Il faut sortir de la chaîne des émotions pour examiner froidement le jugement qui accable Marine Le Pen et huit autres figures du Rassemblement national. Au cours d’un long procès, il a été établi que le système de détournement de fonds publics destinés à fournir des emplois fictifs au Front national a été organisé par la présidente de ce parti. Ceux qui agissaient sous son égide étaient, comme ils l’ont écrit, pleinement avertis des illégalités qu’ils ont commises pendant de nombreuses années. Comme la France participe au fonctionnement du Parlement européen, la nation a été lésée et les électeurs ont été abusés.
Les faits délictueux étant établis, il était normal que les juges appliquent la loi “Sapin II” qui implique l’examen de la peine d’inéligibilité – non son application automatique – et qui prévoit une possible exécution provisoire de la peine avant que l’affaire soit jugée en appel. C’est sur le second point que s’est ouvert un débat juridique : frappée d’une peine de cinq ans d’inéligibilité, Marine Le Pen risque d’être empêchée de se présenter en 2027 si un jugement définitif levant l’inéligibilité n’était pas encore rendu à l’ouverture de la campagne.
Il est permis de penser que le tribunal de Paris aurait dû respecter la décision du Conseil constitutionnel qui invoque le droit d’éligibilité garanti par l’article 6 de la Déclaration de 1789 et qui invite le juge à établir une proportion entre la peine et la liberté de l’électeur. L’exécution provisoire de la peine d’inéligibilité était d’autant plus problématique qu’elle contredit le principe de la présomption d’innocence dont le respect s’impose jusqu’à la condamnation du prévenu. L’une des raisons invoquée par le tribunal à l’appui de sa décision – le trouble à l’ordre public que provoquerait une candidate ayant commis de graves délits – est d’autant moins convaincante que la décision de justice trouble gravement la vie politique.
Si Marine Le Pen avait repris cette argumentation – qui est celle de juristes éminents – il aurait été possible de plaider en faveur d’une solution assurant sa candidature. Au lieu de prendre l’opinion publique et leurs collègues parlementaires à témoin, l’ancienne candidate et la direction du Rassemblement national ont choisi une stratégie de la tension verbale destinée à mobiliser les militants autour de la prétendue victime. C’est faire preuve d’une singulière audace. Marine Le Pen, qui s’était prononcée pour une inéligibilité à vie des élus convaincus de détournements de fonds publics, ne saurait ignorer l’adage romain appris pendant ses études de droit : patere legem quam ipse fecisti, souffre la loi que tu as toi-même faite.
Cette inconséquence s’est accompagnée d’un déluge de propos outranciers, lancés par ses partisans depuis les bancs de l’Assemblée nationale et dans les médias. Marine Le Pen serait victime du “gouvernement des juges”, de leur “tyrannie”, d’un “système [qui] a sorti la bombe nucléaire” pour l’empêcher d’être élue. Ce “gouvernement” se réduit à une application de la loi votée par la représentation nationale avec une liberté d’appréciation qui peut être contestée dans ses conclusions mais pas dans son principe. Leur “tyrannie” est d’autant moins attestée que les avocats des prévenus ont soulevé 45 recours pendant les neuf ans de procédure et qu’ils ont pu plaider normalement lors des deux mois de procès. Quant au “système”, les dirigeants du Rassemblement national font mine d’oublier qu’ils ont tout fait pour s’y intégrer, au Parlement européen comme à l’Assemblée nationale, en forgeant une image de respectabilité qui apparaît aujourd’hui comme une simple technique de communication.
La stratégie lepéniste de la tension a pour premier effet d’empêcher toute solution politique qui aurait permis d’éviter une application trop rigide de la loi. Certes, le Parlement pourrait réviser la loi Sapin pour effacer la contradiction entre la présomption d’innocence et l’exécution provisoire de la peine – ce qui permettrait à Marine Le Pen de bénéficier du principe de rétroactivité de la loi pénale plus douce. Souhaitable du point de vue démocratique, cette possibilité serait récusée par de larges fractions de l’opinion publique qui pourrait y voir une auto-amnistie de la classe politique. La solution trouvée n’est pas entièrement satisfaisante puisque la promesse d’une accélération des procédures d’appel et de cassation donne à Marine Le Pen un privilège qui choque de nombreux prévenus. Du moins, les règles de l’Etat de droit sont préservées et l’accusation portée contre le “système politico-judiciaire” s’en trouve logiquement privée de pertinence.
Il n’y a pourtant pas lieu de se réjouir. Les accusations portées contre l’institution judiciaire ont un large écho et la campagne menée par le Rassemblement national jette déjà le soupçon sur la décision définitive. Si le jugement est favorable à Marine Le Pen, beaucoup diront que la Justice a cédé à la pression partisane. Si l’ancienne candidate est exclue du jeu politique, d’autres y verront une vengeance. Devenue depuis peu l’institution chargée d’organiser le monde selon le droit, la justice est entrée dans le cycle de la défiance. Le risque de violence s’en trouve accru.
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Editorial du numéro 1298 de « Royaliste » – 6 avril 2025
Une fois de plus tout à fait d’accord avec l’ensemble de vos propos.
On ne plaindra pas ces politiciens professionnels qui s’enrichissent considérablement aux frais du contribuable sans rien apporter de positif pour le Peuple. Et il leur faudrait en plus que la Justice soit plus clémente envers eux que pour le simple quidam (ce qui est d’ailleurs le cas, que l’un de nous commette de telles illégalités et il verra ce qu’il récoltera).
« Marine Le Pen, qui s’était prononcée pour une inéligibilité à vie des élus convaincus de détournements de fonds publics, ne saurait ignorer l’adage romain appris pendant ses études de droit : patere legem quam ipse fecisti, souffre la loi que tu as toi-même faite. »
Vos études supérieures (tout comme les miennes du reste) furent brillantes. Ce n’est pas le cas de celles de madame Le Pen (et encore moins de celles de monsieur Bardella qui n’a validé ni diplôme hormis le bac de nos jours récolté par plus de 90 % des postulants, ni brevet ou certificat professionnel).
Cher Bertrand,
votre article est comme toujours remarquable. mais deux points interpellent le non juriste que je suis dans cette affaire: tout d’abord la loi Sapin me semble contredire le principe de séparation des pouvoirs dans la mesure où elle donne à un juge la capacité de prendre une décision qui impacte directement le domaine politique. Ensuite ce qui peut frapper -et qui ne relève pas du domaine juridique – c’est la disproportion entre le pouvoir accordé à un simple trio de juges de grande instance et les conséquences de leurs décisions sur la vie politique nationale.
Avec toute mon admiration pour vos écrits et toute mon amitié.
« (…) disproportion entre le pouvoir accordé à un simple trio de juges de grande instance et les conséquences de leurs décisions sur la vie politique nationale. »
Ce n’est tout de même pas de la faute des juges si des politiciens professionnels se comportent en délinquants. Il est normal que ces politiciens véreux soient exclus de ceux qui ont le droit de se présenter à nos suffrages. Ceux qui sont prêts à voter pour encore une fois ces délinquants devraient même pouvoir être considérés comme complices puisqu’ils leur permettent de se soustraire provisoirement à la Justice en cas d’élection à la présidence de la République.