La France est en guerre – actuellement pour de mauvaises raisons. Mais notre départ d’Afghanistan, aussi rapidement que possible, ne devra pas nous conduire à négliger l’hypothèse d’autres engagements de l’Armée française dans les années qui viennent.
Nous faudra-t-il agir dans le cadre d’une défense européenne ? Celle-ci n’est ni possible ni même pensable dans le contexte actuel comme le montre Jean-Dominique Merchet dans un livre récent (1).
Soudain, dans le ciel sans nuage, les aviateurs français repèrent un vol civil hostile – un Airbus aux mains de terroristes – qui est à un quart d’heure des tours de La Défense. Deux Rafale décollent et viennent l’encadrer, prêts à abattre l’avion rempli de passagers : les pilotes attendent l’ordre que doit donner le président de la République, chef des Armées et incarnation légitime de l’autorité politique… Choix terriblement douloureux. Mais un seul décide, et peut décider en une seconde. La guerre implique une décision mon-archique…
Mais l’avion change de route et semble prendre Bruxelles pour cible. A la sortie de notre espace aérien, ce sont les intercepteurs belges qui doivent prendre le relais. Comme aucun appareil n’est immédiatement disponible, nos Rafale continuent à suivre la bombe volante en vertu d’un accord franco-belge. Mais qui peut commander le tir ? Le Premier ministre belge ou le président de la République française ? Question juridico-politique complexe ! Il faudrait maintes discussions pour y répondre, alors que l’Airbus est à 10 minutes de la capitale…
Ouf ! Ce n’est pas Bruxelles qui est visée, car l’Airbus se dirige vers Francfort : impact possible dans treize minutes. Les Français et les Belges appellent Berlin : la Chancellerie est dans l’embarras car le Tribunal constitutionnel allemand interdit à la Luftwaffe d’utiliser ses armes sur le territoire national. Les aviateurs allemands restent cloués au sol et l’Airbus vient s’écraser sur la Banque centrale européenne…
L’humour noir de Jean-Dominique Merchet, auteur de ce scénario, détruit d’un seul coup les montagnes de discours prononcés sur la « défense européenne ». Concrètement, il n’y a rien de tel : il n’y a pas d’organisation de la défense commune au sein de l’Union européenne et ce n’est pas la désignation d’Hermann Von Rompuy qui va y changer quelque chose.
Pourquoi rien ? La réponse relève pour une part du constat empirique : il n’y a pas de défense européenne parce que tous les projets formés dans la seconde moitié du 20ème siècle ont échoué.
Souvenons-nous de la Communauté européenne de Défense (CED). Créée le 27 mai 1952 par le traité de Paris que signent la France, l’Allemagne, l’Italie, les Pays-Bas, la Belgique et le Luxembourg, elle prévoit que les « Forces européennes de défense » seront dirigées par un « commissariat » de neuf membres et agiront en étroite coopération avec l’Otan. Comme les partenaires de la France n’ont pas ou plus d’armée digne de ce nom, c’est la France qui accepte de faire le sacrifice de sa propre armée. Gaullistes, communistes, socialistes et royalistes s’opposent au traité que défendent Jean Monnet et les démocrates-chrétiens. Après une bataille acharnée, l’Assemblée nationale refuse la ratification…
Passons vite sur l’Union de l’Europe occidentale, système de défense collective créée en 1948, qui existe encore sous la forme d’une assemblée produisant des rapports que personne ne lit.
Reste la politique européenne de sécurité et de défense (PESD) fondée lors du sommet de Cologne en juin 1999. Le projet impressionne : « L’Union doit disposer d’une capacité d’action autonome soutenue par des forces militaires crédibles, avoir les moyens de décider d’y recourir et être prête à le faire afin de réagir face aux crises internationales… ». Il se confond avec l’accord franco-anglais de Saint-Malo (décembre 1998) et prend forme au sommet d’Helsinki de décembre 1999 : les Quinze se donnent pour objectif de déployer en 2003 « une force de réaction rapide de l’ordre de 50 000 à 60 000 hommes, sur la base des moyens mis à sa disposition par chaque pays » ainsi que des « éléments aériens et navals » assortis des moyens de commandement et de transport adéquats. On note cependant que cette force n’est pas faite pour protéger l’Union européenne mais pour intervenir dans les situations de crise hors de ses limites : à l’époque, on pense aux guerres balkaniques.
Dix ans plus tard, Jean-Dominique Merchet attire notre attention sur le fait que cette force européenne n’a jamais eu le moindre commencement d’existence. Le projet fut enterré sans qu’on daigne en avertir les opinions publiques – qui étaient d’ailleurs restées d’une parfaite indifférence. La suite des événements en mis plus d’un en colère car, comme l’écrit Jean-Dominique Merchet, « la nature ayant horreur du vide, il fut rempli par l’Otan ». Ce sont les Américains qui organisèrent la guerre d’agression contre la Yougoslavie et qui permettent que l’Union européenne accomplisse ses missions militaires en Bosnie et en Macédoine.
Aujourd’hui, la PESD existe sur le papier et se proclame en langue de bois. Avec un beau courage, Jean-Dominique Merchet procède aux décryptages nécessaires qui font apparaître, sous la fermeté des intentions, l’inexistence des résultats. Il y a même recul dans les intentions : alors que le traité de Maastricht annonçait en 1992 « la définition à terme d’une politique de défense commune », le traité de Lisbonne évoque « la définition progressive d’une politique de défense commune »… qui dépend de la décision du Conseil européen statuant à l’unanimité. Et Jean-Dominique Merchet de conclure : « Longtemps encore, l’Europe comptera ses divisions… et elles ne seront pas blindées ».
Du moins, diront les européistes, l’Union est en train de se donner un armement commun. C’est, là encore, une illusion. On croyait que la coopération de plusieurs pays-membres ferait baisser les coûts. Pourtant, l’Eurofighter (fabriqué par cinq pays) pose maints problèmes d’utilisation et coûte au moins 1,5 fois plus cher que le Rafale fabriqué par l’industrie française et qui donne entière satisfaction. Autre avion « européen », l’Airbus A 400 M a effectué son premier vol le 11 décembre 2009, huit ans après la signature du contrat en septembre 2001. Il coutera beaucoup plus cher que prévu et notre armée de l’air disposera de son premier escadron d’Airbus dans sept ou huit ans ! Même confusion et même retard pour l’hélicoptère NH 90 que doit produire un usine à gaz franco-italo-germano-finlandaise.
En fait, ce qui marche, c’est ce que les européens ont presque totalement abandonné : la coopération binationale. Dans ce domaine, les succès des années 1960-1970 sont probants : « en franco-britannique : l’avion de combat jaguar, les hélicoptères Gazelle, Puma et Lynx. Et en franco-allemand : l’avion de transport tactique Transall, l’avion léger Alpha Jet, l’avion de patrouille maritime Atlantic, les missiles Hot, Milan ou Roland ». Qu’il soit technique ou financier, la leçon est claire – ce dont personne ne veut s’aviser.
L’incapacité européenne en matière de défense ne tient pas seulement aux intérêts nationaux et auxcomplexités institutionnelles aggravées par les pesanteurs bureaucratiques. L’Union européenne n’a pas et n’aura pas de politique de défense, elle n’a pas et n’aura pas de politique commune de l’armement parce que son idéologie récuse le Politique en tant que tel. Tel est le point fondamental du livre de Jean-Dominique Merchet, qui devrait être partout débattu si l’on daignait enfin s’intéresser à la définition de l’Europe.
Or les européistes se tiennent dans l’ambiguïté : depuis les années cinquante, ils affirment vouloir faire les Etats-Unis d’Europe et on nous parle gravement de l’Europe puissance. Celle-ci a existé naguère comme réalité ou comme projet : réalité de l’Europe romaine, unifiée par les légions ; réalité de l’Europe napoléonienne, elle aussi fédérée par un pouvoir politique utilisant la force armée ; réalité de l’Europe hitlérienne, radicalement violente. Il y eut aussi le projet d’Europe catholique (1) sous l’égide papale, qui échoua, et l’Europe antisoviétique sous égide américaine qui a perdu tout sens depuis la fin de la guerre froide – sauf pour quelques attardés, tel André Glucksmann qui poursuit la Russie de sa haine avec la bénédiction de diverses autorités occidentales. Aussi différentes ou opposées soient-elles, ces tentatives de constitution d’une puissance européenne se sont faites par des guerres menées par des européens contre d’autres européens.
Aujourd’hui, les oligarques européens rejettent l’Europe puissance. Jean-Dominique Merchet montre que leur véritable rêve, c’est une grande Helvétie, pacifiste et prospère comme la Suisse. A l’origine de ce rêve durci en idéologie, il y a Aristide Briand et surtout, après 1945, des socialistes tels que Paul-Henry Spaak – un atlantiste farouche – et l’internationale vaticane incarnée par Robert Schuman, Konrad Adenauer et Alcide de Gasperi. Les partis démo-chrétiens ont disparu en Italie et en France mais l’Union européenne continue de se penser comme « post-nationale » et « post-étatique » selon une idéologie d’autant plus inepte que l’Union européenne est une union de nations qui a survécu à la disparition de l’Union soviétique parce que l’Allemagne s’est constituée en Etat unitaire d’une nation aux frontières désormais nettement tracées. Bien des dirigeants et des penseurs allemands voudraient sortir de l’histoire et la plupart des oligarques européens voudraient faire de l’Europe un grand marché intégré dans l’ensemble atlantique. C’est une illusion dangereuse. Jean-Dominique Merchet rappelle que l’histoire continue, comme toujours tragique. La guerre est une menace, à laquelle l’Union européenne ne peut ni ne veut faire face. C’est pourquoi elle s’en remet à l’Otan (aux Américains) pour sa sécurité : protection illusoire en cas de crise majeure car à l’âge nucléaire une nation, aussi puissante soit-elle, ne met pas en jeu son existence pour défendre des alliés. Conclusion : renforçons l’Armée française, modernisons notre armement nucléaire pour garantir, dans tous les cas, notre liberté.
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(1) Jean-Dominique Merchet, Défense européenne, la grande illusion, Larousse, 2009. Du même auteur : Mourir pour l’Afghanistan, Editions Jacob-Duvernet, 2008.
(2) D’un point de vue strictement historique, il n’est pas rigoureux d’évoquer « l’Europe chrétienne » : les chrétiens d’Orient se souviennent du sac de Constantinople par les Croisés latins. N’oublions pas non plus l’alliance nouée entre les rois de France très-chrétiens et les Ottomans.
Article publié dans le numéro 960 de Royaliste – 2009
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