Iran : Impair, passe et manque ? – par Jean Daspry

Juin 8, 2024 | Billet invité | 4 commentaires

 

 

« Qui sème le vent récolte la tempête » nous rappelle l’adage populaire. L’Histoire nous enseigne qu’il vaut en tout temps et en tout lieu. Manifestement, le régime théocratique iranien en fait fi sans parler de l’héritage cartésien sur le bon sens appliqué à la scène extérieure, principalement moyen-orientale. Avec une constance qui force le respect, l’Iran fait guerroyer ses affidés sur plusieurs théâtres d’opération tout en jouant les Ponce Pilate. Plus encore, depuis le 7 octobre 2023, ce pays fait feu de tout bois porté par l’unanimisme arabe contre « l’entité sioniste » dans sa guerre totale contre le Hamas. Téhéran oublie qu’il faut de la mesure en toutes choses, particulièrement dans la sphère diplomatique. Si, sur le court et le moyen terme, les héritiers des empires perses excellent dans leur rôle de « grand perturbateur »[1], il n’est pas exclu que cette situation ne se retourne contre eux sur le long terme, faisant, qui sait, du grand gagnant d’aujourd’hui le grand perdant de demain.

LE GRAND GAGNANT D’AUJOURDHUI !

Persuadés de « La défaite de l’Occident »[2], les Iraniens sont impliqués – directement ou indirectement – sur deux fronts en même temps.

Le front occidental est secoué. Le programme nucléaire militaire iranien s’accélère rapidement selon les inspecteurs de l’AIEA (multiplication par trois de son programme d’enrichissement d’uranium)[3]. Téhéran posséderait le combustible nécessaire à la fabrication de trois armes nucléaires. Cette violation du traité de non-prolifération (TNP) peut-elle rester sans réaction ferme à l’Ouest ? Qui sait où une réaction en chaîne pourrait commencer et se terminer ? Il existe un risque d’engrenage non maîtrisée que l’on ne doit pas minimiser. Israël évoque la notion de « ligne rouge ». Au passage, les Occidentaux sont irrités par la pratique de la « diplomatie des otages »[4], innocents accusés d’espionnage par l’Iran afin de disposer d’une monnaie d’échange. Et, il existe bien d’autres irritants entre l’Occident et l’Iran. À toute chose malheur est bon ! Si, à l’issue de la guerre à Gaza, le fauteur de troubles en sortait diminué, personne ne pleurerait sur un régime soumis à une batterie de sanctions internationales. Pour l’instant, nous n’en sommes pas encore là.

Le front oriental est conflictuel. Si l’on met à part l’unité de façade du monde arabe sur le conflit israélo-palestinien (le commerce entre Israël et la Turquie ne s’est jamais aussi bien porté que depuis le 7 octobre 2023), l’opposition entre Chiites et Sunnites est toujours aussi prégnante. Les pays arabes verraient d’un très mauvais œil l’arrivée d’un nouvel État doté de l’arme nucléaire (en plus d’Israël) et qui plus est un pays chiite adepte de la déstabilisation de ses rivaux et ennemis. Téhéran doit désormais compter sur une Arabie saoudite décomplexée qui n’entend pas se laisser damer le pion par les mollahs. Les autres États arabes sont attachés à leur stabilité et leur sécurité. Il y a fort à parier qu’ils se réjouiraient d’une bonne correction infligée à l’Iran qui serait de nature à l’affaiblir durablement. Qui sait qui pourrait aboutir à un changement de régime. Tout est possible ! Mais, aujourd’hui, l’Iran tire parfaitement son épingle du jeu[5].

À trop jouer les pyromanes au Moyen-Orient, l’Iran pourrait encourir les foudres de pompiers qui souhaitent ramener à la raison le régime des mollahs dans cette période « d’accélération de l’Histoire »[6].

LE GRAND PERDANT DE DEMAIN ?

Si l’on examine la situation iranienne, le régime iranien doit lutter en même temps sur deux fronts. Ce qui n’est jamais chose aisée comme l’expérience du passé le démontre.

Le front extérieur est agité. Américains et Israéliens lancent régulièrement des actions de représailles contre les milices pro-iraniennes en Irak, pour les premiers et en Syrie, pour les seconds. Ces derniers éliminent un à un les dirigeants du Hamas et du Hezbollah au Liban et frappent les gardiens de la révolution à Damas (au consulat iranien). Téhéran réplique le 13 avril par une salve de 300 drones et missiles sur Israël[7]. Ce dernier réagit de manière mesurée le 19 avril sur Ispahan. La France exhorte l’Iran et ses affidés à cesser ses actions « déstabilisatrices » dans la région. Fait nouveau, le Pakistan intervient militairement en Iran après des attaques sur son sol contre des bases d’un groupe terroriste (« Jaish Al-Adl ») Pour mettre fin aux actions perturbant le trafic maritime en mer Rouge lancées par la rébellion yéménite houthie[8], une coalition navale regroupant douze États occidentaux (dirigée par les États-Unis et baptisée « Gardien de la prospérité ») utilise tous les moyens pour calmer le jeu (attaque globale anglo-américaine du 11 janvier 2024 suivie par d’autres). Mais aussi pour tenter de rétablir un commerce mondial normal en mer Rouge et dans le golfe d’Aden. Si les Américains ne croient pas au souhait iranien d’une confrontation directe avec eux ou avec Israël, ils n’excluent pas l’hypothèse où Téhéran essaierait de repousser au maximum les limites d’un affrontement[9]. Par ailleurs, l’Iran mène une grande offensive diplomatique au Sahel.

Le front intérieur est fragile[10]. Les défis à relever par le régime sont multiples. Celui de l’État islamique (EIIL) n’est pas le moindre. Ce groupe terroriste à l’idéologie anti-chiite revendique la double explosion autour de la tombe du général Soleimani à Kerman (une centaine de morts et autant de blessés) intervenue quatre ans, jour pour jour, après son élimination par les Américains. Son mode opératoire montre la vulnérabilité du régime. Incertitude après la mort, le 19 mai 2024, dans un accident d’hélicoptère, du président iranien, Ebrahim Raïssi[11]. L’Iran, une sorte de géant aux pieds d’argile[12]. N’oublions pas que les femmes constituent un caillou dans la babouche iranienne surtout depuis que la prix Nobel de la paix, Narges Mohammadi nargue les mollahs depuis la prison où elle est incarcérée[13]. Elle n’hésite pas à attirer l’attention sur le sort des femmes dans son pays[14]. Le régime en crise doit aussi compter sur l’interminable dossier kurde, mais aussi et surtout, sur une situation politique (niveau de l’abstention aux législatives de mars 2024), sécuritaire[15], économique et sociale fragile en dépit de l’appui chinois et russe par un contournement du régime des sanctions avec une contestation grandissante de la jeunesse[16]. Un rappeur contestataire est condamné à mort. Ce cocktail pourrait se révéler inflammable si les conditions d’une révolution étaient remplies, le moment venu. Rien ne doit être exclu lorsque l’on se projette vers le futur pour tenter d’imaginer les scénarios possibles, sachant « qu’un État agressif trahit, parfois, sa propre nervosité »[17]. Il suffit d’une étincelle pour que l’Histoire s’embrase[18].

« Quand le sage regarde la lune, l’idiot regarde le doigt ». Ce proverbe chinois devrait inspirer les dirigeants iraniens tant dans la conduite de leur politique extérieure qu’intérieure. Tel n’est pas le cas d’un régime plus aux abois qu’il n’y paraît[19]. Son apparente puissance dissimule mal de nombreuses faiblesses dont la conjugaison pourrait, le moment venu, s’avérer fatale pour ses dignitaires plus de quatre décennies après l’exil du dernier Shah d’Iran. Si cette hypothèse d’école n’est pas certaine, elle n’en est pas pour autant improbable en cette période de grand basculement et d’imprédictibilité du monde de demain. Vents contraires, courants changeants et repères brouillés sont les marqueurs de notre époque qui devrait conduire nos dirigeants, et à plus forte raison les prévisionnistes qui les instruisent, à penser l’impensable[20]. Gouverner, c’est prévoir ! Qu’il le veuille ou non, pour l’Iran n’est-ce pas impair, passe et manque ?

***

Jean DASPRY

Pseudonyme d’un haut fonctionnaire

Docteur en sciences politiques

Les opinions exprimées ici n’engagent que leur auteur

 

 

[1] Benjamin Hautecouverture, Sous Raïssi, la politique extérieure et de sécurité iranienne s’est affirmée par l’agressivité, Le Monde, 24 mai 2024, p. 26.

[2] Emmanuel Todd, La défaite de l’Occident, Gallimard, 2024.

[3] Philippe Ricard, Le programme nucléaire iranien, toile de fond des affrontements, Le Monde, 19 avril 2024, p. 4.

[4] Ghazal Golshiri, Olivier Vandecasteele : « L’Iran m’a instrumentalisé pour ses marchandages », Le Monde, 15 mars 2024, p. 5.

[5] Bernard Hourcade, La République islamique d’Iran affirme sa volonté d’être reconnue comme une puissance régionale, Le Monde, 2 mai 2024, p. 28.

[6] Thomas Gomart, L’accélération de l’Histoire. Les nœuds géostratégiques d’un monde hors de contrôle, Tallandier, 2024.

[7] Alain Frachon, La théocratie iranienne et la guerre, Le Monde, 19 avril 2024, p. 28.

[8] Gilles Paris/Madjid Zerrouky, La montée en puissance des houthistes du Yémen, Le Monde, 21-22 janvier 2024, pp. 18-19-20-21.

[9] Alain Frachon, Israël-Iran, la possibilité d’une guerre ?, Le Monde, 12 avril 2024, p. 24.

[10] Emmanuel Razavi : « Le régime iranien est aujourd’hui profondément fragilisé, www.rfi.fr , 11 février 2024.

[11] Ghazal Golshiri/Madjid Zerrouky, La mort d’Ebrahim Raïssi place le régime iranien face à un double défi, Le Monde, 22 mai 2024, pp. 1-2-.3.

[12] Jean-Pierre Perrin, Le régime iranien fait tout pour marquer sa faiblesse, www.mediapart.fr , 19 avril 2024.

[13] Ghazal Golshiri (propos recueillis par), Narges Mahammadi : « Le peuple iranien a tourné la page du régime islamique », Le Monde des Livres, 1er mars 2024, pp. 1-2-3.

[14] Narges Mohammadi, La République islamique d’Iran mène une guerre à grande échelle contre les femmes, Le Monde, 24 avril 2024, p. 29.

[15] Ghazal Golshiri, En Iran, la police des mœurs revient en force dans la rue, Le Monde, 2 mai 2024 ; p. 4.

[16] Armin Arefi, En Iran, le divorce entre la jeunesse et le régime, www.lepoint.fr , 21 avril 2024.

[17] Ghazal Golshiri/Hélène Sallon/Piotr Smolar, L’Iran contraint de réévaluer sa stratégie, Le Monde, 20 janvier 2024, p 2.

[18] Hélène Sallon, Le piège de « l’unité des fronts » se referme sur l’Iran, Le Monde, 17 avril 2024, p. 27.

[19] Emmanuel Razavi, La face cachée de mollahs. Le livre noir de la République islamique d’Iran, éditions du Cerf, 2024.

[20] Editorial, Un risque accru d’instabilité au Moyen-Orient, Le Monde, 22 mai 2024, p. 32.ass

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4 Commentaires

  1. RR

    Propos mesurés et de bon sens.
    Ici pas de nostalgies malsaines pour le défunt régime du Shah.
    Pas de diabolisation outrancière de la république islamique, nous avons nos valeurs (chrétiennes), ils ont les leurs.

    On ne saurait reprocher au président Poutine son rapprochement avec l’Iran. Lorsque l’on est trahi par ses alliés naturels (les Russes contrairement aux Ukrainiens n’étaient-ils pas à nos côtés pendant la Seconde guerre mondiale ?), on est obligé d’aller en chercher d’autres. Les « occidentaux » nous refont le coup des Sanctions affligées à l’Italie (francophile) dans les années 30 dont on a vu les conséquences par la suite.

  2. Cording1

    Déjà le terme « occident » est contestable et recouvre des réalités, des pays aux intérêts parfois divergents. Quoi de commun entre les Etats-Unis et certains autres pays présumés « occidentaux ». L’Allemagne a parfois une diplomatie discrète mais efficace pour mieux défendre ses intérêts propres.
    Si l’Iran devient un pays détenteur d’armes nucléaires en dépit de sa signature du traité de non-prolifération nucléaire nous le devons à l’inconstance des Américains entre Obama et le JPCOA et sa dénonciation par le président Trump. Les Iraniens ont compris que la parole américaine n’était pas fiable. D’autre part comme la Corée du Nord l’Iran a reçu la leçon de l’agression de l’Irak par les USA en 2003 dans la mesure où la possession d’armes nucléaires est la garantie ultime de non-agression du pays.
    En ce moment l’Iran fait plutôt preuve de modération à propos de la guerre d’Israël contre le Hamas à Gaza ainsi que son allié libanais le Hezbollah. Elle agit de façon indirecte faute de pouvoir faire autrement comme tout pays peut être amené à le faire. Le soutien que l’Iran a pu apporter au Hamas n’est pas très comparable avec de celle du Qatar avec la complaisance de Benjamin Netanyahou depuis 2009. Ce dernier a encouragé un ennemi inexpiable.
    En plus sur les théâtres extérieurs l’Iran est un grand allié de la Russie et de la plupart des pays qui contestent l’hégémonie unilatérale des USA; C’est la Russie qui arme aussi les Houthis pour empêcher les navires des pays occidentaux soutenant Israël contre le Hamas. Récemment le porte-avions américains USS Eisenhower gravement endommagé a du faire demi-tour en Mer rouge. Et elle agite une menace supplémentaire si le territoire russe est plus gravement attaqué par les armes occidentales à cause de la guerre en Ukraine.
    Face à des conséquents défis intérieurs qui menacent le régime théocratique la guerre qui pourrait aussi le menacer affaiblirait ces contestations internes. Elle pourrait raviver un nationalisme persan face à un « grand Satan » comme l’agression nazie a raffermi autour du régime soviétique honni aussi par tous les pays occidentaux. Staline a joué la corde nationale russe et même le clergé orthodoxe persécuté.
    Si un état agressif trahit parfois sa nervosité l’agressivité de ses voisins aussi et des USA peut le servir notamment à sa pérennité quoique l’on en pense de lui. D’ailleurs comme il est dit le régime iranien a réagi mollement à la destruction en Syrie par Israël de locaux iraniens diplomatiques ou présumés tels. Ce qui est un signe de réalisme, pragmatisme malgré une rhétorique belliciste. Si l’Iran mène une grande offensive diplomatique au Sahel il en est de même pour la Russie et la Turquie qui profitent de nos erreurs politiques et diplomatiques pour y avancer leurs influences réciproques, sans oublier la Chine qui est aussi un allié international de l’Iran. Elle a réussi à réconcilier deux grands rivaux Iran et Arabie Séoudite, tous deux alliés de la Russie.
    Il faut espérer que si Trump est élu Président en novembre ^prochain il sera moins brouillon, impulsif que lors de sa précédente mandature sinon il aggraverait des situations déjà en elles-mêmes inquiétantes. Il faut espérer aussi que Benjamin Netanyahou et sa coalition de messianistes politico-religieux ( le double inversé du Hamas) quittent le pouvoir le plus rapidement possible notamment en raison d’une probable impasse à Gaza où même victorieusement militairement il ne pourrait trouver une solution politique même partielle.

  3. Cording1

    J’ajoute que l’Iran vit depuis longtemps sous un régime de sanctions internationales en raison de son option pour l’arme nucléaire. Il avait été partiellement levé lors de l’accord irano-américain dit JPCOA avec l’administration Obama ce que Trump a brutalement supprimé ce faisant il a discrédité la parole américaine et a été ainsi un agent de la prolifération nucléaire iranienne. Si voire et quand l’Iran aura effectivement l’arme nucléaire des pays arabes seront tentés telle l’Arabie séoudite de s’en doter, voire l’Egypte dont les relations diplomatiques avec Israël sont au bord de la rupture en raison de la guerre à Gaza qui a aussi mis fin aux accord d’Abraham en vue d’établissement de relations diplomatiques israélo-séoudiennes.

  4. Cording1

    De plus avec la mort accidentelle du président iranien Raissi et la succession du Guide de la révolution très âgé qui incarne le vrai pouvoir en Iran qui se trouve en phase de transition vers de nouveaux dirigeants dont on ne sait pas ou peu de choses.