La gauche française a joué un rôle majeur dans la mise en place des mécanismes de l’Union européenne et de la globalisation financière. Elle assiste aujourd’hui sans mot dire à l’échec du néolibéralisme, qui a provoqué la vague populiste, tout en cultivant de redoutables illusions.
Le nouveau livre de David Cayla (1) peut être lu comme un court traité de l’impuissance politique et des moyens de s’en distraire – et de nous en distraire. La gauche française dans sa fraction “réformiste” est confrontée à l’échec de l’Union européenne qu’elle avait imaginée comme la voie d’un dépassement internationaliste des nations.
Dès le tournant de la rigueur en 1983, Jacques Delors incarna ce projet et reste la référence sanctifiée du Parti socialiste. C’est ce social-chrétien qui fut l’artisan de l’Acte unique et de la libre circulation des capitaux avant de se faire l’apôtre de la “monnaie unique”, tandis que ses disciples annonçaient l’invraisemblable “Europe sociale”. Or l’application des recettes néolibérales n’a pas conduit aux harmonieuses prospérités du fameux grand marché de centaines de millions de consommateurs mais à la divergence des économies nationales, à la concentration des capacités industrielles, à la croissance des inégalités et à des retards technologiques qui ne cessent de s’aggraver. N’oublions pas que la stratégie de Lisbonne – soutenue par Lionel Jospin, alors Premier ministre – avait pour ambition de faire de l’Union européenne “l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde”… L’échec du marché de l’électricité, que David Cayla démonte pièce à pièce, et la crise agricole provoquée par la logique ultra-concurrentielle sont les conséquences dramatiques de l’aveuglement idéologique et de l’obstination bureaucratique que la gauche ne sait ni ne veut reconnaître.
Un autre déni, plus spécifique, porte sur les effets désastreux de l’économie de l’offre lancée par François Hollande et son conseiller Emmanuel Macron avant que ce dernier n’en devienne le principal promoteur. L’idée était de réduire la charge fiscale pesant sur les entreprises afin de favoriser leur compétitivité, et de compenser très partiellement la baisse des recettes fiscales par des économies sur les retraites et sur l’assurance-chômage. Résultat ? Les bénéfices des entreprises ont augmenté mais la croissance reste atone et les usines continuent de fermer.
Dans la grande tradition de l’antifascisme de carnaval, la gauche s’indigne de la montée de l’extrême droite partout dans l’Union européenne sans voir qu’elle en est complice puisqu’elle favorise ou laisse faire le fédéralisme eurocratique, l’ultra-concurrence et les migrations internes ou externes. Déplorant les effets des causes qu’elle chérit, la gauche illustre à la perfection le paradoxe de Bossuet et apporte sa pleine contribution à l’impuissance générale, que les stratégies politiques s’efforcent de masquer. Dans notre pays, comme chez nos voisins, la droite libérale dénonce l’immigration et l’insécurité tout en assurant la promotion d’un capitalisme qui prospère en exploitant la main-d’œuvre importée. La gauche, quant à elle, tente de retenir ses électeurs en articulant ses éléments de langage autour de trois programmes que David Cayla passe au fil d’une implacable critique.
Il y a une gauche minimaliste qui accepte tout le système en place mais milite pour la défense du pouvoir d’achat et une meilleure redistribution des revenus. Or David Cayla démontre que la hausse du pouvoir d’achat n’est pas, en soi, un projet de gauche. Au pire, cette hausse provoque une augmentation de la consommation marchande au détriment de l’investissement ou de la consommation collective. Tel est le projet implicite du Rassemblement national. Au mieux, la hausse permet une redistribution entre ménages favorisés et défavorisés sans le moindre avantage pour la consommation collective. Dans les deux cas, on oublie que les dépenses pour la consommation collective (santé publique, enseignement public, culture) engendrent une réduction des inégalités deux fois supérieure à celle qui est due aux revenus de transfert et à la fiscalité directe. La “lutte contre la vie chère” n’est pas plus pertinente puisque l’inflation a des effets redistributeurs qu’il faut préserver, tout en protégeant les ménages les plus fragiles par des mesures budgétaires appropriées.
Il y a une gauche écologiste qui est plus ou moins inspirée par le concept flou de décroissance. L’objectif serait moins la réduction du PIB que la limitation des besoins au nom de la sobriété. David Cayla montre qu’une société non-marchande n’est pas nécessairement écologique – par exemple la société soviétique – et qu’une réduction du PIB, planifiée ou non, provoque une récession et la réduction de certains besoins. La distinction entre les besoins et les désirs n’est pas la même pour tout le monde et une décision de restriction, aussi démocratique soit-elle, sera nécessairement autoritaire. Pour réduire d’un quart le PIB, il faudrait diminuer de 25% la consommation marchande, ce qui provoquerait une violente rupture anthropologique que les partisans de la décroissance tentent de masquer, tandis que le capitalisme est laissé libre de ses prédations.
Il y a une gauche maximal-populiste qui manœuvre sous l’égide de Jean-Luc Mélenchon. L’ancien secrétaire d’Etat de Lionel Jospin a opéré une curieuse synthèse entre les thèses de Chantal Mouffe et celles de Terra Nova. La théoricienne du populisme de gauche privilégie la démocratie délibérative et une bataille culturelle fondée sur les passions (affects), non sur la raison politique. Les sociaux-démocrates de Terra Nova préconisaient l’abandon de la classe ouvrière ralliée au Front national au profit de l’alliance des minorités immigrées, de la jeunesse des cités des femmes. Il en résulte une agitation permanente fondée sur une tactique du clivage illustrée par la campagne pro-palestinienne, clairement identitaire. Dans cette aventure qui se voudrait révolutionnaire, le souci de l’intérêt général et les projets d’appropriation collective sont délibérément sacrifiés.
Puisque la gauche n’est pas capable de combattre le néolibéralisme, il est urgent de proposer une autre politique économique et sociale. On la trouvera en pointillés dans le livre de David Cayla, et méthodiquement exposée dans l’ouvrage collectif auquel il avait participé l’an dernier (2).
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1/ David Cayla, La gauche peut-elle combattre le néolibéralisme ? Editions Le bord de l’eau, septembre 2024.
2/ David Cayla et alii, Penser l’alternative, Fayard, 2024. Cf. ma présentation de l’ouvrage dans Royaliste, n° 1281, reprise sur ce blog.
Article publié dans le numéro 1295 de « Royaliste » – 22 février 2025
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