, à force de bêtises, les hommes arrivent à venir à bout de la terre qui était si vivante, si variée, si bougeante, et si émouvante, et qu’on se retrouve, déportés un peu spectres, sur une planète triste à remâcher des «  Est-ce que tu te souviens » ?, je fuirai (….) et j’essaierai de retrouver, au Rendez vous des Amis, l’endroit où les pas-très-sérieux-très-essentiels se seront donné rendez vous ».

Ce monde si étonnant et capable de maintenir en éveil il l’a parcouru sans relâche jusqu’à l’extrême pointe de ses forces. Le voyage était pour lui une seconde nature. Tout comme Bouvier, il nous a offert son bon usage du monde. Il ne suffisait pas d’aller au devant du monde pour en faire un bon usage, c’est une attitude particulière faite de disponibilité et d’accueil qui rendait la découverte possible. N’est ce pas cette vacance, cette disponibilité qui laissent aussi l’émerveillement surgir «  C’est en vous d’abord qu’est cette ressource de dépaysement, de renouveau, de grand large et  d’essor qui fait de votre départ vers la forêt, chaque matin, un appareillage plus qu’une promenade. ».

La vie de Claude Roy n’a pas été qu’une contemplation ou bien encore la saisie de moments d’éternité ; l’Histoire et ses violences l’ont attendu dès sa naissance en aout 1915. N-a-t-il pas été conçu lors d’une permission ? Le cauchemar de l’Histoire ne l’a plus quitté et l’a obligé à agir, à ne pas se taire, à prendre la plume et les armes. Ainsi le jeune homme en colère des années 30 qu’il fut a puisé dans l’étonnement le début d’une révolte qui devait s’amplifier. Le premier volume de ses mémoires Moi je en témoigne. « Un étonnement naissant conduit à la révolte » affirme t-il. Camus ne dit peut être pas autre chose dans le Mythe de Sisyphe lorsqu’il évoque cette lassitude teintée d’étonnement comme point de départ de la prise de conscience de l’absurde dans lequel les hommes sont projetés. Pour l’un comme pour l’autre la liberté est à ce prix «  la liberté commence avec l’étonnement : « un pourquoi ? » général fait insensiblement sauter la serrure de toutes les menottes, et desserrer la mâchoire des pièges »  déclare Claude Roy.

L’étonnement est surtout mis en mouvement de lui-même, le préalable à l’action, il  dessine une frontière, un avant et un après. Il le transforme et l’empêche de faire partie « des existants, plus mornes qu’il ne faudrait » pour reprendre ses termes. Dans sa jeunesse d’ « anticonformiste » des années 30, bien des événements font école pour lui : le sort de ceux qui partagent les chambres de bonne comme lui et que la société de l’entre-deux-guerres déconsidère, ou bien encore l’exploitation qu’il subit de la part d’un historien paresseux et entièrement acquis à son désir d’entrer à  l’Académie française. L’étonnement comme chemin vers les autres car il n’est de révolte que pour tous. «  Jamais  je ne pourrai dormir tranquille aussi longtemps que d’autres n’auront pas le sommeil et l’abri ni jamais vivre de bon cœur tant qu’il faudra que d’autres meurent qui ne savent pourquoi » Mais au cœur de ce pourquoi c’est lui-même que l’on retrouve et son désir de comprendre ses propres engagements ou tout simplement lui-même. Son œuvre participe de cette volonté de se tirer au clair.  Il y là une figure qui se dégage et que nous connaissons, celle de l’écrivain engagé. Nous retiendrons ici la définition qu’il en donne «  il n’y a qu’une façon de n’être pas engagé, c’est de ne pas être vivant, c’est de se faire pierre parmi les pierres ou plume au gré du vent. L’engagement vrai c’est celui qui consiste à laisser parler sa raison et son cœur quand ils sont blessés par le malheur général et par la déraison des choses ».

L’étonnement serait la première pierre d’une certaine morale.  « L’étonnement est à la fois une conduite, une manière de se prémunir contre le revenu de tout et aller vers nulle part. S’assurer que les vivants le demeurent »

Mais ce n’est pas seulement l’histoire qui jette en exil les hommes, la condition des hommes est frappée du sceau de l’exil.

Dans son portrait de Nabokov, Claude Roy présente l’exil comme la situation commune des hommes : «  nous sommes tous des exilés, tous en exil de la journée d’hier, de ce fameux «  temps perdu », dont les Messageries de Proust se font, avec leur service express «  petite madeleine », une spécialité ». De la conscience presque douloureuse de nos déracinements géographiques ou métaphysiques, Claude Roy a tiré quelques enseignements qu’il a magnifiquement consignés dans son  Eloge des métèques. Double éloge devrions nous-dire, éloge des métèques comme éloge du multiple contre l’un. En effet, l’exil est double ou triple car «  on nous a enseigné à nous défier de l’homme d’un seul livre. L’homme d’une seule patrie n’est pas moins redoutable ». L’exil est aussi mise en garde, prise de distance « permet de juger moins promptement, de s’interroger, de prendre son temps ». Dans ce double je ou jeu des doubles, Claude Roy invente la figure de l’exilé volontaire c’est-à-dire le cosmopolite, que Valery Larbaud a su selon lui incarner «  mais à celui à qui tout à été donné, il lui reste toujours la ressource de devenir un métèque d’élection ce  que n’on nomme un cosmopolite ». Mais notre auteur savait combien la dure condition de nombreux  exilés du temps et d’une patrie ne trouvait pas toujours les bonheurs de l’art et de la littérature pour pouvoir la surmonter et en faire une œuvre.  C’est pourquoi nous croyons qu’il a su être fidèle à ce que Camus affirmait dans son discours de Stockholm «  mais le silence d’un prisonnier inconnu, abandonné aux humiliations à l’autre bout du monde, suffit à retirer l’écrivain de l’exil, chaque fois, du moins qu’il parvient, au milieu des privilèges de la liberté, à ne pas oublier ce silence et à le faire retentir par les moyens de l’art. »

Les moyens de l’art n’ont pas seulement été employés pour faire entendre les humiliations, ou l’oppression. Ils ont été pour lui les chemins avec l’amitié pour permettre aux hommes de se rencontrer. Dans son ouvrage l’Art à la source, Claude Roy affirme que «  l’œil et l’art : le plus court chemin d’un homme à un autre. C’est un chemin que toute ma vie j’aurai emprunté avec gratitude ». Ce propos est souvent revenu dans ses écrits, parfois agrémenté de l’amitié et de l’amour. L’amitié, l’amour, l’œil, l’art comme les chemins sûrs pour rencontrer les hommes. On notera ici l’importance du regard. Savoir regarder la vérité, le monde et soi même est un thème central de l’œuvre. Claude Roy savait avec Eluard que le regard est décisif. « Ce n’est pas ce qui est regardé qui définit la poésie, c’est le regard. Ce ne sont pas les choses qui arrivent qui font un poème, c’est la façon d’arriver dans les choses ». Mais comme tout savoir, il requiert un apprentissage pour ne pas se départir de la bienveillance nécessaire, se garder de toute complaisance excessive ou encore de ne pas se laisser aller à l’aveuglement volontaire. On pourrait penser l’art comme consolation à la blessure d’exister, mais il ne semble pas que Claude Roy l’ait vécu comme tel. Célébrer l’art a été aussi la célébration commune de l’amitié. Pour ce faire Claude Roy a été un portraitiste hors pair qui a su nous parler des amis connus Picasso, Zao Wouki, Eluard, Aragon, Supervielle et bien d’autres. Son œuvre est aussi et surtout une conversation amicale dont les répliques traversent les siècles, se jouent des espaces et prend des libertés avec le temps. Voyager dans ses écrits c’est se promettre un voyage vraiment universel ou presque rien ne manque tant le regard est large. Il est peut être un des derniers esprits universels, parti d’un véritable enracinement la France, la Charente ses poètes, ses penseurs, sa terre pour aller au devant du monde. Attentif aux Dogons du Niger, reconnaissant à l’égard de la Chine et de ses penseurs, enthousiaste et critique à l’égard des Etats Unis, sans compter son attachement pour cette Europe de centrale et orientale maintes fois exprimés et qu’il a vu bâillonné pendant tant d’années.  Pour lui, une nation était une promesse, le beau livre de photographie réalisé en 1952 avec Paul Strand en est le vibrant témoignage, il aurait pu étendre son propos au monde. L’œuvre est riche nous l’avons dit, notre propos ne découvre encore que trop peu, mais nous voudrions nous adresser aux lecteurs pour l’inviter à se tourner vers ses journaux de bord pour commencer. Ainsi, nous pourrions lui être plus fidèle car son autobiographie s’est jouée de la linéarité du temps et a établi une composition qui «  fait médiation entre concordance et discordance » pour le dire avec Ricoeur. Ces journaux d’un genre particulier sont un moyen de faire lien entre la concordance avec lui-même et ses discordances entendues comme déchirement interne. Il apparaîtra comme l’avait dit François Bott comme l’écrivain le plus taoïste. «  Le sordide ne saurait être séparé du sublime, la félicité ne saurait être séparé du sublime et la clairvoyance ne saurait être éloignée de l’aveuglement ». Mais l’art du regard trouve dans ses carnets des expressions achevées lorsqu’il s’agit d’observer son époque. L’euphorie démocratique du premier après Guerre froide 1988 1991 n’a pas empêché Claude Roy de comprendre que les questions centrales conservaient leurs actualités et se devaient de trouver plus que jamais une réponse a l’heure où la tyrannie cédait enfin le pas « comment accorder liberté et justice ? Comment aider ceux qui en demeurent privés, prolétaires du destin, à reconquérir une vie digne de ce nom ? » Cette question a été au cœur de ses engagements et l’a parfois conduit à des erreurs. Mais de la jeunesse à la vieillesse, ce souci ne l’a jamais quitté de voir les hommes reprendre possession de leur vie. Il nous laisse « un extrême art de vivre : ce serait d’être sans illusions, de percer à jour les êtres, et pourtant de parier sur le « bien », de ne pas être constamment sur ses gardes. L’aveuglement tue. La méfiance ennuie ». Mais comme le dit François Bott « Comme presque tous les écrivains de qualité, Claude Roy se trouve nécessairement en décalage horaire avec son époque ».

Ce décalage horaire persiste encore, mais peut être viendra la saison des retrouvailles, du retour après l’oubli. Le temps n’a  peut être pas fini de jouer avec celui qui a tenté tant de fois de le comprendre mais aussi de s’en déprendre.

Frédéric FARAH

 

 

 

 

 

 

 

 

Partagez

0 commentaires