Israël après les élections de janvier 2013 : entretien avec Simon Epstein

Mar 29, 2013 | Entretien

Professeur et chercheur à l’Université hébraïque de Jérusalem, auteur de nombreux ouvrages dont plusieurs sont présentés sur ce blog, Simon Epstein m’a accordé un entretien le 31 janvier 2013 qu’il a bien voulu actualiser après la formation du gouvernement israélien. Faute de place, « Royaliste » n’a publié qu’une partie de cet entretien dans son numéro 1032. Je suis heureux de publier ici l’intégralité des analyses de Simon Epstein, qu’il a bien voulu relire et corriger.

 Royaliste : Quelle est votre analyse des élections israéliennes  du 22 janvier 2013?

Simon Epstein : Notre système électoral est la proportionnelle intégrale, avec ses avantages et ses inconvénients. L’un des inconvénients, on le sait, est la parcellisation des forces politiques. Nous n’avons plus comme par le passé récent un grand bloc de gauche et un grand bloc de droite, ou comme dans un passé plus lointain, un parti de gauche dominant. Les partis israéliens sont maintenant des partis de taille petite ou moyenne, ce qui  multiplie les combinaisons possibles et complique la formation d’une coalition gouvernementale.

La campagne électorale a été marquée par un étrange phénomène d’ « extrême-droitisation » de la droite classique. Appliquant une stratégie « entriste », l’extrême droite a participé aux primaires du Likoud, et a réussi à placer sur la liste de ce parti des candidats qui sont beaucoup plus à droite que ce qu’attendaient ses électeurs traditionnels. Par ailleurs, un parti d’extrême droite a eu le vent en poupe grâce à la personnalité de son chef (Naftali Benett) et par suite d’un choix judicieux de thèmes mobilisateurs.

Cette situation a provoqué un sursaut de la droite modérée, qui a cherché à faire contrepoids. Certains électeurs du Likoud se sont montrés désireux de reporter leurs suffrages vers le centre, voire même vers le centre gauche. Pour les séduire, les travaillistes avaient élaboré un message dénonçant principalement l’ultralibéralisme économique de Nethanyahou sans trop parler des Palestiniens. L’échec fut cinglant, car, en dépit de ces concessions programmatiques, les déçus du Likoud n’étaient pas disposés à dériver aussi loin et à voter socialiste. Leurs voix sont allées vers un nouveau parti centriste, Yesh Atid  (« Il y a un avenir »), fondé par un journaliste à succès, Yaïr Lapid. Celui-ci a tenu un discours très consensuel. Il a bénéficié de la préférence pour le centrisme que l’électorat israélien manifeste de période en période. Et il a remporté 19 sièges sur 120, ce qui incontestablement  est un beau score.

Royaliste : Comment Netanyahou, dans ces conditions, a-t-il monté son gouvernement?

Simon Epstein : Ce fut laborieux, ce fut éreintant, et le lecteur français qui se souvient des crises de la IVe République se fera une idée des deux mois que la classe politique israélienne vient de vivre… Pour avoir une majorité, Benjamin Netanyahou doit réunir au moins 61 députés sur les 120 que compte la Knesset. Il n’est sûr au départ que de 31 élus, dont  seulement 20 de son propre parti, le Likoud. Et il ne dispose que d’un temps limité, puisque d’après nos règles constitutionnelles tout doit être fini à la mi-mars.  Plusieurs options s’offrent à lui, et il va toutes les essayer, les unes après les autres et les unes concurremment aux autres.

Le problème essentiel qu’il doit affronter résulte de l’alliance qui s’instaure entre l’extrême droite (12 députés) et le parti centriste Yesh Atid. Fortement divisés en politique extérieure, ces deux partis sont très proches en politique intérieure. Des liens d’amitié et de loyauté réciproque unissent leurs deux leaders, Benett et Lapid. Ils veulent imposer « l’égalité devant les charges », c’est-à-dire réduire les privilèges exorbitants dont bénéficient les ultra-orthodoxes, lesquels, notamment, sont exemptés du service militaire. Et ils n’acceptent  d’entrer au gouvernement que si les partis ultra-orthodoxes n’y siègent pas.

Une telle exigence est cauchemardesque pour Natanyahou, qui considère que les ultra-orthodoxes (11 députés séfarades ; 6 députés ashkenazes) sont ses alliés naturels. Il redoute leur colère au cas où il ne les prendrait pas dans sa coalition. Il va donc tenter, par tous les moyens, de démanteler le front Benett-Lapid. Et il va essayer, en même temps, de constituer une majorité alternative incluant les ultra-orthodoxes et le centre-gauche, voire même la gauche. La clef du succès de cette opération – une opération de la dernière chance, en quelque sorte – est l’entrée du parti travailliste (15 députés) au gouvernement. Mais la présidente de ce parti, Sheli Yahimovitch, résiste aux propositions alléchantes qui lui sont faites, ainsi qu’aux pressions, extérieures et intérieures, qui s’exercent.  Elle concède à Nethanyahou son soutien, pour le cas où les négociations israélo-palestiniennes progresseraient de manière significative. Mais elle reste ferme dans son refus d’entrer au gouvernement.

Le chef du Likoud ne peut donc se dépêtrer du piège que Lapid et Benett lui ont tendu. Il est obligé d’accepter leurs conditions, et le gouvernement qu’il présente in extremis, le 19 mars dernier, associe le Likoud, le parti de Benett, celui de Lapid et un petit parti du centre gauche (6 députés). Condamnés à l’opposition, les ultra-orthodoxes craignent une réduction des aides financières qu’ils reçoivent de l’Etat. Ils développent donc, à leur manière, une rhétorique alarmiste empruntant ses références aux tragédies qui frappèrent le peuple juif tout au long de son histoire. Leur véhémence est perçue avec humour, il faut bien le dire, par l’opinion israélienne.

Royaliste : Comment voyez-vous l’évolution géopolitique du Moyen-Orient ?

Simon Epstein : La situation est pour le moins confuse. Il y a dix ans, deux puissances régionales entretenaient d’excellentes relations avec Israël : la Turquie et l’Egypte. Aujourd’hui la Turquie, dirigée par Erdouan, se montre hostile, et l’Egypte, dominée par les Frères musulmans, est plongée dans l’anarchie. La Syrie, elle, est totalement imprévisible, et le «printemps arabe» s’y montre encore plus sanguinaire qu’ailleurs. La guerre civile y évolue vers une « cantonisation »,  c’est-à-dire vers une fragmentation du pays entre sunnites, alaouites, druzes, tandis qu’Al-Qaïda exploite ce chaos pour renforcer son emprise. Au Liban, le Hezbollah est composé de combattants de haut niveau et sa capacité de tir s’étend maintenant à la quasi-totalité de nos villes. Il sert d’avant-poste aux Iraniens dans la confron­tation qu’ils cherchent avec l’Etat juif.

Royaliste : Comment envisage-t-on en Israël la menace nucléaire iranienne?

Simon Epstein : Il y a débat. Une petite minorité estime qu’Israël peut coexister avec un Iran doté de l’arme nucléaire. Elle considère que les fanatiques qui sont au pouvoir à Téhéran ne seront pas nécessairement suicidaires et qu’un « équilibre de la terreur » pourra prévaloir.  La majorité des analystes récuse ce point de vue. Elle fait observer que la population iranienne est dispersée sur un territoire gigantesque alors que la population israélienne (qui est dix fois moins nombreuse que l’iranienne)  vit concentrée au cœur d’un tout petit pays. Elle est donc beaucoup plus vulnérable. Un tel déséquilibre démographique et une telle asymétrie topographique pourraient inciter les dirigeants iraniens à courir le risque d’une guerre nucléaire entre les deux pays. Cette option est d’autant plus plausible qu’ils ne cachent en rien leurs intentions génocidaires.  Le danger est donc un vrai danger.

Un débat complémen­taire porte sur d’éventuelles « frappes » préventives. Il tourne autour de trois paramètres : la capacité de notre aviation à endommager, sinon à anéantir, les installations nucléaires iraniennes ; la possibilité, pour notre gouvernement, d’obtenir le soutien opérationnel ou tout au moins l’accord préalable des Etats-Unis ; l’aptitude de notre population à supporter les bombardements de terreur que le Hezbollah et le Hamas  s’empresseraient de déclencher, en représailles, sur nos agglomérations civiles.

Royaliste : Venons-en aux relations entre Israël et les Palestiniens…

Simon Epstein : Il existe, en fait, deux entités politiques palestiniennes. L’une – en Cisjordanie – est dirigée par le Fatah, mouvement nationaliste et laïque qui n’exclut pas l’idée d’un compromis historique. Cette entité est disposée à négocier et elle est prête, dans des conditions qui restent à définir, à un accord de paix avec Israël. L’autre entité – dans la bande de Gaza – est soumise au Hamas, force islamiste animée d’une idéologie fondamentaliste. Elle admet les trêves temporaires avec l’ennemi, mais elle rejette toute possibilité de paix durable avec les Infidèles – Juifs de surcroît !

D’où notre inquiétude. En Israël, le centre, la gauche et la droite modérée veulent un accord avec les Palestiniens, un accord fondé sur le principe « deux Etats pour deux peuples ». Mais les partisans de la paix veulent savoir ce qui se passera si un accord est signé avec Abou Mazen et le Fatah et si, quelque mois ou quelques années plus tard, le Hamas s’empare du pouvoir dans l’Etat palestinien qui aura été créé. C’est déjà arrivé dans la bande de Gaza, à peine évacuée par les Israéliens en 2005. Cela peut donc se reproduire, d’une manière ou d’une autre, sur la totalité du territoire palestinien. N’oublions pas que le Hamas appartient à la même famille idéologique que les groupes terroristes qui, avant l’intervention militaire française, imposaient leur loi aux populations maliennes. Il dispose de plusieurs milliers de missiles lui conférant une puissance de destruction qui est considérable, et qui menace de très près les villes israéliennes. Et il récuse toute paix avec des non-musulmans, qu’ils soient « Croisés » ou, pis encore, Juifs.  Telle est la situation, dans toute sa complexité.

Que faire? Nous voulons des garanties,  mais l’Histoire nous enseigne que les garanties en la matière sont éphémères et fragiles, qu’il s’agisse d’engagements solennels, de cautions internationales ou de démilitarisation totale ou partielle. Pensez à la France des années 1930. Confrontée au réarmement allemand, elle assiste, impuissante, à l’érosion ou à la disparition progressive de toutes les garanties sécuritaires qu’elle avait tant peiné à ériger… D’un autre côté, il est indéniable que toute perspective autre que celle des « deux Etats » peut avoir de graves conséquences pour chacun des deux peuples en présence. Il faut donc négocier, négocier encore, et chercher des solutions à toutes les questions : le tracé des frontières, le statut de Jérusalem, les garanties de sécurité, etc.  Tout cela prendra du temps, mais il faut s’y mettre.

Royaliste : Comment la question des implantations est-elle envisagée par les principaux partis ?

Simon Epstein : L’idée dominante est qu’il ne sera pas indispensable d’évacuer la totalité des implantations,  ce qui permettra  d’éviter, en Israël même, des situations de guerre civile. C’est possible, car il s’avère que les implantations ne sont pas réparties en densité égale sur le territoire palestinien. Elles sont concentrées en quatre ou cinq « blocs » regroupant un grand nombre d’agglomérations et un grand nombre d’habitants sur une surface relativement restreinte. Ces « blocs » pourraient être annexés à Israël tandis que les Palestiniens, en échange,  recevraient  d’autres territoires de superficie égale. Officiellement, les Palestiniens n’admettent pas cette théorie des « blocs », mais tout porte à croire qu’ils l’accepteront en cours de négociation. Quant à l’extrême droite israélienne, elle n’accepte aucune évacuation, même s’il s’agit de quelques tentes plantées sur une colline par quelques  jeunes Juifs exaltés et violents… Disons que la question des implantations est loin d’être réglée mais que des solutions existent.

Royaliste : En 2011, la société israélienne a été secouée par un grand mouvement de contestation. Pour quelles raisons ?

Simon Epstein : Voici quarante ans, Israël était le pays le plus socialisé et le plus égalitaire du monde occidental. L’économie nationale reposait,  pour un tiers, sur un puissant secteur d’Etat ; pour un autre tiers, sur un impressionnant secteur d’entreprises collectivistes et de coopératives ouvrières ; et pour le tiers restant, sur un secteur capitaliste de type classique. L’écart des revenus était le plus faible de tous les pays développés. Puis le Likoud est arrivé au pouvoir, avec un électorat populaire, en majorité oriental, et une idéologie ultra-libérale. Il instaura un capitalisme sauvage, dont les principales victimes seront précisément les couches socio-culturelles qui l’avaient porté au pouvoir…  Aujourd’hui, les indicateurs ne trompent pas  : nous sommes le pays le plus inégalitaire de l’OCDE. Benjamin Netanyahou a apporté à ce processus une contribution décisive, en privatisant – à des prix ridicules – ce qui subsistait du secteur public, en rabotant brutalement les budgets sociaux et en accordant d’aberrants dégrèvements d’impôts aux riches, et surtout aux très riches. Résultat : la classe moyenne doit supporter le poids de la défense, elle doit payer pour les ultra-orthodoxes, qui coûtent très cher à l’Etat, et elle fait les frais d’une politique qui assèche systématiquement les budgets de l’Education et de la Santé. Les grandes manifestations de l’été 2011 furent  le produit de cet état de fait, mais elles étaient insuffisamment politisées. Elles n’ont pas su se dresser contre la source réelle et profonde de la crise, à savoir le libéralisme extrême promu par le Likoud.

Quant à Yaïr Lapid, ministre des Finances du nouveau gouvernement Natanyhou, il affirme  être le porte-parole des classes moyennes. A bien écouter ce qu’il dit, à bien lire ce qu’il écrit, on pressent qu’il représente plus la grande bourgeoisie et les classes aisées que les classes moyennes proprement dites. L’imprécis des formulations ne présage rien de bon, Il n’est pas exclu que Lapid mette en œuvre une politique néo-libérale pénalisant, précisément, ces classes moyennes dont il prétend être le champion.

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