Le séparatisme des élites n’est pas une fiction à usage polémique. Le phénomène se vérifie par l’enquête et la photographie.
C’est un petit ouvrage élégant, tout à fait à la hauteur de son sujet. Je suggère de regarder d’abord l’ensemble des photographies. Elles sont belles, et les personnages qui y figurent paraissent dignes de la plus franche des admirations. Costumes stricts, tenues de chasse, robes du soir, hommes et femmes sont saisis par l’objectif au creux de salons cossus, dans la lumière dorée des sous-bois, sur les tribunes des champs de course. Les corps des jeunes gens ne sont pas déformés par les pizzas arrosées de Coca Cola, les visages de leurs parents résistent aux atteintes de l’âge et ces êtres hors du commun des mortels respirent la satisfaction d’être soi dans un monde qui, pour eux-mêmes, ne changera pas. Gwenn Dubourthoumieu nous donne à sentir le grand monde, et secrètement à l’envier. Ces bals, ces leçons d’escrime au Cercle des armées, ces dîners au Jockey club, cette richesse qui ruisselle discrètement, pourquoi ne pas y prendre part ?
La réponse est dans le commentaire de Monique Pinçon-Charlot : cela ne se peut pas, parce que cela ne se fait pas. Ces gens raffinés, aux propos qu’on devine courtois, aux gestes parfaitement polis par une longue éducation au sein du cercle familial et dans des établissements choisis, peuvent tolérer quelques incursions dans leur monde – les jours de chasse à courre, par exemple, sauf au dîner de chasse – mais rien de plus. L’Ecole des Roches, les rallyes, les cercles (de l’Automobile club, du Bois de Boulogne…), les soirées somptueuses ne sont pas accessibles à ceux qui ont simplement gagné beaucoup d’argent. L’appartenance à cette fraction mondaine de la classe dominante est héréditaire ou se fait par de lents et complexes processus de cooptation.
Les mœurs policées des gens de ce monde masquent la violence de leur rapport à la société. Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon l’ont montré dans leur œuvre commune : la classe dominante est une classe mobilisée pour la défense de ses biens mobiliers et immobiliers, de ses territoires et de l’ensemble des privilèges qui lui permettent de se reproduire à l’identique. Il y a bien un séparatisme des riches, une culture pointilleuse de l’entre-soi qui implique une complète indifférence aux gens ordinaires malgré une référence appuyée à la religion catholique. Il est tout de même curieux de constater qu’on célèbre trois messes par semaine dans l’enceinte de la Maison d’éducation de la Légion d’honneur, établissement public qui ne connaît d’ailleurs pas la mixité. Tenons pour hautement probable que le sermon consacré par Bossuet à l’éminente dignité des pauvres (2) n’y est guère étudié.
Aucun discours moralisateur ne convaincra les membres de cette contre-société de respecter les principes d’égalité et de fraternité. Il n’est cependant pas difficile de réintégrer cette classe rentière et prédatrice dans la collectivité nationale pour qu’elle prenne toute sa part à l’effort commun. Cela s’appelle la fiscalité, dès lors qu’elle tend à la justice sociale par une politique raisonnée de redistribution des revenus.
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1/ Gwenn Dubourhtoumieu, Monique Pinçon-Charlot, Entre-soi, Le séparatisme des riches, Editions Pyramyd, 2024.
2/ Cf. la présentation par Alain Supiot du sermon sur l’éminente dignité des pauvres, Fayard, Mille et une nuits, 2015.
Article publié dans le numéro 1282 de « Royaliste » – 4 juillet 2024
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