Humanitaire : Dégâts et mascarades

Juin 13, 2005 | Chemins et distances, Entretien

 

Guillaume Kopp était le chef de mission à Sri Lanka d’une importante ONG lorsque les côtes du pays ont été dévastées par le raz-de-marée du 26 décembre 2004. Avec son équipe, notre ami a dû affronter une immense catastrophe naturelle et sa « gestion » catastrophique par l’organisation dont il a par la suite démissionné. Sur les véritables objectifs de certaines ONG « humanitaires », sur l’emploi de leurs fonds, sur le rôle des médias, le témoignage de Guillaume Kopp est accablant.

 

Royaliste : Tu appartenais à une organisation humanitaire…

Guillaume Kopp : Non ! Cette organisation se réclame de l’action humanitaire auprès de ses bailleurs de fonds, mais il ne s’agit plus du tout d’humanitaire : elle fait du développement à petite échelle.

L’ONG pour laquelle j’ai travaillé est implantée à Sri Lanka depuis 1997. Elle avait et elle a toujours une base à Jaffna dans le Nord, à Trincomalee et Batticaloa dans l’Est ; à la suite de la catastrophe nous avons ouvert une base supplémentaire à Empara, au sud-est, dans une région très touchée.

La mission est composée d’une centaine de personnes dont dix expatriés : principalement des Français mais aussi un Belge et une Espagnole ; les Sri lankais sont pour la plupart des Tamouls.

Les programmes de la mission comportent plusieurs volets : distribution de semences aux paysans, formations pour le développement de l’agriculture, puits et traitement de l’eau, construction de routes et de ponts pour relier les villages…

Le financement de ces actions est assuré à 90{9ef37f79404ed75b38bb3fa19d867f5810a6e7939b0d429d6d385a097373e163} par l’Union européenne par le biais d’une association humanitaire (ECHO) et par le gouvernement français.

Avant la catastrophe, le budget de cette ONG était de 700 000 euros par an.

 

Royaliste : Quelle est la situation au Sri Lanka à la veille de la catastrophe ?

Guillaume Kopp : C’est un petit paradis tropical qui vit une parodie pathétique de guerre froide entre Tamouls et Cinghalais. Cette situation est tragique pour le pays et traumatisante pour le peuple qui vit dans un état de tension entretenu en permanence par les dirigeants.

Les ONG se trouvent prises, qu’elles le veuillent ou non, dans cette logique politique très ancienne.

 

Royaliste : Les polémiques qui ont éclaté en France sur le rôle des ONG annonce-t-elle une crise de l’humanitaire ?

Guillaume Kopp : La catastrophe du 26 décembre est considérable, mais elle n’a pas été suivie d’une crise humanitaire : c’est l’humanitaire qui a été catastrophique.

Ce qui s’est passé à Sri Lanka, et auparavant en Somalie, au Kosovo, en Afghanistan, c’est moins une crise de l’humanitaire qu’une crise de croissance de l’humanitaire. Pour reprendre le langage marxiste, l’humanitaire a procédé par stades successifs de concentration de son capital – son capital étant la compassion mondialisée. Cette concentration se fait par la hausse tendancielle du taux de profit médiatique. Ceci au nom de prétendues victimes.

 

Royaliste : « Prétendues » victimes ?

Guillaume Kopp : En effet ! L’humanitaire provoque des crises par son action, donc engendre une nouvelle catégorie de victimes.

 

Royaliste : Pour te faire bien comprendre, il faut nous expliquer ce que tu as vécu…

Guillaume Kopp : Le raz-de-marée a été une catastrophe nationale car toutes les côtes ont été touchées. Ce qui signifie que les territoires sous contrôle des Tigres libérateurs comme ceux sous contrôle gouvernement ont été dévastés par les deux vagues. Il y a eu 31 000 morts, 5000 disparus et 500 000 personnes ont été déplacées.

Le jour où le tsunami a frappé Sri Lanka, nous étions déjà en situation d’urgence humanitaire car le pays venait de subir deux semaines consécutives d’inondations, qui avaient provoqué le déplacement de 125 000 personnes sur toute la façade Est. Lorsque la vague est arrivée, nos équipes étaient déjà à pied d’œuvre dans des camps : écoles, mairies, mosquées, églises, et non pas des camps de tentes. Nous étions donc déjà sous un choc, extrêmement sollicités et confrontés à l’immensité des tâches à accomplir.

D’où la nécessité, après le raz-de-marée, de reconstituer nos forces.

Tout s’est déroulé dans la folie de cet événement qui n’était pas pensable par son ampleur et sa brutalité, alors que nous n’étions pas préparés à voir autant de victimes, autant de cadavres – même les expatriés qui avaient connu des situations très dures. Certains membres de nos équipes ont perdu leurs proches dans la catastrophe, épreuve supplémentaire que nous avions à surmonter tous ensemble. Il y avait aussi les rumeurs qui traversaient l’île apportant la fausse nouvelle de l’arrivée d’un troisième tsunami et provoquant des mouvements de panique collective, y compris dans nos propres équipes.

C’est dans ces conditions psychologiques que nous avons reçu les injonctions provenant du siège parisien de l’ONG. Bien entendu, nous avons reçu au début du matériel indispensable pour le traitement de l’eau, pour creuser des puits et des latrines mais, très vite, nous avons été confrontés à la logique de la communication.

 

Royaliste : De quelle manière ?

Guillaume Kopp : Les professionnels de la communication sont arrivés avec les premiers avions pour « cadrer notre discours » en fonction des enjeux institutionnels de notre ONG qui se sont avérés contraires aux intérêts du pays.  Il a fallu que nous obtempérions à ces injonctions, faites par l’ONG dans un souci de positionnement sur le marché humanitaire. Cette ONG a vu dans le tsunami la catastrophe qui lui permettait d’atteindre « le seuil critique » : tels sont les mots que le président de l’ONG a prononcés devant moi. Ce « seuil critique » est le passage de l’organisation à une taille encore plus grande qui assurera sa pérennité.

 

Royaliste : Pourquoi cette nécessité de grandir encore et toujours ?

Guillaume Kopp : Parce que nous sommes les meilleurs ! Telle est la rhétorique : c’est parce que nous sommes les meilleurs qu’il faut que nous soyons présents. Il faut que nous soyons d’autant plus présents qu’on nous attend : il y a dans la charte de cette ONG le principe de l’accès direct aux victimes – ce qui permet de ne pas passer par les ONG locales et de ne pas être entraînés dans les pires dérives. Mais ce principe est aussi utilisé pour justifier l’arrivée en masse de matériel dont nous n’avions demandé qu’une petite partie : nous avons reçu trois avions cargo avec 90 tonnes de matériel qui sont toujours stockées sur l’aéroport de Colombo parce que nous n’en n’avions pas besoin.

Dans cette logique de positionnement, les consultants requis par l’ONG comme on le fait dans n’importe quelle multinationale, ont donné l’avis que je résume ainsi : « compte tenu du nom de votre ONG, vous devez axer votre intervention sur l’aide alimentaire ». Selon ce positionnement stratégique, qui permettait de préciser notre « image de marque » aux yeux du public et des bailleurs de fond, nous avons reçu l’ordre d’aller distribuer quarante tonnes de biscuits nutritionnels. Nous avons prévenu les dirigeants que cette catastrophe nationale n’était pas une crise humanitaire parce que le peuple s’entraidait.

Royaliste : De quelle manière ?

Guillaume Kopp : Il était impressionnant et poignant de voir des files de camions affrétés par les Tamouls, y compris par les Tigres libérateurs, qui partaient vers le Sud pour aider les Cinghalais et des files de camions affrétés par le Front national cinghalais remonter vers le Nord pour porter secours aux Tamouls. Cette mobilisation transcommunautaire, pendant près de trois semaines, a constitué un événement sans précédent : elle a apporté de façon ponctuelle un semblant d’unité nationale dans un pays qui a toujours été désuni. Les dirigeants du Sri Lanka n’ont pas tenu compte de ce mouvement : à l’Est comme à l’Ouest, ils ont utilisé la catastrophe pour tenter de reprendre leurs positions perdues.

Sur place, nous constations cette mobilisation populaire et nous avions pour souci de ne pas la briser en couvrant le pays de produits dont il n’avait nul besoin. Les dirigeants de notre ONG étaient informés par nos soins de ce grand mouvement d’entraide, mais il n’ont pas voulu le prendre en considération. Plus précisément, ils nous ont répondu en substance ceci : du fait de notre positionnement, nous avons un accord stratégique avec le programme alimentaire mondial : vis-à-vis des bailleurs, il est indispensable de montrer, grâce aux médias, que nous faisons des distributions massives d’aliments.

Pour notre part, nous n’avions rien à montrer. Que faisions-nous ? Nous creusions des chiottes parce que c’est indispensable dans ce type de catastrophe. Mais les équipes de télévision qui nous regardaient travailler nous disaient que nous ne faisions rien et qu’elles n’avaient rien à montrer. C’est vrai, ce n’est pas télégénique de s’occuper de l’eau et des sanitaires. C’est vrai, les chiottes, ce n’est pas beau à voir, mais c’est insultant de dire cela à des gens choqués, épuisés, totalement désorientés par les injonctions de l’ONG à laquelle ils sont censés obéir et qui sont en train de creuser des trous dans le sol parce qu’ils veulent éviter les maladies.

Malheureusement, notre refus de principe n’a servi à rien car sur le terrain les autres responsables d’ONG n’ont pas eu nos scrupules : ne sachant que faire de leur argent, ils ont distribué sans compter tout et n’importe quoi.

Il a fallu en effet affronter la ruée des ONG sur le pays ; elles survenaient dans un chaos indescriptible avec un invraisemblable mélange d’arrogance et d’amateurisme. A la télévision, vous avez vu les victimes regroupées dans des camps. Or, la pire catastrophe pour un pays, c’est la constitution de camps. Ces camps détruisent la structure sociale du pays : les populations qui y sont regroupées vivent dans un angoisse permanente, dans l’insalubrité, elles ne peuvent pas travailler et les enfants ne sont plus scolarisés – souvent parce que les écoles sont transformés en camps. Lorsqu’on approvisionne le camp en denrées, on crée une richesse factice et on pérennise le camp car on attire de tous les villages alentours des personnes qui cessent de travailler pour venir chercher des produits gratuitement distribués. Les villages se vident, le chaos n’est pas seulement installé mais il s’étend par le fait de l’action humanitaire. C’est ainsi qu’apparaît une nouvelle catégorie de victimes.

Mais tout cela n’était pas pris en considération : il nous fallait jouer le rôle qui nous était assigné dans un scénario monté par l’ONG et par telle chaîne de télévision qui avait donné 100 000 euros pour les victimes du tsunami.

J’ai refusé de participer à cette mascarade et j’ai démissionné de l’ONG dont j’ai décidé de taire le nom car c’est tout un système qui doit être mis en cause. Mais je vais retourner à Sri Lanka, et travailler pour ce pays – dans d’autres conditions.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 862 de « Royaliste » – 13 juin 2005

 

 

 

 

 

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