Jacques Sapir m’a adressé la conclusion d’un livre sur la « déglobalisation » qui paraîtra aux éditions du Seuil au début de l’année prochaine [sous le titre « La démondialisation »]. Ce texte énonce des propositions qui doivent nourrir le débat sur les nouvelles orientations de la politique française. Je souhaite que mes lecteurs y contribuent sur ce blog ainsi que sur le site Marianne2 qui publie également les analyses et les propositions de Jacques Sapir dans leur intégralité.

 

La France a tout misé depuis près de trente ans, sur des solutions coordonnées. Qu’il s’agisse de l’Euro ou des règles du marché international, elle a délibérément abandonné tout moyen d’agir et renoncé à une politique nationale. Sans chercher à juger sur le fond, remarquons qu’une telle attitude fait de nous le dindon de la farce car elle n’a de sens que si existe au niveau international une volonté commune pour faire triompher des solutions collectives. Or, cette dernière volonté est absente, à l’évidence. Ce sont bien des politiques nationales que suivent les autres pays, n’en déplaise à nos dirigeants présents et passés.

Cette volonté collective est même absente au sein de l’Europe, qui aujourd’hui meurt de la transposition à 27 pays du cadre imaginé pour en gérer 5 à 10, et où il faut constater la montée des égoïsmes nationaux, et en premier lieu celui de l’égoïsme allemand.

 

L’Europe est d’ailleurs moins une solution qu’une partie du problème. D’après les discours tenus par ses thuriféraires, elle est censée nous protéger de la globalisation. Elle a été au contraire un puissant vecteur de la globalisation, qu’il s’agisse de la globalisation marchande ou de la globalisation financière. Aujourd’hui, on peut démontrer que l’Euro a, en raison de son mode actuel de fonctionnement et d’organisation, accéléré la contamination des banques européennes par les produits dits « toxiques » en provenance du marché américain.C’est bien par la dépression relative engendrée par l’Euro, combinée avec la règle de l’ouverture et le primat de la concurrence qui règne sur l’Europe, que les banques européennes ont été poussées à prendre, directement ou indirectement, de grandes quantités de ces titres. Bien entendu, si l’on avait suivi une politique différente, si la zone Euro avait adoptée une politique monétaire favorisant une forte croissance et si l’on avait introduite aux frontières de cette zone les contrôles de capitaux nécessaires, le bilan que l’on pourrait tirer de ces dernières années pourrait être différent. Mais il n’en a rien été et il est trop tard pour le regretter.

 

Si la coopération et la coordination des politiques peuvent être avantageuses, encore faut-il que cette coopération et cette coordination soient au service d’un objectif commun. Dès lors nous voyons le dilemme dans lequel se trouve notre pays. S’il persiste dans la voie qu’il s’est fixée depuis le début des années quatre-vingt, il va clairement à la ruine. Peut-il tout seul espérer rompre avec ces politiques ? Et peut-il espérer convaincre ses partenaires de changer de politique ?

On oppose alors l’action unilatérale à l’action concertée. Mais, c’est un magnifique contresens, produit tant par une pression idéologique qui veut nous faire abaisser notre pays et magnifier les autres (comme en témoignent les discours sur le « mal » ou le « retard » français), que par l’abandon ou l’absence de toute réflexion logique. Il faut ici le réaffirmer : action unilatérale et action concertée sont au contraire profondément liées. L’action concertée démultiplie les effets de l’action unilatérale, et cette dernière permet de dépasser les blocages qui surgissent dans l’action concertée en imposant des modifications de contextes, et donc de priorités, aux autres décideurs.

Ainsi, c’est en articulant les deux, en les plaçant au service d’objectifs ambitieux, que l’on pourra trouver la solution à la crise, à la fois économique, mais aussi politique et en fin de compte morale que nous connaissons.

 

Les problèmes de l’heure.

 

Il faut alors revenir sur l’identification des problèmes. Nous sommes étouffés, et avec nous le cœur de l’Europe mais aussi par extension les principaux pays y compris dans ce que l’on appelait hier encore le « Tiers-Monde » par la combinaison de la globalisation marchande (pour faire court, le libre-échange et ses conséquences) et de la globalisation financière. Ces deux aspect du mouvement général que l’on nomme la globalisation ont atteint, dans leurs excès, leurs propres limites. Il n’est pas niable que les vingt ou trente prochaines années sont appelées à voir la globalisation régresser, comme se retire le flot d’une marée. Mais, ce retrait peut prendre bien des formes. Il sera de toute manière le produit d’une action humaine et non d’on ne sait quelles « forces » quasi-mythiques et surnaturelles. Il nous revient de savoir qu’en faire.

 

La globalisation marchande se matérialise aujourd’hui par trois grands phénomènes dont les effets s’additionnent.

Nous avons la pression concurrentielle qu’exerce la montée en puissance économique et commerciale de la Chine. Notons ici que cette pression ne provient pas de la croissance chinoise en tant que telle, qui est une bonne chose, mais de l’orientation du modèle chinois vers les exportations et de l’ouverture à laquelle nous nous contraignons. Ce qui est dangereux est ce modèle d’une croissance qui est largement extravertie. Il serait compréhensible pour Singapour ; il ne l’est pas pour la Chine. D’autres modèles de développement sont parfaitement à la portée des chinois, et c’est vers eux qu’il va falloir les orienter. Un pays de plus d’un milliard et demi d’habitants dispose d’un marché intérieur amplement suffisant pour porter sa croissance légitime. Le même raisonnement s’applique à cet autre pays immense qu’est l’Inde.

Ensuite, nous avons au sein de l’Union Européenne le problème posé par la stratégie adoptée par les pays « nouveaux entrants », avec la complicité des dirigeants politiques et des grandes entreprises de l’Europe occidentale. Cette stratégie reproduit, à l’échelle européenne, les effets de la stratégie économique chinoise, mais avec des effets encore plus contrastés sur les populations de ces pays qui ne profitent qu’à la marge de ce qu’elles nous enlèvent.

Enfin, nous avons le problème de la stratégie allemande. Ce pays a tout misé sur sa capacité à exporter dans le même temps ou il se financiarisait. C’est un choix dangereux qui désormais le met à la merci des fluctuations de l’économie mondiale. Il est aujourd’hui obligé de se concentrer sur l’Union européenne car sa balance commerciale avec les pays émergents est en train d’être déficitaire.

 

Trois choses sautent aux yeux à la lecture du tableau 1. Tout d’abord, l’excédent commercial réalisé sur les 6 premiers pays européens (France, Royaume-Uni, Autriche, Belgique, Espagne, Italie) est considérable. Il représente environ 103 milliards d’Euros, sur un total d’environ 116 milliards. Si l’on ne considère que la France, l’Espagne et l’Italie, nous obtenons déjà près de 51 milliards d’Euros d’excédents.

Ensuite, il faut y ajouter la faiblesse relative de l’excédent sur les Etats-Unis. Avec 18 milliards d’Euros, nous sommes à un montant inférieur non seulement à la France (27 milliards) mais aussi au Royaume-Uni et même à l’Autriche. Ceci indique bien à quel point les excédents allemands sont régionalement concentrés. Ils sont réalisés pour les trois-quarts sur les pays de l’Union européenne.

Enfin, et ce point est aussi important que les deux autres, on s’aperçoit que l’Allemagne est en déficit vis-à-vis de la République Tchèque, de la Slovaquie et de la Hongrie. Pourtant, ces pays sont en retard économiquement, et ne produisent pas de matières premières. Ici, ce que nous voyons, c’est le processus du basculement du Made in Germany vers le Made by Germany. L’Allemagne délocalise massivement la production des sous-ensembles industriels chez ses voisins immédiats de l’Europe Centrale et ne conserve que l’assemblage final, vendant alors aux autres pays des produits qui incorporent l’effet des productions à forte productivité mais bas coûts des sous-traitants.

 

Tableau 1

Solde commerciale de l’Allemagne en 2009, en milliards d’Euros.

Exportations

Importations

Solde

France

81,941

54,559

27,382

Royaume Uni

53,156

33,174

19,982

Autriche

48,235

29,084

19,151

Belgique

42,156

29,242

12,914

Espagne

31,296

19,257

12,040

Italie

51,050

39,684

11,367

Pologne

31,626

22,768

8,858

Suède

15,879

10,417

5,462

Grèce

6,657

1,854

4,804

Danemark

13,271

10,443

2,828

Portugal

6,173

3,555

2,618

Luxembourg

4,653

2,849

1,803

Finlande

7,100

5,330

1,770

Roumanie

6,702

5,276

1,426

Estonie

0,975

0,374

0,601

Bulgarie

1,948

1,381

0,567

Lettonie

0,869

0,408

0,462

Chypre

0,630

0,175

0,455

Lituanie

1,457

1,167

0,291

Slovénie

3,148

3,087

0,061

Malte

0,317

0,258

0,059

Slovaquie

6,733

7,379

-0,646

Hongrie

11,932

14,115

-2,183

République Tchèque

22,636

24,909

-2,273

Pays-Bas

54,142

58,044

-3,902

Irlande

3,712

13,848

-10,137

Total Europe

508,395

392,637

115,758

Etats-Unis

51,474

33,338

18,137

 

Source : Comptes Nationaux Allemands

 

Ainsi peut-on comprendre pourquoi il n’est pas contradictoire de dire dans la même phrase que l’Allemagne s’affirme comme exportatrice de biens industriels et qu’elle se désindustrialise. L’évolution des chiffres de l’emploi industriel en Allemagne confirme cette tendance d’une désindustrialisation du pays. Socialement, ceci a pour effet de faire baisser relativement, mais aussi parfois de manière absolue, les salaires ouvriers et employés. L’Allemagne va peut-être bien mais sa population vit de plus en plus mal, à l’exception du 1{9ef37f79404ed75b38bb3fa19d867f5810a6e7939b0d429d6d385a097373e163} le plus riche qui, à une échelle moindre qu’aux Etats-Unis mais de manière plus importante qu’en France, accumule toujours plus de richesse. Avec plus de 12{9ef37f79404ed75b38bb3fa19d867f5810a6e7939b0d429d6d385a097373e163} du revenu national, ce 1{9ef37f79404ed75b38bb3fa19d867f5810a6e7939b0d429d6d385a097373e163} le plus riche a même dépassé le niveau historique de la fin des années vingt et du début des années trente et se rapproche dangereusement des niveaux qui avaient été atteints en 1936 et 1937 du temps du nazisme.

 

Ceci est aussi le produit de l’Euro, qui constitue en lui-même un nouveau problème, et nous conduit à l’impact de la globalisation financière. À travers la libéralisation de la finance, le poids des activités spéculatives s’est accru tant pour les pays dits émergents que pour l’ensemble des pays développés. On le voit aussi en Allemagne où l’on assiste à la fois au développement accéléré du système bancaire mais aussi sa déconnexion croissante avec les activités de l’économie réelle. L’emballement de la finance en Allemagne est une affaire qui date du milieu des années quatre-vingt-dix. L’Euro, présenté comme une ligne de défense face à la globalisation, en a au contraire accéléré les effets. Il a été construit sur un compromis entre le pays dont la monnaie était la plus forte, l’Allemagne et les autres partenaires. L’Allemagne consentait à mettre dans la corbeille de mariage ses taux d’intérêts, qui étaient à l’époque plus faibles que ceux de ses voisins, en contre partie de l’ouverture de leurs marchés aux exportations allemandes sans risque d’une soudaine dévaluation. Telle est bien la raison d’être profonde de l’Euro, et non la théorie des zones monétaires à la Robert Mundell, que l’on a en permanence tordu dans un sens ou dans l’autre pour justifier ce qui était un immense marchandage[1]. Or, depuis la fin de 2007, le marché est rompu (Graphique 1).

 

Graphique 1

 

Source : Agence France Trésor, 6 septembre 2010, URL : http://www.aft.gouv.fr/article_146.html

 

Les taux entre l’Allemagne et ses voisins ont recommencé à diverger, et parfois, comme aujourd’hui pour la Grèce, l’Irlande et le Portugal, de manière dramatique. Même pour des pays considérés comme présentant (pour l’instant) de faibles risques tels la France, on voit les taux augmenter régulièrement.

Ce compromis était une nécessité absolue pour l’Allemagne, et l’on peut comprendre ainsi que ce soit elle, par la voix du Chancelier de l’époque, Helmuth Köhl, qui ait demandé à ce que l’Euro soit une monnaie unique et non, comme on le proposait à l’époque une monnaie commune. Tous les discours qui, par la suite, ont cherché à justifier ce basculement d’une solution raisonnable (la monnaie commune) à une solution déraisonnable (la monnaie unique), au prétexte d’une avancée vers une Europe Fédérale n’ont été que des justifications plus ou moins alambiquées et controuvées de ce fait.

 

Aujourd’hui, il est patent que le compromis initial est mort. L’Allemagne a clairement tiré tout le profit, et même plus, qu’elle pouvait tirer du marché de ses voisins. Par ailleurs l’Euro est devenu un facteur de blocage pour des politiques visant à mieux se protéger contre la spéculation financière.

 

Les objectifs

 

Il faut ici le rappeler : l’objectif prioritaire doit être celui du progrès social, et pour cela il importe d’atteindre le plein-emploi. Redisons le, il est vain de chercher ne serait-ce que le statut quo en matière sociale avec un chômage officiel de plus 8{9ef37f79404ed75b38bb3fa19d867f5810a6e7939b0d429d6d385a097373e163} (avant la crise), ce qui signifie un chômage réel de 12{9ef37f79404ed75b38bb3fa19d867f5810a6e7939b0d429d6d385a097373e163} à 14{9ef37f79404ed75b38bb3fa19d867f5810a6e7939b0d429d6d385a097373e163}. Il ne peut y avoir de politique sociale ambitieuse que sur la base du retour à la croissance économique, mais cette croissance sera à son tour directement influencée par son contenu social ; plus que jamais ce que nous voyons à l’œuvre c’est l’unité du social et de l’économique.

 

L’objectif peut donc sembler ambitieux. Il l’est si nous restons dans les cadres actuels. Pour tout dire, il devient même impossible dans le cadre du libre-échange et de l’ouverture financière. Il n’y a pas alors d’autre voie que celle du « moins disant, moins coûtant », initiée par la concurrence acharnée de tous contre tous, et qui nous conduira inéluctablement à une dégradation constante de notre cadre social. On le voit, une fois encore, avec le choix tragique auquel ont été contraints les ouvriers de Continental-France.

Toute relance de la consommation ne peut ainsi que se transformer en un facteur supplémentaire de déséquilibres extérieurs. Même un relace par l’investissement se heurtera au fait qu’aux prix actuels, et au taux de change actuel, il serait plus profitable d’investir hors de France. Il est au contraire plus que raisonnable si nous acceptons de sortir de ces mêmes cadres, dont nous avons vu qu’ils causent – rien que pour le seul libre-échange – un chômage net de près de 5{9ef37f79404ed75b38bb3fa19d867f5810a6e7939b0d429d6d385a097373e163} de la population active.

 

L’ambition est ici non pas une relance de la croissance à l’identique, mais de mettre en place un nouveau schéma de développement qui puisse assurer à la fois une forte proportion d’emplois industriels parmi les emplois créés et un faible niveau de pollution dans ces emplois industriels, soit directement (par réduction des diverses nuisances) soit indirectement (par réduction des distances parcourues en transport). L’importance de la part des emplois industriels dans le total des emplois à créer provient du fait que ces emplois sont mieux payés que les emplois de services liés aux aides à la personne. En fait, derrière cet objectif se profile un vrai choix de société.

Voulons-nous avoir une société structurée autour de la finance, du tourisme et des services à la personne ?

Ceci implique d’énormes écarts de revenus et la consolidation d’une couche minuscule de « super riches » au détriment de l’immense majorité. Ou bien, voulons-nous une société structurée autour d’un cœur industriel important mais se faisant dans des conditions renouvelées[2] ? Une telle société est le gage d’une meilleur partage de la valeur ajoutée et de la richesse nationale, et elle est porteuse à la différence de la première de plus de valeurs de solidarité et de coopération.

C’est pourquoi il faut à la fois se fixer comme objectif le plein-emploi (objectif quantitatif), le développement de techniques visant à la durabilité sociale et écologique (objectif qualitatif) et la ré-industrialisation (objectif sectoriel).

 

Ceci correspond à ce que devrait faire l’Europe. Le remplacement de la politique actuelle, imprégnée du dogme de la concurrence à tout prix mais aussi de celui d’une ouverture à tous vents, par une politique de croissance fondée sur le développement de services publics importants, est de l’intérêt de tous. Le développement d’une croissance « verte », soit moins gaspilleuse en énergie et moins productrice en gaz à effet de serre, passe par le développement de nouvelles infrastructures de transport. Or, aujourd’hui, le développement de telles infrastructures implique la mise en sommeil des directives européennes concernant les grandes activités en réseau. L’Europe, dans sa forme actuelle, est devenue un obstacle au progrès social, écologique et économique des pays qui la composent. Nous devons en prendre acte et en tirer les conséquences. Aujourd’hui rien n’est possible dans le cadre de l’Europe institutionnelle, ce qui ne veut pas dire que rien ne soit possible avec des pays européens, confrontés aux mêmes problèmes que nous.

Très concrètement, l’action à venir devrait alors se développer dans trois directions.

 

(1)D’une part des mesures de protection visant à compenser les effets du véritable « dumping social et écologique » auxquels se livrent certains pays, par l’instauration aux frontières de l’UE de taxes importantes et à l’intérieur de l’UE de montants compensatoires sociaux et écologiques. Ces taxes, en faisant monter le coût des importations, rétabliraient la compétitivité des producteurs internes. Les revenus qu’elles devraient dégager pourraient alors aller alimenter des fonds dans les pays visés par de telles taxes pour leur permettre de progresser dans les domaines sociaux et écologiques[3].

(2)D’autre part une évolution de la zone Euro qui devrait impérativement passer de la logique de la monnaie unique à celle de la monnaie commune pour respecter les différences entre les inflations structurelles des divers pays membres. Cette évolution devrait aussi s’accompagner d’une réforme importante des règles de circulation financière au sein de la zone Euro et entre celle-ci et le reste du monde. Elle devrait fonctionner comme une zone financière si ce n’est autarcique, du moins réduisant très largement la mobilité des capitaux de court et de moyen terme vers l’extérieur. Durant la phase intermédiaire où l’Euro resterait une monnaie unique, un mécanisme de financement direct d’une partie des déficits publics, par des avances au Trésor des différents pays, devrait être institué. Il est économiquement inefficace et moralement scandaleux que les banques qui prêtent à ces États puissent se financer à des taux réduits auprès de la BCE, alors que ces mêmes États sont obligés de passer par le marché.

(3)Enfin, d’un point de vue réglementaire, les directives européennes concernant la concurrence et les services publics devraient être réécrites afin de faciliter la mise en place d’une politique industrielle et des infrastructures (énergie, transport, communication) dans les pays de la zone Euro. Ces mesures devraient d’ailleurs s’accompagner de la création d’un pôle public du crédit, qui pourrait être mis sur pied par voie réglementaire, et qui viserait à assurer le financement des activités des PME et PMI en assurant la transformation de l’épargne. Pour fonctionner, ce pôle public implique que l’on mette des obstacles importants à la concurrence entre banques, sinon il connaîtra les mêmes dérives que d’autres. C’est pourquoi nous rangeons cette mesure avec celles qui aboutissent à la suspension de certaines directives européennes, car il est très clair qu’il faudra, en ce domaine aussi, prendre des libertés avec les principes de la « concurrence libre et non faussée » qui règnent sur l’Europe

 

La mise en place de ces trois corps de mesures permettrait une politique de relance au niveau de la zone Euro, sans que l’on ait à craindre de voir les effets de cette politique se perdre dans des déficits extérieurs et être étouffés par le poids apparent des dettes publiques, dont le coût en termes de taux d’intérêt baisserait de manière considérable dans plusieurs pays. Ceci éviterait la crise de la dette que nous allons connaître sous peu. Nous aurions aussi une baisse du taux de change de l’Euro, ce qui le ramènerait à un niveau compatible avec les nécessités de la croissance, soit à 0,9 ou 1 Dollar.

 

L’on dira alors qu’une telle politique est impossible car elle impliquerait un niveau d’homogénéité politique entre les pays de l’Union européenne et de la zone Euro qu’il est impossible d’atteindre, même en rêve. On est tout prêt à en convenir. On ne saurait atteindre une telle politique dans l’immédiat, et ce n’est pas par la concertation que l’on pourrait y aboutir pour l’ensemble de nos partenaires. Mais, ce qui est impossible à 27 peut le devenir sur un groupe plus réduit de pays, à la condition que ces derniers soient convaincus de la détermination de la France. Il nous faut ici affirmer que si cette solution pleinement concertée représente, et de loin, la meilleure des solutions, la poursuite de la situation actuelle représente, elle, la pire des solutions. Il faut apprendre à rompre avec la pratique qui consiste à parler sans agir pour commencer par agir, puis parler.

 

Des vertus de l’exemplarité.

 

On dira qu’il s’agit d’un éloge de l’unilatéralisme. En réalité, c’est tout le contraire dont il s’agit. On prône ici les vertus de l’action unilatérale pour faire déboucher des actions multilatérales. Ainsi, il faut admettre les vertus de l’exemplarité.

Les réformes qui nous conduiraient vers cette mis en parenthèse partielle vis-à-vis de la globalisation seraient en effet d’autant plus efficaces si elles étaient partagées par un groupe de pays. La question alors se pose de savoir si ce groupe de pays pourrait être l’Europe, et sinon qui pourrait en faire partie.

 

L’Europe telle qu’elle existe de manière institutionnelle, soit l’UE-27, ne remplit aucune des conditions pour une rupture avec la globalisation. Elle est trop engagée dans ce processus pour que l’on espère pouvoir attirer vers les positions que l’on a présenté les 26 autres pays.Les directives de Bruxelles en ont été les vecteurs.

Mais, d’un autre côté, elle est aussi trop étroite et trop limitée. Il faut regarder une carte pour comprendre ce que l’Europe réelle signifie.

En fait, le projet que l’on a dessiné s’adresse aussi à des pays qui sont hors de l’UE, mais qui ne sont pas nécessairement hors de l’Europe, entendue cette fois dans le sens géographique. La Russie pourrait est ainsi concernée au premier chef. Ce projet en effet concerne tous les pays qui seraient prêts à reconfigurer l’Europe.

Le choix présenté, soit poursuivre dans la voie actuelle de l’Europe avec son cortège de faible croissance et de soumission à la globalisation, soit entamer un nouveau cours donnant la priorité à la croissance la plus forte possible, au plein-emploi et à l’émergence d’un nouveau projet social, provoquera une cassure décisive au sein de nos partenaires. Mais encore faut-il que ce choix ne soit pas virtuel. C’est par la concrétisation unilatérale des premières mesures de ce choix que nous pourrons voir quels sont les pays qui sont réellement prêts à nous suivre.

 

On dira que ceci nous mettrait au ban de l’Union Européenne dont nous ne respecterions plus la lettre des traités. Notons ici qu’un simple artifice permettrait de lever cette hypothèque. Les directives les plus nocives ne seraient pas abolies mais simplement suspendues jusqu’à nouvelles discussions. Notons encore qu’il y a peu à craindre de Bruxelles. Les procédures y sont longues. De plus en cas de sanctions financières, il suffit de décider de prélever sur le montant de notre contribution au budget de l’UE la somme de l’amende. Nous n’avons pas à avoir peur d’un conflit pour ce genre de raison. Il faut regarder plus loin. Le vrai problème est celui de la légitimité. Or, sur ce point, un précédent nous donne raison.

Il faut ainsi savoir que la supériorité des règles et lois nationales sur les directives européennes a été affirmée, une nouvelle fois, en Allemagne lors d’un arrêt de la Cours Constitutionnel de Karlsruhe. Cet arrêt du 30 juin 2009 stipule en effet qu’en raisons des limites du processus démocratique en Europe, seuls les États Nations sont dépositaires de la légitimité démocratique[4].

En décidant de suspendre temporairement l’application de certaines des directives européennes, nous serions ainsi dans notre droit. C’est l’Union Européenne qui serait sommée soit de les réécrire, et de rouvrir le débat sur la globalisation financière et la globalisation marchande, soit d’entrer dans un processus d’explosion. Certaines des mesures que l’on a proposées auraient de tels effets sur nos voisins qu’il leur faudrait les imiter au plus vite ou accepter de voire leur propre situation se dégrader.

La politique que nous préconisons loin de nous isoler susciterait l’imitation, et à partir de là ouvrir la voie à de nouvelles coordinations. Mais, il est effectivement probable – et il faut le reconnaître et l’assumer – qu’elle signifierait la mort de l’Europe telle que nous la connaissons, et par là la naissance de nouvelles alliances.

 

Comment pourrait-on alors procéder ? On oublie trop souvent la présence au sein de la Constitution française d’un instrument adapté aux situations d’urgence. C’est l’article 16. Qui aujourd’hui peut contester que le fonctionnement de nos institutions (y compris sociales…) et l’indépendance de notre pays ne soient immédiatement et directement menacées ? L’usage de l’article 16 est ainsi parfaitement légitime. Les mesures concernant la mise en œuvre sont des « actes de gouvernement » que le Conseil d’État n’a pas à juger[5].

 

Prenons alors le cas de l’Euro. Il n’est nullement besoin de sortir immédiatement de la zone Euro. Au contraire, il serait plus intéressant de chercher à la faire évoluer dans le sens d’une zone de coordination des politiques monétaires autour d’une monnaie commune venant s’ajouter aux monnaies nationales. Dans le cadre de l’Article 16, le gouvernement peut alors requérir de la Banque de France qu’elle opère des avances de trésorerie libellées en Euro pour couvrir une partie de la dette publique qui serait ainsi rachetée par échange de bons du Trésor. Non seulement nous ferions baisser le poids des intérêts (2,5{9ef37f79404ed75b38bb3fa19d867f5810a6e7939b0d429d6d385a097373e163} du PIB), mais nous nous libérerions de la pression exercée par les agences de notation. Il ne faut pas avoir de craintes pour le financement ultérieur de la dette, car notre taux d’épargne y suffit amplement, surtout si nous prenons les mesures qui s’imposent pour que cette épargne n’aille pas se perdre dans des spéculations étrangères. Avec le retour à un contrôle des capitaux, nous retrouverions la maîtrise de nos taux d’intérêts.

Bien sur, il nous faut s’attendre à des protestation indignées du gouvernement allemand. Mais, quelles en sont ses possibilités d’actions ? Soit c’est l’Allemagne qui décide de sortir de la zone Euro avec certains de ses voisins immédiats (Pays-Bas, Autriche, etc…), et elle se tirera alors une magnifique balle dans le pied quant on connaît la structure de son commerce. En effet, le retour au Mark s’accompagnerait d’une hausse brutale du taux de change (et donc d’une dévaluation en notre faveur). Soit elle accepte de négocier une évolution graduelle de la zone Euro vers le principe d’une monnaie commune, mais avec des garanties contre des dévaluations trop brutales de notre part. Dans un cas comme dans l’autre, nous sommes gagnants. Nous le sommes plus dans la seconde de ces hypothèses, qui correspond à uneissue concertée à cette crise, mais nous le sommes aussi dans la première de ces hypothèses.

 

On pourrait répéter l’exercice sur l’ensemble des points ici évoqués. Les avantages que nous retirerions d’une telle politique seraient tels qu’ils inciteraient immédiatement d’autres pays à nous imiter. Dès lors pourraient s’ouvrir des négociations soit pour réviser les Traités Européens soit pour les réécrire sur la base d’un nouveau noyau de pays, et en y associant de nouveaux partenaires.

Le scénario que l’on décrit ici n’est donc pas celui d’un « splendide isolement » de la France mais d’une rupture rebattant les cartes et mettant nos partenaires au pied du mur. C’est un scénario d’initiative décisive. Nous aurions enfin la possibilité de remettre la construction européenne sur ses rails, et de lui faire emprunter la voie dont elle n’aurait jamais du se départir de recherche du plein-emploi et du progrès social.

Aujourd’hui, et plus que jamais, la parole ne doit pas être aux apôtres du renoncement, à tous ceux qui se situent dans la filiation historique et morale de cette capitulation de fait que fut l’Armistice de 1940. Nous devons nous inspirer des préceptes que Danton fit un jour retentir : « de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace ».

 


[1]J. Sapir, « La Crise de l’Euro : erreurs et impasses de l’Européisme » in Perspectives Républicaines, n°2, juin 2006, pp. 69-84.

[2]Il convient ici de rappeler que les innovations ne se font pas seulement, ni prioritairement, autour de nouveaux produits mais aussi et surtout dans la manière de produire des produits plus anciens et traditionnels.

[3]C’est le principe du « protectionnisme altruiste » défendu entre autres par Bernard Cassen.

[4]Voir H. Haenel, « Rapport d’Information » n° 119, Sénat, Session Ordinaire 2009-2010, Paris, 2009.

[5]Arrêt Rubin de Serven du 2 mars 1962.

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2 Commentaires

  1. CRIBIER

    Cette analyse de Jacques SAPIR est très intéressante et parfaitement cohérente, mais elle suppose la réalisation d’une longue liste de conditions politiques et économiques qui incite à penser que :

    – d’une part,il sera nécessaire de parvenir à « déglobaliser » le
    personnel politique français. Soit par un travail pédagogique vis
    à vis des politiques, qui ne sont pas idéologiquement militants de
    l’orthodoxie ultra-libérale et de l’Europe fédérale, mais
    simplement fatalistes, résignés ou peu familiers des procédures
    et techniques économiques,pour en apprécier les logiques et donc,
    incapables intellectuellement de les intégrer, pour pouvoir
    ensuite y adhérer et les défendre,

    – d’autre part, il faudra compter avec ceux, qui ni partisans de
    l’orthodoxie ultra-libérale, ni de l’Europe fédérale, capables de
    comprendre l’intérêt et la logique de ces analyses, n’y
    adhéreront pas néanmoins, par idéologie anti-capitaliste, en
    rupture totale avec les systèmes dits « d’économie mixte  » et les
    sociétés, dites de « consommation »,

    – enfin, il faudra une autorité politique suffisamment légitime,
    indépendante des partis, des clans et groupes d’intérêt pour
    s’imposer comme recours, et obtenir l’adhésion populaire, surtout
    s’il est question un moment, d’utiliser l’article 16 de notre
    constitution.

    Ce qui au final, lorsque l’on élimine au fur et à mesure, les
    leaders politiques qui ne peuvent satisfaire ces différentes
    conditions, démontre qu’il ne reste plus grand monde en liste.

    Ainsi, on en revient toujours au même problème, ce n’est pas tant
    l’absence de solutions existantes pour une sortie de crise qui
    fait défaut, mais bien l’absence d’un leader suffisamment légitime
    et volontaire, pour porter ce projet de « rupture », quoique
    néanmoins encore capitaliste, pour certains.

  2. Pascal

    @ Cribier,

    une « absence de solutions » ne fait pas défaut, sauf en cas de double négation visant à souligner une abondance, mais est à déplorer 🙂

    Sinon je partage votre regard déplorateur sur « l’absence d’un leader suffisamment légitime et volontaire, pour porter ce projet de “rupture” «