Freud, William Bullitt et le président Wilson

Mai 13, 2022 | Billet invité | 1 commentaire

 

Politologue, directeur de recherches au CNRS, Patrick Weil a récemment publié aux éditions Grasset un ouvrage – Le Président est-il devenu fou ? – dans lequel il analyse le livre que Sigmund Freud et William Bullitt avaient consacré au président Wilson et dont la publication fit scandale. C’est l’histoire d’un livre et d’une époque, celle de la Révolution bolchévique, de la négociation du Traité de Versailles et de la réorganisation de l’Europe, qui permet de retracer les idées et l’itinéraire de William Bullitt, diplomate américain.

J’ai demandé à Dominique Decherf, ancien ambassadeur et biographe de Jacques Bainville, de lire l’ouvrage de Patrick Weil. J’ajoute l’article de la même plume qui sera publié dans Royaliste au mois de juin. Les deux textes s’éclairent et se complètent, sur une période qui n’est pas sans liens avec notre brûlante actualité.

 

LE FOU DU ROI

La diplomatie américaine bipartisane a vécu. Si elle connaît par moments un regain de consensus autour de la Chine ou aujourd’hui de l’Ukraine, elle n’en est pas moins divisée entre plusieurs tendances comme l’interventionnisme et l’isolationnisme, l’engagement et l’endiguement, l’Atlantique et le Pacifique, l’Europe et l’Asie.

Entre 1917 et 1967, William Bullitt s’est retrouvé au cœur de vives controverses qui illustrent cette guerre intestine au sein du Département d’Etat, du Congrès et de la Maison Blanche. Entré au service diplomatique à l’automne 1917 à vingt-six ans, il se voit bientôt enrôlé dans la commission envoyée à la Conférence de la Paix à Paris. Missionné auprès de Lénine pour sonder ses intentions, il n’est pas suivi. Il démissionne le 17 mai 1919. Sa traversée du désert durera quatorze ans jusqu’en mars 1933 lorsque le président Roosevelt le propulsa comme ambassadeur en URSS qu’il venait juste de reconnaître, puis en France qu’il quittera le 11 juillet 1940 après que les Chambres aient voté les pleins pouvoirs au maréchal Pétain. Il entrera alors en désaccord avec le président démocrate d’abord pour avoir maintenu les relations diplomatiques avec Vichy jusqu’en 1942 puis pour avoir consenti trop de concessions à Staline. Après la guerre l’ambassadeur rejoindra le camp républicain incarné par l’anti-communiste Richard Nixon, vice-président du président Eisenhower (1952-1960) avant de devenir président (1968-1974). Mais Bullitt ne reprendra plus de service.

Ce ne furent pas que des controverses idéologiques. La psychologie y tint un grand rôle. Les coups bas pleuvent. Le jeune diplomate en rupture de ban est convoqué par la commission sénatoriale chargée de l’examen du traité de Versailles. Il témoigne le 17 septembre 1919. Il ne cherche pas à cacher sa réprobation du texte. Il va plus loin : il révèle que le secrétaire d’Etat (ministre des Affaires étrangères) de Woodrow Wilson, Robert Lansing, lui avait confié ses propres objections. En réalité, Bullitt était plus wilsonien que le président. Celui-ci avait déçu les plus progressistes qui avaient cru en sa parole, ses « quatorze points », que toute la gauche européenne aurait pu brandir comme un étendard pour la réorganisation de l’Europe et le salut du monde. Trop de concessions aux intérêts britanniques et français avaient, selon lui, défiguré le projet initial. Le camp républicain exulte. Lansing doit démissionner. Woodrow Wilson est frappé d’hémiplégie le 2 octobre 1919 au cours d’une campagne de défense du traité qui l’avait mené jusqu’en Californie. Il survivra mais le Sénat ne ratifiera jamais le traité.

Wilson avait refusé les amendements qui auraient pu lui obtenir la majorité qualifiée nécessaire. Les démocrates avaient reçu instruction de sa main de voter contre un traité amendé. C’est alors que la question avait surgi : « Le président est-il devenu fou ? ». Pour qui se souvient de l’attitude du prétendant, le comte de Chambord, en 1873, qui ne voulait pas d’une restauration sans drapeau blanc, en réalité aux termes imposés par les parlementaires, l’obstination de Wilson n’a rien d’exceptionnelle. Il aura simplement manqué d’espace de manœuvre au sein du camp républicain divisé entre irréductibles, modérés et flottants. Il aura suffi de quelques voix. L’entre-deux guerres en eût été changé, croit-on. Peut-être même n’y aurait-il pas eu de Seconde Guerre mondiale. Peut-on en être si sûr ? L’uchronie peut fleurir.

Cette obstination née de la conviction d’avoir raison devait-elle donner lieu à l’accusation quasi-métaphysique d’infaillibilité divine ? Wilson ne se prenait-il pas pour Jésus-Christ, et bientôt pourquoi pas, Dieu le Père ? Instillée par un Bullitt remâchant ses rancœurs dans une thérapie personnelle, cette hypothèse retint l’attention intéressée du père de la psychanalyse, Sigmund Freud. De son propre aveu, le Viennois éprouvait une antipathie naturelle contre ceux qui à Versailles avaient détruit son monde familier, le vieil empire austro-hongrois : Wilson certes, mais pourquoi pas aussi le grand homme, selon Patrick Weil, Clemenceau, le vieil anticlérical non repenti qui n’aura eu de cesse de détruire la maison Habsbourg (1) ? Messianisme ? N’est-ce pas propre à la culture politique américaine depuis ses origines constitutionnelles, présent chez tout président des Etats-Unis imbu de la « destinée manifeste » de son pays, d’Abraham Lincoln à George W. Bush ? Et que dire de la « Sainte Alliance » supposée avoir été mystiquement inspirée au tsar Alexandre II après la défaite de Napoléon ?

L’affaire se répète avec Roosevelt. Le rôle de William Bullitt est encore plus délétère. Depuis 1933, le Département d’Etat vivait dans un état de fracture permanente entre le secrétaire d’Etat, Cordell Hull, et le sous-secrétaire d’Etat, Sumner Welles. L’ambassadeur à Moscou puis à Paris, fort d’un accès direct à Roosevelt, s’en était accommodé jusqu’à ce qu’il rentre à Washington. Welles et Roosevelt sont amis depuis l’enfance. Connu pour son indiscrétion, Bullitt reçoit la confidence d’un incident ayant impliqué Welles en septembre 1940 dans un train lors d’une beuverie (allégations d’avances sexuelles à deux serveurs noirs). Il trouvera le moyen en 1941 de jouer au « petit rapporteur » auprès de Roosevelt qui n’en tiendra aucun compte sauf que Bullitt se retrouvera définitivement sur la touche. Le président devra néanmoins se séparer de Welles deux ans plus tard après que l’opposition républicaine ait fait peser sur lui un chantage politique. Triste personnage que notre indiscret.

C’est encore lors d’audiences sénatoriales destinées à confondre un diplomate américain soupçonné d’intelligence avec l’URSS pendant la guerre, Alger Hiss, que Bullitt, toujours témoin à charge, fera la connaissance du sénateur Richard Nixon agissant comme procureur.

Bref, tout ceci ne plaide pas en faveur de l’intéressé. Que Patrick Weil ait retrouvé ses archives à l’université de Yale ainsi que le manuscrit original du projet d’ouvrage élaboré entre Freud et Bullitt entre 1930 et 1932 aurait dû amener l’historien à plus de prudence ou de modestie. N’est-ce pas en effet toujours la même indiscrétion de la part du même personnage qui l’amena à publier en 1966 après que Sigmund Freud soit mort depuis longtemps (1939) – et contre la volonté de sa fille Anna – et qu’ait également disparu la dernière épouse de Wilson en 1961 ? Cette publication, qui fut reçue avec une réprobation quasi-unanime, n’aura pas servi la mémoire de Freud ni la psychanalyse. Elle aura en tout cas sauvé de l’oubli le nom de Bullitt (du français Boulet, nom de ses ancêtres huguenots de Nîmes).

Dominique DECHERF

(1) Patrick Weil, Clemenceau, Lettres d’Amérique, Passés Composés, 2020. Chroniques du jeune Clemenceau correspondant du journal « Le Temps » en Amérique entre 1865 et 1870. L’auteur estime avec Clemenceau que si celui-ci avait été élu président de la République en 1920, il aurait pu peser en faveur de la ratification du Traité par le Sénat américain. Il aurait également pu mettre en œuvre en connaissance de cause le Traité qu’il avait lui-même négocié au lieu de le laisser entre les mains de ses adversaires politiques, Poincaré et Briand. Clemenceau fut battu par une campagne « cléricale » sur le thème de la reprise des relations diplomatiques avec le Saint-Siège. Ironie du sort, c’est celui qui fut élu à sa place qui sombra dans la folie : Paul Deschanel. Il est rare que les vainqueurs d’une guerre soient élus une fois la paix revenue : Churchill et de Gaulle en 1945 confirmeront les précédents de Clemenceau et Wilson.

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LA FAUTE A WILSON ?

Le président américain Woodrow Wilson a manqué la paix. Pas comme on le pense ordinairement parce qu’il a laissé humilier l’Allemagne mais parce qu’il a ignoré la Russie.

L’intérêt des recherches de Patrick Weil n’est pas tant de revenir sur les négociations du traité de Versailles et le débat américain sur sa ratification que de lever un coin du voile sur le grand absent de ces tractations : la Russie bolchevique. William Bullitt (1891-1967) occupe une place centrale dans le récit moins par sa tentative manquée d’analyse psychologique de Wilson, en se servant de Sigmund Freud, que par ses deux missions diplomatiques à Moscou : la première auprès de Lénine en 1919, la seconde comme premier ambassadeur américain auprès de Staline de 1933 à 1936. Les deux temps furent des fenêtres d’opportunité, toutes deux manquées. Bullitt ramenait une offre de discussion de la part de Lénine valable jusqu’au 10 avril 1919. Wilson ne lit même pas le rapport de son envoyé qui démissionnera un mois plus tard. Témoin de l’évolution sous Staline du régime et de sa diplomatie, Bullitt ne cessera de mettre en garde les Alliés contre tout accord avec lui. Roosevelt le mit sur la touche à partir de 1941. Répulsé par Yalta, Bullitt changera publiquement d’affiliation en 1948 passant de démocrate à républicain, devenant intime du futur vice-président et président Richard Nixon sur la base de l’anti-communisme. Absente du jeu en 1919 comme en 1941, lorsqu’il n’y en avait que pour le danger allemand, l’URSS redevenait centrale.

L’idée de manœuvre de 1919 était due au fidèle conseiller de Wilson, le colonel House. Il s’agissait de capitaliser sur les « quatorze points », le plan de règlement présenté par le président américain le 18 janvier 1918, auprès des partis et opinions progressistes européennes, notamment en France et en Allemagne. Elle aurait supposé que Paris appuie la jeune république de Weimar au lieu de l’accabler. Elle impliquait aussi que le dialogue soit ouvert avec Moscou alors même que la guerre civile battait son plein.

La problématique ressurgira dans les années trente lorsque Moscou renouera avec les partis de gauche non-communistes. Roosevelt nomma Bullitt ambassadeur à Paris où il arriva en octobre 1936 et noua une relation confiante avec Léon Blum. Patrick Weil révèle les efforts qu’il entreprit après Munich pour pousser au réarmement de la France, notamment son aviation, où l’on voit apparaître un certain Jean Monnet. On découvre un Roosevelt très francophile entre 1938 et 1940. La déception n’en sera que plus forte. Bullitt, lui-même francophile, sa mère ayant longtemps habité Paris, s’engagera dans les forces françaises libres aux côtés de De Lattre (qu’il appuiera ensuite en Indochine).

Une simple biographie de William Bullitt aurait-elle manqué d’attrait pour le public français sans la raccrocher à la psychanalyse et lui donner un titre vendeur sur la folie supposée des grands de ce monde ? La personnalisation du pouvoir à laquelle il avait été étroitement associé – Wilson, Roosevelt, Staline – avait conduit Bullitt à conclure à la supériorité d’une forme de parlementarisme doté de contre-pouvoirs. Que n’aurait-il pensé de Trump, Poutine et autres grands de ce monde ? A l’inverse la faillite de la paix n’illustre-t-elle pas trop la faiblesse des régimes délibératifs ?

Dominique DECHERF

Patrick Weil, Le président est-il devenu fou ? Le diplomate, le psychanalyste et le chef de l’Etat, Grasset, février 2022

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1 Commentaire

  1. Du1erjour

    Dominique Decherf expédie un peu rapidement le revirement de Wilson…qui est pourtant le prétexte du livre de Bullitt et de Freud.

    Faire de Bullitt un « petit rapporteur » est injuste : c’est pour protéger le POTUS qu’il l’avertit du comportement ( d’ailleurs réitéré) de Welles ; comportement qui à l’époque, dois-je le rappeler, n’avait pas la même valeur qu’aujourd’hui. Il n’échappera à personne que Roosevelt aurait pu pâtir de la publicité qui aurait pu en être faite par ses opposants. (Au reste, Roosevelt était déjà au courant).

    Il est dommage qu’une rue de Paris n’honore pas la mémoire de Bullitt.