Où il est montré comment les Etats-Unis et leurs alliés font le jeu de leurs ennemis avec la bénédiction tonitruante des médias.
Ne pas se tromper d’adversaire est chose relativement facile. Ne pas se tromper sur l’adversaire est beaucoup plus compliqué car il faut se méfier de soi-même – de ses préjugés, de sa haine qui obscurcit le jugement, de ses connaissances trop souvent lacunaires. Quand on fait le compte des défaites diplomatiques et militaires, quand on songe aux cadavres inutilement accumulés, il est trop tard. Exemple : la « guerre globale à la terreur » menée par les Américains et couverte de manière imbécile par les grands médias.
Une somme impressionnante d’erreurs et de fautes est mise en évidence par Alain Chouet, ancien directeur du renseignement de sécurité à la DGSE (1). Après trente ans passés dans les services spéciaux, cet arabisant, fin connaisseur de l’Islam, livre des informations et des réflexions qui dissipent les fausses représentations de la menace islamiste, si massivement diffusées depuis le 11 Septembre.
La commémoration du dixième anniversaire de l’opération terroriste a confirmé ce que quelques observateurs avaient déjà osé souligner : c’est la télévision qui a donné à Al Qaïda (ou plutôt la Qaïda) son extraordinaire notoriété et c’est pour la télévision que les attentats ultérieurs ont été commis à Madrid et à Londres. Ces défaites subies par les Etats visés et leurs services de sécurité ont été amplifiées de manière inouïe par une mise en scène compassionnelle. Comme l’écrit Alain Chouet, « les médias qui font de la surenchère à l’horreur, qui la déclinent en boucle dans les pages de leurs journaux ou sur les chaînes d’information continue, les experts autoproclamés et apocalyptiques qui en font commerce sur les plateaux télé entrent complètement dans la stratégie des terroristes ».
Sans que le moindre complot soit tramé à la Maison Blanche, la propagande américaine a utilisé le spectacle médiatique et l’a orienté vers l’incarnation du Mal : Oussama Ben Laden. Mais celui-ci n’était qu’un personnage secondaire, utilisé par le prince Turki, chef des services spéciaux saoudiens de 1977 au 1er septembre 2001 et qui se concentra sur le théâtre afghan – là où les terroristes arabes comptaient infiniment moins que les bases pakistanaises de ceux qui combattent les Américains.
Jacques Chirac et Lionel Jospin ont entraîné la France dans cette guerre absurde qui va se conclure par le retour des Talibans. Le bilan de ces dix années de guerre menées en Irak et en Afghanistan est accablant : les Américains se sont faits haïr, ils ont semé la haine des musulmans qui sont ou se sentent l’objet de toutes les suspicions. C’est ainsi que les Américains et leurs supplétifs occidentaux ont fait et font encore le jeu des terroristes : la stratégie des fondamentalistes était de dresser les musulmans contre l’Europe et les Etats-Unis, et de faire en sorte que les citoyens musulmans des pays occidentaux se sentent de plus en plus en plus mal à l’aise dans leur patrie. En France, Nicolas Sarkozy et Marine Le Pen, qui cultivent la suspicion sur l’Islam, sont dans cette logique de « guerre des civilisations » qu’ils ont déclenchée et qui a été aggravée par le rejet de la Turquie – que les islamistes veulent justement séparer de l’Europe.
Alain Chouet a raison de dénoncer la fiction du « monde musulman » tout entier tourné contre ce qu’on appelle « Occident ». On ne veut pas voir que les attentats terroristes frappent surtout les musulmans – en Irak, au Pakistan. Ce « monde musulman» est ravagé par les guerres entre nations (Irak-Iran, la plus sanglante de toutes), par les guerres civiles et par d’irréductibles conflits religieux : ainsi, « l’Arabie saoudite et l’Iran islamique vivent sous le régime des anathèmes croisés. Chacun de ces deux régimes, aussi illégitimes l’un que l’autre, entend se légitimer par la religion. Or il n’y a pas de place pour les deux ensemble ». Quand comprendra-t-on que tous les Iraniens – pas seulement les mollahs – veulent disposer d’un armement nucléaire pour se protéger de l’Arabie saoudite et du Pakistan – non pour attaquer l’Europe de l’Ouest et Israël ?
Au lieu de se faire de fausses frayeurs avec Téhéran – ce qui n’empêche pas de soutenir le mouvement démocratique iranien – il faut cesser de négliger le jeu de l’Arabie saoudite. Alain Chouet rappelle que Roosevelt a passé avec Ibn Saoud un pacte – le Quincy agreement de février 1945 – aux termes duquel les Etats-Unis assuraient le soutien de la famille Saoud en échange du monopole de l’exploitation pétrolière sur le territoire saoudien. Ce pacte a été renouvelé par George W. Bush en 2005 pour une durée de soixante ans. Or l’Arabie saoudite est une théocratie ultra-rigoriste qui s’oppose à toute tentative démocratique en pays d’Islam, qui a engendré maints terroristes (dont Ben Laden) et qui finance des activités (de la Bosnie au Pakistan) qui ne sont pas compatibles avec les valeurs que les Américains prétendent incarner. Le nœud de cette contradiction pourrait être tranché par une révolution en Arabie même, contre ce fragile familialisme.
A l’heure des révolutions arabes, sur lesquelles Alain Chouet émet des avis très nuancés, il importe de prêter attention aux Frères musulmans, qui ont jusqu’à présent partout échoué mais qui vont tenter de jouer leur carte en Egypte, en Syrie, en Libye…
Les stratégies adverses impliquent des répliques politiques cohérentes, aussi éloignées que possible des discours hystériques et des visées américaines.
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(1) Alain Chouet, Au cœur des services spéciaux, La menace islamiste : fausses pistes et vrais dangers. Entretiens avec Jean Guisnel. La Découverte, 2011. 20 €.
Article publié dans le numéro 999 de « Royaliste – 2011
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