Sociologue réputé qui a le premier dénoncé la violence du « management », auteur d’un ouvrage qui est la référence sur Mai 1968, Jean-Pierre Le Goff décrit dans un ouvrage récent une « gauche à l’épreuve », qui n’en finit pas de se décomposer et de s’éloigner des Français les plus durement touchés par les conséquences culturelles de Mai 1968 et par l’ultra-libéralisme. La gauche, depuis si longtemps infidèle à ses propres valeurs, peut-elle se ressaisir et retrouver les citoyens qui ont rompu avec elle ?
Royaliste : La gauche à l’épreuve ? Les socialistes semblent pourtant avoir le vent en poupe depuis leurs primaires !
Jean-Pierre Le Goff : Oui, à lire les journaux, on pourrait penser que la gauche retrouve, selon la nouvelle langue de bois, une nouvelle « dynamique citoyenne de démocratie participative qui la met au cœur du changement ». En réalité, il y a une fuite en avant. Cette fuite est symptomatique d’une crise fondamentale de sa doctrine. Plus encore, c’est la crise de ce que j’appelle, à la suite de Castoriadis, les significations imaginaires qui ont structuré la gauche depuis le XIXe siècle. Tout cela est en morceaux et la gauche continue de faire semblant.
Royaliste : Sur quels thèmes s’est fait le grand retournement de la gauche depuis un quart de siècle ?
Jean-Pierre Le Goff : D’abord la question sociale, question centrale qui structurait son identité. Ensuite la vision du peuple, plus précisément d’un sujet historique central – la classe ouvrière qui était à l’avant-garde. Enfin la culture, liée au monde ouvrier avec ses valeurs de solidarité, son éthique, sa morale.
Sur ces trois points, la gauche, et plus particulièrement le Parti socialiste, a opéré un retournement sur lequel il ne s’est jamais exprimé. Le moment emblématique de ce retournement, c’est le changement de politique de 1982-1983 qui s’accompagne d’un changement culturel qui s’était déjà amorcé. C’est aussi le moment où Mitterrand s’entoure de communicants, où la politique s’articule sur la communication. Il y a un tournant libéral en économie et une récupération de l’héritage impossible de mai 1968. La gauche devient moderniste et branchée : souvenez-vous de Mitterrand parlant un langage jeune à la télévision ou encore de Jack Lang.
Dès lors, la gauche va jouer sur tous les plans. Elle va continuer à faire comme si elle était la représentante naturelle des couches populaires mais elle joue aussi sur le modernisme : c’est une fuite en avant au cours de laquelle il faut mettre le changement au cœur du projet. C’est le thème de la modernisation développé par Laurent Fabius, avec l’idée de réconcilier les Français avec l’entreprise. C’est aussi le moment où apparaît le thème de l’Europe, comme un point de fuite : on va vers l’Europe on ne sait trop comment, mais on fait le pari que ça va marcher.
Le fait de jouer sur ces deux tableaux a donné au Parti socialiste une supériorité morale sur ses adversaires. Celui qui contredit les socialistes est accusé d’être dans le camp des possédants et des privilégiés et, en même temps, on le dénonce comme passéiste et ringard. On voit bien que tout cela est faux : la classe ouvrière et la lutte de classes sont abandonnées au profit de ce qu’on appelle le mouvement social qui est hétéroclite : la question sociale se mélange à des considérations identitaires et ethniques. La dynamique historique est remplacée par une attitude compassionnelle et victimaire.
Royaliste : Quelles sont les significations imaginaires centrales qui ont façonné la gauche depuis le XIXe siècle ?
Jean-Pierre Le Goff : Il y a beaucoup de différences et de divergences – entre Péguy et Jaurès, entre les socialistes et les communistes – mais quatre idées principales inspiraient, à gauche, la représentation de l’homme et du monde dans le courant du XXe siècle.
Une conception de l’histoire en marche vers son accomplissement. C’est bien sûr la vision du Parti communiste, qui lui a donné un tour dogmatique, mais c’est aussi la vision des socialistes qui adhérent à une philosophie du progrès. C’est au nom de cela que les militants acceptent de se sacrifier.
Un sujet historique central : le prolétariat. Il y a une conception idéologique du prolétariat mais la classe ouvrière est une réalité vivante. La collectivisation des moyens de production qui est le levier de la société future. Cette collectivisation peut se faire par l’État ou par des collectifs autogérés mais dans tous les cas il y a appropriation collective.
Une conception rousseauiste de l’homme qui vient de la Révolution française : le Mal n’est pas dans le cœur de l’homme, il est dans les mauvaises institutions ; il suffit de changer les institutions pour que la bonté de l’être humain puisse se manifester.
Aujourd’hui, ces significations imaginaires ne forment plus un noyau de références solides autour duquel il pouvait y avoir débat. Tel est le problème principal d’une gauche en morceaux, ce qui ne l’empêche pas de gagner des élections ! Nous avons eu affaire de plus en plus à une gauche de ressentiment, de sectarisme et de dénonciation dont le communisme représentait la forme extrême. Il y a aujourd’hui une façon de faire la morale – je dirai presque d’engueuler le peuple – qui est très significative. L’enthousiasme, la générosité, peut se retrouver dans le syndicalisme. Mais on trouve à gauche de parfaits imprécateurs qui ne cessent de donner des leçons au bas peuple, surtout quand il a mal voté.
Royaliste : La gauche peut-elle se maintenir dans cette attitude moralisante ?
Jean-Pierre Le Goff : Mon hypothèse est que nous sommes arrivés au point limite de ces faux-semblants. L’affaire DSK a fait voler en éclats la prétention du Parti socialiste à se poser en parti voué au service des pauvres. Quand on découvre les pratiques et le train de vie de DSK, on ne peut plus croire à la supériorité éthique de la gauche. Le Parti socialiste sait parfaitement utiliser la langue caoutchouc et ne peut en sortir car il n’y a pas de projet, pas de vision historique – sauf l’idée d’une Europe fédérale qui est en rupture avec ce que pense la majorité des Français, qui a voté Non en 2005. Mais cela, le Parti socialiste l’a oublié.
Royaliste : Que pensez-vous des primaires ?
Jean-Pierre Le Goff : Leur avantage a été de dédiaboliser la notion de protectionnisme et de mettre ce projet en débat. Mais y a-t-il eu une dynamique nouvelle ou, au contraire, un nouveau point de fuite ? Le succès des primaires peut conduire les socialistes à la griserie, alors qu’ils devraient se méfier. Nous sommes dans une société où la politique est de plus en plus articulée aux médias, ce qui peut renforcer une illusion : on a l’impression d’agir sur la société quand on a beaucoup bavardé sur elle.
Bien sûr, il y a une aspiration des individus à bousculer les partis qui peut se retourner contre le Parti socialiste : on voit déjà que les primaires se sont retournées contre Ségolène Royal qui avait lancé le thème de la démocratie participative. Ceux qui ont voté aux primaires, ce ne sont pas les Français en général mais surtout les habitants des grandes métropoles – et parmi eux les gens de gauche qui n’ont pas peur de la mondialisation mais qui peuvent soutenir des thèses très radicales. Dans les zones de désertification industrielle, les Français en déshérence, employés et ouvriers, n’ont pas voté massivement. Il y a une fracture politique et culturelle que la gauche devrait tenter de résoudre.
Royaliste : Mais la gauche en est-elle capable ?
Jean-Pierre Le Goff : La gauche a été à l’avant-garde d’un bouleversement culturel en un quart de siècle. Ce bouleversement a pénétré en profondeur la société, à tel point que la droite en a repris les thèmes. Dans ces conditions, que devient l’avant-garde ? Son rôle est terminé. Mon propos n’est pas de dire que le Parti socialiste a trahi. Il a fait du surf sur des évolutions de société problématiques : il reflète un état de décomposition de l’ethos même de la société. Ce qui s’est passé à gauche est symptomatique de bouleversements qui ont transformé la société française sur trois points :
– Mai 1968 ou plus exactement son héritage impossible : l’espérance de mai 1968 a débouché sur un champ de ruines et il n’y pas eu de reconstruction. La conjugaison de la crise culturelle ouverte en mai, la montée du chômage de masse et la fin des Trente glorieuses. Quand on combine, au sein des classes populaires, la désintégration familiale (qu’on appelle famille recomposée) et l’absence du travail qui donnait de la fierté, on aboutit à des drames et des déstructurations anthropologiques dont l’ultra-violence des jeunes est le symptôme… Or la gauche est très embarrassée. Elle veut bien aborder le problème du travail mais son schéma économiste l’empêche d’aborder les problèmes de déstructuration anthropologique : comme on se veut moderne, on a beaucoup de mal à affronter cette question ;
– le fossé des générations : la rupture enfants-parents en 1968 est le résultat d’une révolte de jeunes gens qui ont refusé la transmission d’un héritage qui leur avait été tout de même transmis. Être adolescent dans les années soixante, avec l’insouciance des enfants gâtés, n’est pas la même chose qu’être adolescent dans les années soixante-dix, avec des perspectives de chômage de masse ;
– la crise que nous vivons, c’est l’épreuve du réel après la bulle angélique-pacifique et la sortie de l’histoire des années 90. L’importance prise par la culture psy au détriment de la culture historique fait que l’histoire ne fait plus chair. Mais nous sommes dans une période historique qui peut permettre une reconstruction. Je ne crois pas que l’effondrement général amènera les masses à se mettre en mouvement.
La recomposition politique et éthique se fera dans le chaos, sur une longue période. Mais nous manquons de politiques visionnaires et il faudra un travail de longue haleine sur un terrain déstructuré, avec de jeunes générations qui sont déconcertantes. Les jeunes sont placés dans des situations impossibles : on leur demande d’être autonomes et performant, et en même temps il n’y a pas de travail. Il y a une demande en creux, qui a du mal à se restructurer. La transmission est pour moi essentielle. D’où l’importance des lieux de réflexion et de débats qui permettent de se réapproprier notre propre héritage. Ce qui ne doit pas nous empêcher d’être attentifs aux événements politiques.
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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 1002 de « Royaliste » – 12 décembre 2011
Jean-Pierre Le Goff, La gauche à l’épreuve 1968-2011, Éd. Perrin.
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