En octobre dernier, Marcel Gauchet était la cible de pétitionnaires indignés que le rédacteur en chef du « Débat » puisse prononcer la conférence inaugurale des « Rendez-vous de l’histoire » consacrés à la rébellion. Il s’agissait de dénoncer un « militant de la réaction » et de refuser d’être « complice d’instances qui font exister dans l’espace de l’acceptable des idéologies néfastes et inquiétantes. » Ce procès en sorcellerie est oublié mais Marcel Gauchet reste marqué au fer rouge par Geoffroy de Lagasnerie et Edouard Louis – deux éminences de la révolte authentique dont l’histoire retiendra sans aucun doute les noms.

Un nouveau procès s’est ouvert et c’est cette fois Jacques Sapir qui a été prestement inculpé. Dans l’affaire Gauchet, le coupable, fustigé comme réactionnaire patenté, était par définition extérieur à la Gauche. Il s’agissait donc d’empêcher tout contact avec une créature impure habitant – la pétition le soulignait – un autre monde. Cette fois il s’agit d’une excommunication car l’inculpé était considéré jusqu’au 23 août comme un homme de la Gauche. Pourquoi ne l’est-il plus ? Parce qu’il ne dit pas ce  que la Gauche doit toujours dire sur le Front national : écrasons l’infâme ! Qui ne répète pas cela d’un bout à l’autre de l’année est complice de la « bête immonde »… Frédéric Lordon tonne que Jacques Sapir a « perdu le sens de l’histoire ». Dans Mediapart, Dan Israël affirme que l’hérétique est isolé et cite Eric Coquerel, coordinateur national du Parti de gauche et Jacques Généreux, « économiste star » (sic) du même parti : le premier dénonce une « aberration », le second une sorte de névrose obsessionnelle car Jacques Sapir serait « victime de sa fixation sur le problème de l’euro ». C’est ainsi que se forme un cordon sanitaire.

Le motif de l’excommunication ? Quelques lignes de Jacques Sapir dans un billet de son blog consacré à l’idée de « fronts de libération nationale » où il est écrit que « …à terme sera posée la question de la présence, ou non, dans ce « front » du Front National ou du parti qui en sera issu et il ne sert à rien de se le cacher. Cette question ne peut être tranchée aujourd’hui. Mais il faut savoir qu’elle sera posée et que les adversaires de l’Euro ne pourront pas l’esquiver éternellement. Elle impliquera donc de suivre avec attention les évolutions futures que pourrait connaître ce parti et de les aborder sans concessions mais aussi sans sectarisme. »

Pour qui sait lire, Jacques Sapir envisage une hypothèse, évoque des évolutions futures qui sont par définition de l’ordre du possible et demande qu’on porte sur ces éventuelles évolutions un regard clinique. C’est réfléchir en stratège – un stratège en action, qui est dans le brouillard de la guerre et qui ne saurait exclure aucune hypothèse. Cela me permet de reprendre mes remarques personnelles – Jacques Sapir n’a pas besoin de moi pour se défendre – sur le Front national.

Le premier point est banal. Tous les partis politiques changent : le Parti communiste n’est plus stalinien, ni même léniniste ; le Parti socialiste n’est plus socialiste ; l’UMP n’était plus gaulliste… Rien n’indique que le Front national restera figé dans sa posture originelle mais il me paraît inutile d’entrer dans le débat politico-médiatique sur la « dédiabolisation » qui concerne la propagande d’un Front national utilisant, comme les autres partis, les effets d’annonce. Dans le Front national de Jean-Marie Le Pen, des courants existaient – national-catholique, raciste, libéral-conservateur – que le président fédérait. Quant à Marine Le Pen, elle occupe une position centrale entre une aile droite essentiellement xénophobe, des tendances national-catholique et libéral-conservatrice qui se retrouvent autour de Marion Maréchal Le Pen et une tendance néogaulliste animée par Florian Philippot qui a apporté à Marine Le Pen le discours contre l’euro tout en reprenant sans sourciller les thématiques xénophobes du « canal historique ».

Le deuxième point n’est pas moins banal. Les discours des partis ont leur importance mais le moment de vérité est celui des alliances nouées pour gouverner ou pour soutenir un gouvernement. Le Front national affirme qu’il prendra le pouvoir contre les partis oligarchiques, donc sans alliances : en ce cas, j’estime que Marine Le Pen élue présidente ne pourra pas constituer de gouvernement nationaliste et devra démissionner sous la pression des partis de droite et de gauche, des syndicats, des médias… Un gouvernement nationaliste devrait résulter d’une victoire complète du Front national aux législatives, qui ferait courir à notre pays un risque sérieux de guerre civile.

Face à cette impasse suicidaire, le Front national peut décider d’imiter les fascistes italiens du MSI qui ont rejoint Silvio Berlusconi et participé au gouvernement sous la forme de l’Alliance nationale dirigée par Gianfranco Fini. Un tel choix conduirait le Front national à tenter une alliance avec la droite classique – pour laquelle il abandonnerait l’idée d’une sortie de l’euro au profit d’un durcissement de la législation des étrangers qui n’a jamais fait peur aux ultralibéraux.

On peut aussi envisager l’hypothèse, aujourd’hui très fragile, d’un bouleversement partiel du paysage politique français qui ferait suite à ceux observés en Grèce et en Espagne lors de la victoire de Syriza en janvier 2015 et de la percée de Podemos.  Imaginons, selon la proposition de Stefano Fassina, qu’un « front de libération nationale » réunissant des groupes et des formations de gauche et des groupes et des formations gaullistes parvienne à obtenir, avec l’appui de dissidents du Parti socialiste et des « Républicains », une majorité relative. Imaginons que le Front national dispose d’un groupe important à l’Assemblée nationale. C’est à ce moment-là qu’il pourrait y avoir, ou pas, des discussions d’état-major entre les partis opposés à l’euro et qui auraient à décider s’ils mêlent ou non leurs voix. Cette décision serait fortement influencée par les orientations prises par le Front national selon trois possibilités : le maintien du canal historique, nationaliste et xénophobe, pour lequel la sortie de l’euro est secondaire ; le triomphe du canal national-conservateur ou au contraire le triomphe du canal Philippot qui privilégie la sortie de l’euro. Je ne pousse pas plus loin cette hypothèse, qui pourrait faire l’objet d’un roman de politique-fiction, mais je veux préciser que la sortie de l’euro n’est pas une décision sans conséquences. Le canal historique et le canal national-conservateur seraient-ils d’accord pour un programme de développement économique et social impliquant la nationalisation du crédit et des secteurs-clés et une planification de la transition écologique ? Il est permis d’en douter.

C’est dire si nous sommes loin d’un choix – l’éventuelle alliance avec le Front national – qui serait problématique. Pour le moment, j’observe que la formation d’un « front de libération nationale » suppose que la gauche dite radicale se mette d’accord sur un programme de sortie de l’euro et qu’elle s’entende avec la droite gaulliste et diverses personnalités hétérodoxes. Ce n’est pas demain la veille, puisque les ténors de la gauche dite radicale en restent à une religiosité grossière qui sépare le pur et l’impur – du moins dans le ciel des idéalités car les ténors du Parti de gauche, qui jettent Jacques Sapir sur le bûcher pour trois phrases n’hésitent pas à envisager une alliance électorale – c’est-à-dire des places et des sous – avec Europe Ecologie-Les Verts qui veut abolir la nation dans le fédéralisme européen. Ceci au moment où Jean-Luc Mélenchon déclare qu’il choisira la souveraineté plutôt que l’euro ! A gauche, les Principes sacrés font toujours bon ménage avec les petits arrangements. Mais quand les petits arrangements sont passés entre gens de la Gauche, tout est possible et immédiatement pardonné car la Gauche purifie tout ce qu’elle touche.

Si la religiosité sectaire de la Gauche était efficace, il serait possible de s’en accommoder. J’en reviens à Marcel Gauchet qui n’est pas l’une des têtes de l’hydre réactionnaire mais un philosophe qui s’inscrit dans le cadre de la démocratie libérale. A la fin de son dialogue avec Alain Badiou, Marcel Gauchet disait que « le réformisme conséquent a besoin d’être épaulé par l’hypothèse communiste » (1). Oui, nous avons besoin des communistes et de la gauche socialiste pour la politique de redressement national que la sortie de l’euro permettra. Encore faudrait-il que cette Vraie Gauche fasse son autocritique et reconnaisse que, depuis trente ans, ses anathèmes contre la Bête immonde, et ses excommunications majeures n’ont pas empêché le Front national de monter en puissance et de gagner en séduction. Mais il est tellement plus facile d’accabler un chercheur qui explique depuis des années que les formations de la gauche radicale ne peuvent pas combattre efficacement le Front national sans défendre la souveraineté nationale et sans préparer, par conséquent, la mise à mort de l’euro !

(à suivre)

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(1)    Alain Badiou, Marcel Gauchet, Que faire ? Dialogue sur le communisme, le capitalisme et l’avenir de la démocratie, Philosophie éditions, 2014.

 

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