Relire les Mémoires de René Cassin et les textes qu’il a rédigés en 1940 permet de démontrer, contre l’opinion officiellement diffusée et l’avis de certains historiens, que la France était à Londres dès juin 1940 et que Vichy ne fut rien d’autre qu’un pouvoir de fait.
Tout en jouant un rôle décisif dans la conclusion de l’accord du 7 août 1940 entre de Gaulle et Churchill, René Cassin s’est employé à établir la légalité de l’action entreprise par le général de Gaulle avec le plein accord de celui-ci. Dans le livre qu’il consacre au « réveil de la France abattue » (1), l’éminent professeur de droit relate sa conversation avec le chef des Français libres, dans la matinée du 30 juin. Trois principes sont alors fixés :
1/ Les Français libres ne sont pas des desperados ou des réfugiés mais des combattants alliés « décidés à continuer la guerre et à remettre dans le combat (de) la France métropolitaine et son empire afin d’être présents à la victoire ». René Cassin fit observer au Général que la nullité de l’armistice tient « au vice foncier de l’origine du pouvoir au nom duquel il avait été consenti » et non pas seulement à la violation de l’engagement franco-britannique de ne pas négocier avec l’ennemi sans accord préalable entre alliés. Dès sa prise de pouvoir, le 16 juin, Philippe Pétain avait exercé un pouvoir autocratique et ordonné la cessation des combats, les prétendus « actes constitutionnels » du 11 juillet venant simplement confirmer ce pouvoir personnel.
2/ Les Français libres n’acceptent pas le coup d’Etat pétainiste et demeurent soumis aux lois de la République, tout particulièrement « à la disposition de la Constitution de 1875 subordonnant à l’assentiment d’une loi votée par le Parlement toute cession d’une partie du territoire national » et d’une manière générale aux institutions de la IIIème République, dernier régime en faveur duquel les Français se sont prononcés. Abolie par Vichy, la IIIème République reste légitime en raison du consentement démocratiquement exprimé par les Français lors des nombreuses élections qui ont jalonné son existence. Et c’est à Londres que cette légitimité reste effective puisque l’application de l’ensemble des lois constitutionnelles reprendra dès que le territoire national sera tout entier libéré.
3/ L’unité de l’effort de libération se manifeste dans le fait que le général de Gaulle est reconnu pour chef de tous les Français libres puisque l’accord du 7 août le désigne comme « le commandant suprême de la force française composée de volontaires ». Dans un premier temps, l’unité dans la lutte est assurée par le Conseil de Défense de l’Empire (2) créé par ordonnance à Brazzaville le 27 octobre 1940, puis par le Comité national français créé par l’ordonnance du 24 septembre 1941, par le Comité français de la Libération nationale créé le 3 juin 1943 à Alger et, dernière étape du processus d’étatisation de la France combattante, par le Gouvernement provisoire de la République française créé le 3 juin 1944 à Alger suite au vœu émis le 15 mai par l’Assemble consultative provisoire (3).
Le maintien par les Français libres du pouvoir légal et légitime a été accompagné de la démonstration rigoureuse de l’inexistence juridique du prétendu « gouvernement de Vichy » qui est exposée dans la Déclaration organique du 16 novembre 1940, rédigée par Pierre Tissier, maître des requêtes au Conseil d’Etat et largement inspirée par René Cassin. Les historiens qui affirment que Vichy était la France ne daignent pas citer, ne serait-ce que pour la critiquer, cette Déclaration que Jean-Louis Crémieux-Brilhac présente comme « l’un des trois documents fondamentaux de la France libre » (4) avec l’appel du 18 Juin et la Déclaration aux mouvements de résistance d’avril 1942. Est démontrée l’existence d’un coup d’Etat établissant un pouvoir personnel, autocratique. Les dispositions relatives à une révision constitutionnelle n’ont pas été respectées, les députés et sénateurs n’ont pu délibérer librement, le président de la République a été dépouillé des droits et prérogatives de ses fonctions alors qu’il n’a pas démissionné, la République a été abolie alors que la loi de 1884 édicte que « la forme républicaine du Gouvernement ne peut faire l’objet d’une proposition de révision », le pseudo-gouvernement de Vichy fait fi des Droits de l’Homme et du Citoyen et du droit de libre disposition du peuple.
Après avoir proclamé que la Constitution demeurait en vigueur, la Déclaration du 16 novembre constatait, au vu des circonstances exceptionnelles, l’impossibilité pratique de procéder à une consultation électorale et désignait une « autorité centrale provisoire » chargée de mener le combat pour la libération du territoire avant d’avoir à répondre de ses actes devant les représentants de la nation. Souveraineté nationale et souveraineté populaire demeuraient en puissance, faute de pouvoir s’exercer en acte pendant le temps de la guerre.
Peut-on cependant soutenir que Vichy maintenait la continuité de l’Etat, selon la thèse défendue par Raphaël Spina ? Il faut d’abord s’entendre sur la définition de l’Etat. En France, il n’y a pas d’Etat s’il n’y a pas de droit, car l’Etat se définit comme l’ensemble des administrations publiques qui sont chargées par l’autorité légitime de mettre en œuvre le droit. Si l’autorité légitime est inexistante ou absente, si le pouvoir législatif est détruit, si les mesures prises par le pouvoir en place contredisent les principes généraux du droit – par exemple le principe de non-rétroactivité des lois – et les principes affirmés par la Déclaration de 1789, il n’y a plus d’Etat mais de simples organismes qui appliquent des décisions contraires aux principes de liberté et d’égalité – par exemple l’interdiction des syndicats ou la législation antisémite.
On ne peut échapper à la rigueur des démonstrations juridiques en invoquant le « contexte ». L’illégalité de Vichy n’est pas un argument de propagande, qui vaudrait pour la durée du combat. L’anéantissement du droit constitutionnel en 1940 est une vérité qui est ou qui n’est pas démontrée. L’ordonnance de 1944 qui rétablit la légalité républicaine en constatant la nullité de tous les actes de Vichy n’est pas un texte de combat mais le fruit d’un raisonnement juridique (5) qui prend sa source dans l’ordonnance du 16 novembre 1940. Pour récuser ces textes, il faut pouvoir démontrer la légalité et la légitimité de Vichy au regard des principes juridiques reconnus à cette époque et tels qu’ils auraient été respectés par un pouvoir agissant sous la contrainte de l’ennemi après avoir accepté le démembrement du territoire national. L’illégalité de Vichy se double d’une totale illégitimité car le pouvoir politique qui renonce à exercer sa souveraineté ou à la reconquérir n’a pas de légitimité.
Cette légitimité n’est pas une notion vague, reposant sur une fidélité aux « valeurs » mais un concept rigoureusement établi. Pour être légitime, l’autorité doit s’inscrire dans l’histoire nationale – le général de Gaulle agit selon « une certaine idée de la France » – et l’histoire nationale est celle de l’établissement d’une souveraineté sur un territoire. Pour être légitime, le pouvoir politique doit être au service de l’intérêt général, selon les exigences communes de justice et de liberté qui supposent l’indépendance nationale : la défense nationale, en temps de paix, et la lutte de libération face à l’occupation complète ou partielle du territoire, sont les tâches premières et essentielles que le pouvoir politique doit accomplir. Pour être légitimes, l’autorité et le pouvoir politique doivent recueillir le consentement populaire – la souveraineté de la nation et la souveraineté populaire n’étant pas concevables ni effectives l’une sans l’autre.
A la suite de Jacques Chirac et de François Hollande, on voudrait que la France libre ait été un beau combat pour les valeurs, célébré pour son héroïsme par contraste avec l’ignominieuse culpabilité de la France. Cette volonté d’abaisser la France et d’humilier les Français à partir de vérités historiques tronquées ou falsifiées finira par se briser si nous gardons notre mémoire historique et juridique et si nous portons témoignage sans prétendre remplacer les disparus. Hommage à René Cassin !
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(1) René Cassin, Les hommes partis de rien, Le réveil de la France abattue (1940-41), Plon, 1987.
(2) Voir la notice publiée page 241-242 dans le Dictionnaire historique de la Résistance, Laffont, 2006.
(3) Voir les notices publiées dans le Dictionnaire précité.
(4) Jean-Louis Crémieux-Brilhac, La France libre, op. cit. page 138.
(5) Cf. Antoine Prost et Jay Winter, René Cassin, Fayard, 2011, tout particulièrement le chapitre VII : Le Comité juridique et le rétablissement de la légalité républicaine.
Bertrand Renouvin présente une évidence éclatante.
Il est scandaleux de devoir dire et redire la vérité contre l’obscurantisme pervers.
Bonjour,
J’ai développé un point de vue identique – plus politique que juridique – il y a 5 ans dans un texte que j’ai publié sur la Tribune Juive après le discours de François Hollande à l’occasion de la commémoration de la rafle du Vel d‘Hiv. Je vous le communique dans le lien ci-joint. A ma grande surprise, mon texte – que j’avais voulu très argumenté – n’avait suscité aucune protestation.
http://www.tribunejuive.info/ANCIEN-SITE/politique/la-france-nation-criminelle
Nous sommes en présence d’un paradigme mémoriel, construit à partir d’une vulgate historique, et qui a pour objet de fonder une culpabilité collective du peuple français dans le sort des Juifs en France entre 1940 et 1944. J’explique dans mon texte quels sont les ressorts très profonds, et très émotionnels, de cette nouvelle façon de raconter notre histoire. Je note une chose assez remarquable : le seul argument invoqué à l’encontre de ceux qui, comme nous, contestent cette représentation des choses est le « déni de réalité ». A partir du moment où vous osez dire que la France – et donc le peuple français – ne saurait être tenu pour responsable de ce qui s’est passé durant cette période, c’est que « vous niez la réalité », que vous refusez « les acquis de la recherche historique » sur le régime de Vichy depuis 40 ans. C’est évidemment faux, d’une insigne faiblesse au plan intellectuel, mais quand on y réfléchit bien, c’est le seul argument mis en avant. Pourtant, François Mitterrand, qui a lui-même rédigé le texte du décret de 1993 instituant la journée de commémoration du 16 juillet, avait définitivement clos le débat : on ne nie pas ce qui s’est passé, et cette commémoration est une affaire franco-française (les Allemands ne sont même pas mentionnés !).
L’immense paradoxe de cette nouvelle façon de raconter notre histoire, c’est qu’elle conduit à une re-légitimation/re-légalisation du régime de Vichy – dont les actes s’inscrivent maintenant dans la continuité juridique (ce qu’avaient refusé les libérateurs de 1944, au premier rang desquels René Cassin). Tout ceci, grâce au zèle du Conseil d’Etat qui a décidé que l’Ordonnance du 9 août 1944 ne s’appliquait plus (arrêt Papon de 2002). Je ne peux m’empêcher d’y voir un signe. La période 1940-44 fut marqués par la faillite totale des élites, au premier rang desquelles figure le Conseil d’Etat qui fut l’auxiliaire du régime de Vichy. La mise en cause de la France et de la République a pour objet de diluer cette responsabilité propre des élites dans une culpabilité plus large, plus fondamentale, celle du peuple français. Le peuple français, « usual suspect ». Culpabiliser le peuple est le sport favori de nos élites. Déjà, Pétain et ses acolytes faisaient cela très bien : l’acte d’accusation au procès de Riom en 1942 faisait remonter les fait à 1936, l’année du Front populaire.
Monsieur Fiévet,
je vous exprime ma profonde gratitude pour cette démonstration lumineuse.
J.P.