Tout en soulignant la nécessité de la coexistence, pour le pays et pour l’Etat, j’avais montré, il y a un mois, ses limites. De fait, nous sommes en train de les atteindre, et beaucoup plus vite que prévu. Est-ce la faute des hommes qui devraient avoir pour tâche de la mener à bien ? Ce serait abusif de le prétendre. Il existe une logique institutionnelle qui les pousse, sinon au crime, du moins aux fautes répétées. Au lieu d’être recherchée pour elle-même, la coexistence s’inscrit dans une rivalité politique qui la fait considérer comme une parenthèse. Dès lors, le souci de la stabilité de l’Etat et de la continuité de la politique du pays passe au second plan, derrière la volonté de conquête ou de conservation du pouvoir.
Dans ce schéma d’ensemble, il serait erroné de déduire une stricte égalité des rivaux, tant du point de vue de la fonction qu’ils exercent que de leur place dans la compétition. Dans notre « monarchie élective », il est aujourd’hui évident que le Président de la République se trouve dans une situation privilégiée, qui lui permet de dépasser la rivalité qui l’oppose à son Premier ministre. François Mitterrand est l’arbitre désigné par la Constitution et reconnu par une majorité de Français beaucoup plus large qu’avant le 16 mars. Même s’il envisage l’échéance présidentielle, même s’il souhaite que sa fonction continue d’être exercée par un représentant de sa tradition politique, il peut éviter, presque jusqu’au terme, de se comporter en candidat ou en agent électoral d’un héritier désigné.
ERREURS
La situation de Jacques Chirac est très différente et beaucoup plus inconfortable. Certes, il dispose d’un pouvoir politique et technique très important. Mais il subit, dans sa gestion de Premier ministre et dans sa stratégie de candidat déclaré, une double contrainte à laquelle il ne peut répondre par une attitude rectiligne. D’une part, il doit agir vite pour conquérir l’opinion et marginaliser les éventuels candidats de son propre camp. D’autre part, la présence de François Mitterrand l’oblige à une certaine prudence, puisque celui qui provoquerait la crise en supporterait les frais. Pour échapper à cette contradiction, il faudrait que Jacques Chirac bénéficie d’un large soutien politique, social et psychologique. Or sa majorité parlementaire est aussi fragile que divisée, et il doit la contraindre par le recours aux ordonnances puis la forcer par la procédure de l’article 49-3. Or le patronat, malgré les cadeaux reçus, ne sort pas de son attentisme et les chances d’une embellie économique s’estompent de jour en jour. Or les premières grandes réformes, – qu’il s’agisse de la privatisation de TF1 ou du droit de licenciement – ont jeté le trouble au sein du gouvernement et pris à rebours une large fraction de l’opinion, déjà agacée par des mesures trop manifestement clientélistes…
D’où la fébrilité du Premier ministre, qui charge sur tous les fronts et accumule des fautes qui viennent s’ajouter aux imprudences et aux provocations de ministres qu’il ne parvient pas à contrôler. Soumis à la double contrainte que j’évoquais, poussé par ses ultras, pressé par le temps, Jacques Chirac néglige les leçons de sa propre expérience comme celles qu’il aurait dû tirer de l’attitude des socialistes en 1981. Tel est le cas sur le plan diplomatique : alors que son inutile voyage à Tokyo aurait dû l’inciter à la sagesse, il se déclare à nouveau partisan de l’I.D.S., compromettant ainsi la crédibilité de la diplomatie française et incitant ses partenaires et adversaires à approfondir la faille qu’il a ouverte. Tel est le cas dans le domaine de l’information, où Jacques Chirac et ses amis tiennent un discours menaçant et insultant qui ressemble fort à celui de certains socialistes avant et pendant le congrès de Valence, en oubliant que leurs déclarations sectaires avaient mis fin à « l’état de grâce ».
Il reste, pour redresser cette situation fort compromise, le discours sécuritaire et les mesures qui s’en inspirent. Mais, pour avoir trop joué les fiers-à-bras, les responsables de la sécurité sont à la merci d’une vague d’attentats sanglants et de « bavures » policières. La déception, en ce domaine, serait à la mesure des espoirs abusivement entretenus.
RETARD
Ce n’est pas faire preuve d’esprit partisan que de souligner ces erreurs, ces carences et ces risques. Tantôt dans l’opposition, tantôt au gouvernement, une droite moderne pourrait jouer un rôle positif si elle se dotait d’un projet cohérent, fondé sur une analyse sérieuse de la société française. Sans doute Jacques Chirac a-t-il été contraint d’accepter la situation inconfortable dans laquelle il se trouve. Mais il la dominerait mieux et servirait plus sûrement l’Etat s’il savait mesurer la nature et les conséquences des changements intervenus en France depuis quelques années. Si Jacques Chirac regardait la télévision, il s’apercevrait que l’information ne reflète plus des choix partisans, mais obéit à la loi du spectacle. Si Jacques Chirac se promenait dans les rues, et regardait les modes et les comportements, il constaterait que les Français sont trop épris de liberté individuelle pour supporter longtemps les tracasseries policières. S’il observait ses électeurs et ses militants, il constaterait que ses partisans sont tout aussi rebelles que les autres citoyens à la propagande grossière, à la manipulation et à l’embrigadement.
En somme, si le Premier ministre et son gouvernement piétinent, hésitent et se trompent à ce point dans leurs méthodes et dans le choix de leurs cibles, c’est qu’ils sont en retard, d’une décennie au moins, sur leur temps.
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Editorial du numéro 451 de « Royaliste » – 4 juin 1986
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