Histoire de la famille

Jan 23, 2012 | Entretien

 

C’est une histoire de la famille qu’Emmanuel Todd a entrepris d’écrire. Elle renouvelle ou bouleverse les analyses qu’en ont donné les disciples de Frédéric Le Play et les structuralistes. Appuyé sur une documentation considérable, l’auteur de L’Origine des systèmes familiaux montre que la famille nucléaire est apparue en premier sur notre planète, au rebours des représentations traditionalistes et de la thèse qui lie l’individualisme à la modernité.

Royaliste : Comment se situe ce nouveau livre par rapport à vos précédentes recherches sur les structures familiales ?

Emmanuel Todd : Mes précédents livres concernaient les rapports entre la diversité des structures familiales paysannes traditionnelles et la diversité des trajectoires de modernisation, pas seulement dans les sociétés occidentales. J’avais déjà travaillé à l’échelle planétaire. Ainsi, je m’étais aperçu que la carte du communisme reproduisait assez fidèlement la carte de la famille communautaire – en Russie, en Chine, au Nord Vietnam, dans une partie de la Yougoslavie, en Italie centrale. Dans le système communautaire, il y avait un rapport autoritaire du père de famille aux enfants et des rapports égalitaires entre les frères : c’est quand ce système explose qu’on voit apparaître le communisme, avec son parti unique, son économie centralisée, éventuellement le KGB qui remplacent pendant un certain temps la famille communautaire.

Pour la France, j’ai montré que la source des valeurs de liberté et d’égalité se trouvait dans un système familial nucléaire, individualiste, et égalitaire quant à l’héritage. Le système anglais est nucléaire, individualiste mais sans égalité véritable – une relative indifférence au principe d’égalité courant à travers toute l’histoire et la culture anglaise. Existait aussi la famille souche, système autoritaire à héritier unique, observable dans les paysanneries allemande et japonaise : quand ce système éclate, on voit émerger des idéologies ethnocentriques autoritaires – nazisme et militarisme japonais par exemple. Mais la famille souche domine aussi au Rwanda.

Il y a là un beau modèle structural que je ne renie pas du tout et qui permet d’inscrire dans des cases familiales, anthropologiques, les idéologies, les systèmes économiques, les modes d’intégration des immigrés… Le fait d’attribuer à chaque peuple une structure particulière semblait aller à l’encontre de l’universalisme, ce qui m’a valu beaucoup d’ennuis en France. Mais on n’avait pas remarqué les implications antiracistes.

Prenons la famille souche : autoritaire et inégalitaire, elle a engendré de l’ethnocentrisme en Allemagne, au Japon, au pays basque, au Rwanda… La même loi qui associe famille et idéologie se moque de la couleur. Être Blanc, Noir ou Jaune ne fait aucune différence… : il y a une dimension universaliste, implicite mais très forte, dans mon modèle de segmentation. Malgré cela, mes analyses passaient mal.

Royaliste : … et vous les avez vous-même révisées.

Emmanuel Todd : Complétées par une explication de l’émergence de cette diversité des types familiaux. Ma conclusion dans La Troisième planète était légère, absurde : elle évoquait le hasard. La famille était une infrastructure, mais c’était une infrastructure qui apparaissait au hasard. Un ami linguiste, Laurent Sagart, m’a montré qu’il y avait sur mes cartes un centre et une périphérie. Point de hasard : ce qui est dispersé, ce sont les restes d’un système archaïque ; ce qui est au centre, c’est l’innovation. Mes analyses ont été transformées par l’idée du conservatisme des zones périphériques qui se trouve déjà implicitement dans L’Origine des espèces de Darwin. Son utilisation peut toucher tous les domaines : répartition des maisons à colombage en France, des langues, des écureuils roux et gris en Angleterre, etc.

Royaliste : Vous avez donc été conduit à vous éloigner de Le Play…

Emmanuel Todd : Oui. Sa typologie des systèmes familiaux est simple : famille nucléaire, famille souche, famille communautaire patrilinéaire. Quand on travaille à l’échelle planétaire, on s’aperçoit que cette typologie n’englobe pas toutes les structures familiales observables.

Par exemple, Le Play pose a priori le fait que les grandes familles qui comportent plus de deux couples mariés de même génération sont patrilinéaires comme si c’était toujours deux frères mariés qui étaient associés. Cela peut être aussi bien deux sœurs ou un frère et une sœur… J’ai donc procédé à une déconstruction de la typologie de Le Play, j’ai rajouté des sous-catégories avec des variantes patrilocales, matrilocales ou bilocales selon que les jeunes couples s’agrègent à la famille du mari ou à la famille de la femme.

Dans beaucoup de systèmes familiaux, on ne voit ni nucléarité pure, ni agrégation stricte : le jeune couple passe quelques années au domicile d’un parent, puis s’en va – par exemple à la naissance du premier enfant. Je suis arrivé à une typologie à quinze catégories, que je serai amené à compléter en introduisant la polygamie de masse quand j’étudierai l’Afrique.

Quand on a cette typologie plus fine, on peut regarder les données européennes et accepter ce que la typologie de Le Play empêchait de voir : le caractère originel de la famille nucléaire. Dans L’invention de l’Europe, j’avais fait des erreurs typologiques : je m’étais obstiné à considérer la Bretagne comme un pays de famille souche, ce qui n’est pas le cas ; de même, dans la famille communautaire de la bordure nord-ouest du Massif central – la région qui votait communiste – le lien passe indifféremment par les hommes et les femmes.

J’ai fini par me rendre compte que la grande masse centrale eurasiatique communautaire n’était pas aussi massive que je le pensais. Tous les systèmes sont patrilinéaires mais les familles vraiment communautaires ne forment pas un espace continu : il y a un bloc chinois, un pôle russe, un bloc moyen-oriental, un pôle dans les Balkans et en Italie centrale mais entre ces régions on trouve une famille nucléaire imparfaite avec un cadrage patrilinéaire. Les nomades de la steppe forment un groupe très uniforme de l’Ukraine à la Mongolie : sous chaque tente vit une famille nucléaire mais les campements sont des associations souples de familles différentes liées par les mâles. Le principe patrilinéaire est très fort et aussi conscient que dans la famille patrilinéaire romaine.

Royaliste : Le caractère originel de la famille nucléaire ne fait donc plus de doute…

Emmanuel Todd : Il y a une magnifique distribution périphérique de la famille nucléaire véritable : on la retrouve en Europe – France du nord, Islande, Angleterre – en Asie du Sud-est, en Sibérie chez les Tchouktches, aux Philippines, à Ceylan… On trouve une famille nucléaire épurée quand le couple vit seul chez lui après son mariage, mais il y a aussi des phénomènes de co-résidence temporaire – par exemple en Islande. Dans les groupes nucléaires primitifs, on voit bien que la famille nucléaire est prise dans un système de parenté assez vaste mais qui n’est pas patrilinéaire : ces groupes sont structurés par des relations fluides passant indifféremment par les hommes et les femmes. La famille nucléaire occidentale s’est dégagée de ce réseau de parenté très peu formalisé.

Constater le caractère archaïque de la famille nucléaire, ce n’est donc pas difficile mais cela provoque un joli désordre dans la philosophie politique : tout ce que l’on raconte sur la naissance de l’individualisme semble alors manquer totalement de sérieux. On ne trouve pas dans le passé ce bon gros magma familial bien dense de la famille patriarcale selon Le Play, d’où se serait dégagé peu à peu le couple moderne, inventé en Occident, avant que l’Individu lui-même n’émerge seul – mais armé de sa Carte vitale tout de même ! L’homme moderne n’est pas plus individualiste que le Philippin de base… Il a remplacé les frères ou sœurs par la Sécu.

Royaliste : Comment est-on passé de la famille nucléaire à ces formes complexes que vous étudiez ?

Emmanuel Todd : Ma méthode est toujours la même : d’abord, je prends des zones et je cartographie. Prenons l’espace chinois et sa périphérie : au centre il y a bien le modèle communautaire patrilinéaire mais on trouve des formes souches, c’est-à-dire des systèmes à héritier unique et primogéniture à la périphérie – au Japon, en Corée, au Tibet où l’on trouve aussi de la polyandrie. Mais cette polyandrie signifie qu’on a marié une femme au grand frère, qui autorise ses petits frères, qui ne peuvent pas se marier faute de terre ou d’argent, à avoir des relations sexuelles avec cette femme quand il n’est pas là. Nous avons donc là un puissant droit d’aînesse. Sur la périphérie de la Chine elle-même, on voit une distribution des formes souches résiduelles, ce qui permet d’affirmer que la famille souche représente un stade antérieur à la famille communautaire.

Nous avons donc déjà trois étapes dans la complexification : la famille nucléaire, la famille souche et la famille communautaire.

Royaliste : Vous utilisez aussi une documentation historique ?

Emmanuel Todd : Oui. Après avoir étudié les grandes zones avec mes cartes, je regarde ce qui existe comme documentation historique. C’est un travail complexe. Dans le cas de l’Inde la documentation historique est très incertaine. Mais pour la Chine il y a d’excellentes annales et nous voyons apparaître le principe de primogéniture dans l’aristocratie au XI e siècle avant l’ère commune. Il faut que les données historiques et les données cartographiques concordent, avec une préférence pour ces dernières. À partir de là on peut faire des hypothèses sur les conditions d’apparition de la famille souche : c’est le moment où l’espace agricole est rempli et où l’absence de terres proches disponibles donne un sens à la question de l’héritage : la question de la transmission indivise se pose. Mais cela ne se produit pas toujours : il y a des régions d’agriculture dense qui en sont restées à la famille nucléaire. Le modèle de la famille souche peut aussi se diffuser par effet de prestige alors qu’elle ne sert à rien : c’est le cas de la famille souche dans le nord-est du Japon.

La famille communautaire, qui est une structure très difficile à supporter pour les adultes comme on le voit dans les contes russes, est une construction artificielle. L’histoire de Chine montre une transmission du principe patrilinéaire aux nomades de la steppe par effet de prestige et aussi l’adaptation de ce principe : on observe dans ces campements nomades une organisation clanique souple, patrilinéaire symétrisée, dans laquelle tous les frères sont égaux. Les groupes résultants, militairement organisés par l’organisation de parenté forment des groupes d’invasion très efficaces. Ils apportent avec eux ce modèle patrilinéaire symétrisé, qui plaqué sur la famille souche des sédentaires, la transforme en famille communautaire. On trouve la même séquence en Mésopotamie et en Inde.

***

Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 1005 de « Royaliste » – 23 janvier 2012.

Emmanuel Todd, L’origine des systèmes familiaux, Gallimard, 2011.

Partagez

0 commentaires