Il y eut le peuple de la Révolution française, la classe ouvrière annonciatrice d’un monde nouveau, le « peuple de gauche » de 1981 puis … les « minorités, « les exclus », « la diversité » ou plus généralement « les gens »… Les socialistes ont abandonné le peuple français, qui s’est détourné de la gauche. Peut-elle le retrouver ?

 

Gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. Le principe démocratique pose des problèmes d’interprétation d’autant plus redoutables que le peuple lui-même se définit de plusieurs manières. Les Grecs distinguaient la multitude (plethos), la populace (ochlos), le demos, constitué par les citoyens, le genos fondé sur la filiation, l’ethnos qui indique l’appartenance culturelle, le laos qui désigne la foule indifférenciée. A Rome, on distingue le Populus romanus, qui est le peuple politique et qui finit par définir l’ensemble des citoyens de l’Empire mais il y a aussi une plèbe (plebs) et une multitude. La citoyenneté n’efface pas les catégories sociales, la personne humaine n’est ni reconnue en tant que telle ni conceptualisée, les femmes et les esclaves vivent dans l’exclusion. Plus tard, le christianisme exaltera le Populus Dei, définira la personne humaine mais acceptera plus ou moins longtemps le servage…

Il faut revenir à cette complexité première pour comprendre le destin conceptuel du peuple à l’âge moderne et les difficultés auxquelles toutes les formations politiques ont été confrontées, depuis le 18ème siècle, lorsqu’elles ont voulu incarner, représenter ou exprimer le peuple. Le titre du livre de Laurent Bouvet, Le sens du peuple (1) est lui-même ambigu. Est-ce le peuple qui fait sens ? S’agit-il de donner sens au peuple-multitude ? Devons-nous retrouver le sens du peuple – la signification de ce qu’il est ? Ce qui est certain, en première analyse, c’est que le Peuple, aussi mal défini soit-il, a marché dans un certain sens. De l’Antiquité au temps modernes, le peuple en puissance est devenu un peuple en acte et même, au 20ème siècle, l’acteur principal, déterminant, du mouvement des sociétés, du développement des nations, de la montée en puissance des empires. C’est du moins ce qui s’est dit. Et c’est ce que nous avons lu. Il y a le peuple de Michelet, le peuple de Jaurès et celui de Lénine. Car personne ne parle du même sujet historique. Le peuple de la Bastille et de Valmy perd sa trop belle unité révolutionnaire lorsque se pose la question sociale qui mobilise les premiers militants d’une classe ouvrière qui ne croit guère au républicanisme bourgeois. Et c’est la classe ouvrière de Lénine qui est la seule capable d’accoucher l’Histoire grâce à son avant-garde de révolutionnaires professionnels.

De droite, de gauche ou d’ailleurs, nous avons ardemment discuté de tout cela jusqu’à l’arrivée de la gauche au pouvoir. En Mai 1981, on célébra la victoire du « peuple de gauche » puis, en peu d’années, la gauche se mit à parler des « gens », à se moquer des « beaufs » tandis que le peuple, point dupe des discours de congrès, se tournait vers d’autres tribuns ou se réfugiait dans l’abstention. Laurent Bouvet expose remarquablement ce divorce, auquel il ne se résigne pas.

Le point de départ de la dérive, c’est Mai 1968. Pendant ce printemps de révolte et toute la décennie suivante, on continue d’employer à gauche le langage classique de la lutte des classes mais une révolution culturelle est en cours. Elle saisit les socialistes, pas tous, et les détache de la question sociale pour les entraîner sur le terrain de la défense des droits individuels et de la promotion des « minorités » ethniques et culturelles. Le ralliement de la gauche à l’antitotalitarisme accentue cette évolution car la cause des droits de l’homme relègue à l’arrière-plan la défense des « acquis sociaux » et contribue au rejet de l’Etat, ce « montre froid ». Somme toute, l’idéologie libérale-libertaire est déjà dominante lorsque la gauche arrive au pouvoir en 1981. Du coup, le tournant de la rigueur de 1983 n’est pas une trahison mais la conséquence logique de la révolution déjà accomplie dans les têtes. La suite est connue : la gauche déréglemente à tout-va et abandonne son projet politique au profit des « identités » tandis que la classe ouvrière est laminée par l’ultralibéralisme. Le gouvernement Jospin illustre ce choix de la « modernité » plurielle et multiculturaliste, durement sanctionné le 21 avril 2002. Devenu un parti de hauts fonctionnaires et de cadres supérieurs, le Parti socialiste a manifestement perdu le soutien des catégories populaires. Neuf ans plus tard, la fondation Terra Nova propose d’accepter cette perte et de constituer une nouvelle coalition entre les catégories moyennes, les femmes, les minorités, les jeunes des quartiers. Et c’est en 2012 que François Hollande se met à lire Christophe Guilluy, Gaël Brustier et Laurent Bouvet, prenant conscience au moment d’entrer en campagne que la gauche avait perdu le peuple ! Il lui reste à méditer les pages que Laurent Bouvet consacre à Marine Le Pen et à réfléchir avec l’auteur à la manière de retrouver le sens du peuple. Face à la double impasse du multiculturalisme d’une gauche qui marche sans le peuple ou contre lui et du populisme de gauche de Jean-Luc Mélenchon, il faudrait que le Parti socialiste cesse de construire le projet conforme à sa propre sociologie et présente au peuple un projet politique susceptible de susciter sa confiance. Ce qui suppose l’abandon de l’idéologie libérale-multiculturaliste, la définition d’une politique sociale, le souci primordial de la nation et de la République. Il est bien tard pour entreprendre cette tâche immense mais en politique il n’est jamais trop tard.

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(1) Laurent Bouvet, Le sens du peuple. La gauche, la démocratie, le populisme. Le Débat Gallimard. 2011. 18,50 €.

Article publié dans le numéro 1008 de « Royaliste » – 2012

 

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