Madeleine Arondel-Rohaut est philosophe. Philippe Arondel est économiste et juriste. Tous deux ont voulu savoir ce qu’il en était de la « gouvernance ». S’agit-il d’un mot à la mode ou d’une nouvelle méthode de gestion participative ? L’enquête fait apparaître un véritable concept, issu d’une des écoles de la Grèce antique et repris à l’époque moderne. Derrière l’idée attrayante d’un gouvernement de la « société civile » par elle-même, s’affirme le projet d’une démocratie sans le peuple qui vient de trouver son application dans l’adoption sans référendum d’un traité rejeté par les Français.

Royaliste : Comment peut-on définir la gouvernance ?

Philippe Arondel : Beaucoup d’hommes politiques parlent de « gouvernance » parce que le mot est à la mode et bien des juristes affirment que le terme ne signifie pas grand chose. Il y a une gouvernance de la Sécurité sociale, du journal « Le Monde » et on parle même de la « gouvernance durable des femmes » !

Pour nous, la « gouvernance » n’est pas un concept-valise ni une formule banale : elle recouvre une offensive idéologique très précise que nous avons essayé de comprendre.

Ce terme ne serait pas employé s’il n’y avait pas une crise très profonde de la démocratie. Le concept de « gouvernance » tente d’y remédier en se présentant sous deux aspects : l’un séduisant, l’autre repoussant.

Royaliste : Qu’est-ce qui séduit ?

Madeleine Arondel-Rohaut : La gouvernance se présente comme la solution de problèmes que la démocratie représentative ne permettrait pas de résoudre. On dit que l’Etat-nation est en train de s’effondrer, que nous sommes dans la globalisation, que l’individualisme est dominant… Et l’on affirme que cette situation complexe peut être résolue si l’on réunit autour d’une table les acteurs publics et les représentants du privé, les associations de défense de l’environnement et les « minorités visibles ». Ségolène Royal avait formulé ce projet pendant sa campagne.

Mais la gouvernance est aussi et surtout un concept qui percute de plein fouet la démocratie représentative, l’idée même de République, la Nation, la direction des entreprises et même la vie privée. Notre thèse c’est que la gouvernance vient complètement remodeler l’espace public et l’espace privé.

Royaliste : Comment cela ?

Philippe Arondel : Il faut citer Elie Cohen, économiste très répandu dans les médias : « La gouvernance mondiale évoque l’art de gouverner sans gouvernement, l’art de forger une légitimité sans réunir les prérequis de la démocratie, l’art de composer avec l’opinion en l’absence d’un démos » – autrement dit du peuple. Les partisans de la gouvernance souhaitent donc une nouvelle forme de prise de décision politique, hors de la souveraineté populaire et même, implicitement, hors de toute souveraineté politique. Ils veulent aussi passer à un autre type de savoir politique qui serait élaboré au jour le jour par un certain nombre de groupes informels. En somme, ils veulent remettre en cause l’idée de communauté politique – celle de citoyens décidant librement de leur propre histoire.

Royaliste : Peut-on situer le concept de gouvernance dans un ou dans plusieurs courants de pensée philosophiques ?

Madeleine Arondel-Rohaut : La gouvernance annonce « plus de démocratie » sans jamais parler de la République. Il fallait donc remonter aux inventeurs de la démocratie – aux Grecs. On trouve en effet dans la pensée grecque :

– l’autogouvernement des hommes, sans subordination, sans hétéronomie : la politique est une affaire humaine et non pas l’effet d’une puissance divine ;

– les assemblées délibératives, les décisions prises en commun par les citoyens, autrement dit les hommes libres et non pas tous les habitants de la cité ;

– la critique par les sophistes des prétentions du politique à la décision : ils enseignent une relativisme politique qui dévalorise la Cité grecque et ils voudraient qu’on se contente de rechercher modestement de ce qui est utile à chacun. Mais cette recherche reste dans le cadre politique, à la différence de la théorie moderne de la gouvernance.

Les partisans de la gouvernance adhèrent au principe d’autogouvernement,  cultivent l’idée de délibération et l’utilitarisme anglo-saxon s’inspire manifestement de la pensée sophiste. Mais ils sont étrangers à la critique grecque de la démocratie, qui reste quant à elle dans le cadre politique : quand on critique le politique au nom de la nature, cette conception de la nature est culturelle, donc politiquement construite.

Au contraire, les théoriciens de la gouvernance sont naïvement antipolitiques : ils veulent se saisir de l’amorce de la dévalorisation du politique pour délaisser la figure politique de la démocratie afin de promouvoir la construction d’une société démocratique. Il s’agit de passer à une technique démocratique dans le gouvernement des hommes par eux-mêmes sans tenir compte de la Cité, institution politique à laquelle les Grecs tenaient plus que tout et qui transcende la naturalité.

Les partisans de la gouvernance veulent en finir avec les idées, les passions, les choix tragiques qui animent la vie politique. Pour eux, l’homme n’est plus la mesure de toutes choses selon le mot de Protagoras : les idées et les actes humains doivent être mesurés à une réalité qui a ses exigences propres et qui dépasse la personne humaine.

Enfin, la démocratie grecque est fondée sur la Loi alors que les théoriciens de la gouvernance récusent le principe de justice et la loi en tant que telle au profit de l’expérience de terrain.

Royaliste : Pourtant, on n’a jamais autant parlé de droit qu’aujourd’hui !

Philippe Arondel : C’est vrai, il y a du droit partout. Mais ce n’est plus le même droit ! Nous avions un droit hiérarchisé (lois, décrets) qui est en train d’être remplacé par un mélange de différentes sources juridiques. La gouvernance produit du droit de façon cancéreuse. Il y a bien sûr des lois qui sont votées et appliquées classiquement. Mais si un groupe décide de s’autoréguler et en fasse la demande au pouvoir politique, cet acteur privé peut créer son propre droit, plus ou moins contraignant : je pense par exemple aux codes de conduite dans les entreprises mais aussi aux principes directeurs de l’OCDE, au droit commercial international privé, aux normes édictées par les « hautes autorités » de régulation. Alain Supiot écrit que nous sommes en train de passer de la réglementation (qui impose de l’extérieur sa marque et son ordre) à la régulation qui tente de mettre en pilotage automatique nos sociétés, l’organisation sociale édictant elle-même ses propres règles de fonctionnement. Alain Supiot écrit par ailleurs que la régulation, c’est la mise à mort de la politique et de la métaphysique. Réguler, c’est renvoyer à une sorte de cybernétique sociale et économique.

Ce qui est étonnant, c’est que le pouvoir politique organise son propre dessaisissement, en laissant les acteurs sociaux établir leurs accords et aussi en abandonnant à l’Union européenne un grand nombre de décisions. Or la construction européenne est antidémocratique et plus encore antirépublicaine.

Royaliste : Pouvez-vous préciser ce point ?

Philippe Arondel : Je vous renvoie au Livre vert publié en juillet 2001. On y parle de co-régulation : il faudrait arriver à prendre des décisions politiques qui n’auront rien à voir avec les Parlements nationaux et qui résulteront des acteurs sociaux (les Eglises, la Croix-Rouge, de nombreuses ONG). Pierre Rosanvallon explique que l’Europe est le laboratoire d’une nouvelle démocratie où l’intérêt général aurait disparu !

Ce ne sont pas des théories. Dès le début, la Commission européenne a été obligée de s’appuyer sur les grands lobbies pour acquérir du poids face aux Etats. Dans ce jeu, les Parlements nationaux, où sont votées les lois, ont été mis de côté. Très nettement, la Commission veut effacer les lois nationales, l’histoire nationale, les pouvoirs politiques nationaux. Mais rien ne dit qu’elle gagnera la partie !

Bien entendu, nous retrouvons le même phénomène de gouvernance dans les organismes de la globalisation qui voudraient détruire les Etats nationaux.

Royaliste : En quoi le concept de « société civile » est-il lié à celui de gouvernance ?

Madeleine Arondel-Rohaut : La société civile, c’est le côté séduisant de la théorie de la gouvernance car nous y retrouvons l’écho de notre vie de citoyens. Mais il ne s’agit pas seulement de cela. Avant Hegel, on parle de civisme ou de société civique. Mais, déjà, Locke parle du « gouvernement civil » : les gens qui se gouvernent eux-mêmes délèguent un certain pouvoir de légiférer pour garantir la propriété des individus – ce que chacun a en propre. Chez Locke, il n’y a pas de gouvernement politique mais une simple instance législative chargée de protéger les droits des individus – ce qui n’est pas sans relation avec la gouvernance moderne.

Hegel invente le concept de société civile pour tenir compte de l’irruption et de l’importance croissante de l’économie politique : celle-ci comprend l’ensemble des organisations et administrations qui relèvent de cette activité. La société civile est donc une institution, qui est intermédiaire entre la société primaire, proche de la naturalité, et l’Etat. La société civile produit de la liberté, mais c’est encore une liberté aliénée, celle d’intérêts particuliers individuels et collectifs : c’est l’Etat qui rend effective l’idée de liberté.

Bien entendu, la pensée politique de Hegel est totalement récusée par les théoriciens de la gouvernance.

Aujourd’hui, la société civile renvoie aux « gens » dans leurs activités professionnelles, associatives, culturelles… donc à des organisations, à des acteurs, à des partenaires qui expriment tout cela. Déjà, au 18ème siècle, l’économie politique naissante récuse l’idée selon laquelle la société trouve son fondement dans l’acte politique d’un peuple. Ses théoriciens affirment que le fondement des sociétés est dans l’activité économique des hommes. Par conséquent, le lien social est de nature économique et la régulation entre les individus est à chercher dans le jeu économique lui-même. La société civile se définit alors en opposition à l’Etat, qui ne permettrait pas le jeu démocratique. Actuellement, Habermas développe le concept de démocratie participative et affirme qu’il faut en finir avec la loi transcendance : le droit serait à fabriquer au jour le jour dans des assemblées délibératives.

Le paradoxe, c’est que la spontanéité n’existe pas : ce que les libéraux présentent comme naturel – le marché, la société civile – est une réalité construite ou mieux : instituée par un acte politique.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 920 de « Royaliste » – 18 février 2008.

 

 

 

 

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