Georges Boris fut un homme de l’ombre pour qui ne voulait pas voir que son influence discrète, non secrète, était due à son courage, à son intelligence politique, sa culture, ses innombrables talents. Telle que la retrace Jean-Louis Crémieux-Brilhac, sa vie a valeur d’exemple.
Exemple de courage, de tous les courages. Georges Boris est né dans une famille de bourgeois aisés et il aurait pu faire tranquillement prospérer les affaires familiales au Brésil, où son père l’avait envoyé…
Mais à Fortaleza, le jeune homme découvre la misère – qu’il verra d’encore plus près à Ceylan – et son activité de négociant ne lui donne pas le goût du profit mais la passion des relations économiques internationales.
C’est donc un économiste de gauche qui rentre en France, à une époque où l’économie est négligée ou mal traitée par les libéraux comme par les marxistes. Qu’on n’imagine pas une rupture romantique avec sa famille : ce sont des lorrains qui ont choisi la France en 1871, des patriotes français, républicains et laïcs, des juifs qui ont souffert de l’antisémitisme à l’époque de l’Affaire Dreyfus. C’est parce qu’il descend de Baruch lorrains que Georges Boris sera insulté et calomnié de manière abjecte par la presse d’extrême droite dans les années trente puis sous la IVème République. Il va presque sans dire que ces torrents de boue ne le firent pas dévier de son chemin : il avait 52 ans à la déclaration de guerre mais il décida néanmoins de s’engager dans l’Armée, puis de poursuivre le combat à Londres lorsque la bataille de France fut perdue (2), enfin d’assumer la fonction capitale et épuisante de chargé de mission du Président du Conseil pendant les sept mois et dix-sept jours du gouvernement Mendès France.
On peut s’interroger sur la cohérence de ces choix. C’est là une question passionnante, complexe mais secondaire. Il y a là une cohérence supérieure : celle qui consiste à servir successivement trois hommes d’Etat et, parmi eux, le plus grand de notre histoire moderne.
Magnifique exemple d’intelligence politique, que les hauts conseillers d’aujourd’hui devraient méditer. Georges Boris est l’un des rares hommes de gauche à avoir compris que l’Etat qui s’incarne dans un grand homme permet de servir dans le même temps l’Etat et le grand homme, sans renier ses fidélités et ses convictions, sans en venir à tuer le père pour prendre sa place. A Londres, Georges Boris est un gaulliste de gauche, fidèle à Léon Blum. Auprès de Pierre Mendès France, il ne renie pas Charles de Gaulle et le Général qui lui exprimera jusqu’à la fin sa fidèle amitié. Le lien indéfectible entre ces hommes, c’est la guerre, la confrontation directe avec la mort, l’enthousiasme de la Libération -et ce lien est assez fort pour que Georges Boris puisse conseiller sans vexer, servir sans être humilié, critiquer sans être remercié. L’idée que chacun doit servir à la place offerte par les circonstances historiques, pour une cause qui rassemble et dépasse les serviteurs de tous rangs, est pour le moment perdue – du moins dans les hautes sphères.
Je ne peux revenir ici sur l’histoire de la France libre (3) et sur les conflits qui eurent lieu à Londres et à Alger – dont Georges Boris et Jean-Louis Crémieux-Brilhac furent acteurs et témoins. Mais ceux qui sont impressionnés par le discours sur la « France coupable » de complicité dans la Solution finale auront avantage à lire les pages (170-176) consacrées à la campagne menée par la France libre – par la France – contre les déportations de Juifs organisées par le pouvoir de fait installé à Vichy.
Autre leçon de cette vie exemplaire : la rigueur du journaliste. Avant la guerre, Georges Boris dirigea La Lumière, hebdomadaire d’éducation civique et d’action républicaine, qui pourrait servir d’exemple à la gauche d’aujourd’hui par son ouverture d’esprit, le sérieux de ses analyses économiques et la force de ses propositions : nationalisation de l’électricité, des chemins de fer, des industries d’armement, réforme du statut de la Banque de France… Etranger au marxisme, sans lien avec les communistes, Georges Boris restera fidèle à la doctrine du socialisme français enrichie par la lecture dès 1936 de la Théorie générale de Keynes qu’il expose à Léon Blum et au tout jeune Pierre Mendès France afin que cette nouvelle conception de l’économie soit immédiatement mise en pratique. Le projet dirigiste (et salvateur) de Léon Blum sera rejeté par le Sénat – la trahison des radicaux mettant fin au Front populaire.
Georges Boris défendra ses idées à Londres, où se forge le programme du CNR, puis à la Libération. Tels que les relate en témoin, en acteur et en historien Jean-Louis Crémieux-Brilhac, les débats sur la politique de reconstruction économique et de justice sociale retentissent aujourd’hui encore très fortement – même si la situation n’est heureusement pas comparable. Les nationalisations, le Plan, la Sécurité sociale : on mesure l’ampleur de la révolution accomplie, sans négliger les erreurs et les timidités… L’époque n’a pas la beauté d’une légende et Georges Boris n’est pas héroïsé par son biographe et ami. Il s’agit « simplement » de l’histoire de quelques hommes qui ont voulu relever la France après une bataille perdue.
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(1) Jean-Louis Crémieux-Brilhac, Georges Boris, Trente ans d’influence, Blum, de Gaulle, Mendès France, Gallimard, 2010. 25 €.
(2) Cf. Jean-Louis Crémieux-Brilhac, Les Français de l’an 40, 2 tomes, Gallimard, 1990 ;
(3) du même auteur : La France libre, de l’Appel du 18 Juin à la Libération, Gallimard, 1996.
Article publié dans « Royaliste » n° 968 – avril 2010
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