Dans les grands médias, il est courant d’entendre dire que la Grèce a surmonté les effets de la crise de 2015. Après avoir expliqué les causes de cette crise, qui menaça la zone euro, Frédéric Farah montre que la Grèce n’est pas sortie de la catastrophe dans laquelle l’Union européenne sous égide allemande l’a plongée.
Comment la Grèce s’est-elle trouvée dans la situation critique qui est la sienne en 2015 ?
Frédéric Farah : C’est à l’automne 2009 que la crise grecque apparaît et c’est en 2010 qu’est publié le premier mémorandum : c’est ainsi que l’on appelle l’ensemble de mesures que la Grèce est obligée de mettre en œuvre à la demande du Fonds monétaire international, de la Banque centrale européenne et de la Commission, et plus particulièrement de l’Eurogroupe.
Pour comprendre comment on en arrive à ce premier mémorandum, il faut se souvenir qu’en 2007, l’OCDE constate que la Grèce présente un visage plutôt rassurant, à la suite des réformes qu’elle a engagées trois ans auparavant pour assurer son entrée dans la zone euro. On souligne le dynamisme de l’économie et les perspectives encourageantes de la Grèce. Curieusement, deux ans plus tard, à l’automne 2009, le pays entre dans une crise dont il faut saisir les causes. Or la Grèce représente 2% du PIB européen et on peut se demander comment ce petit Etat a pu déclencher la crise des dettes souveraines.
Comment cette crise s’est-elle développée ?
Frédéric Farah : Les explications données au déclenchement de la crise grecque ont été diverses. On a dit que les finances publiques grecques étaient caractérisées par une gabegie sans nom et que les gouvernements successifs, celui de M. Papandréou en particulier, avaient sciemment dissimulé les déficits et se montraient incapables de percevoir efficacement l’impôt. On a ensuite expliqué que la Grèce était solvable mais se trouvait confrontée à une crise de liquidités. Or on se rendra compte, quand on fera l’analyse de la crise, que ce n’était pas une question de liquidités mais de solvabilité.
Il y avait un autre récit, selon lequel il y avait une crise des dettes privées : l’entrée dans la zone euro a été marquée par une forte modération salariale et les Grecs ont été encouragés à emprunter alors que ce n’était pas dans leurs habitudes. Pour que les Grecs continuent de consommer malgré la modération salariale, le crédit a été assoupli. Il faut aussi noter qu’en entrant dans la zone euro, les Grecs se sont mis à vivre avec une monnaie surévaluée. Par exemple, en matière de tourisme, la Turquie connaissait une forte dévaluation de la livre et lui prenait beaucoup de touristes. Pendant qu’augmentait l’endettement privé, l’Etat multipliait les emplois dans le secteur public pour maintenir un semblant d’activité. Au lieu de s’interroger sur ces phénomènes, on s’est contenté de présenter la Grèce comme un pays complaisant pour une minorité d’armateurs – en oubliant que leur régime fiscal préférentiel leur avait été consenti pour relancer l’activité après la guerre civile – et on critiquait les biens de l’Eglise orthodoxe. En réalité, l’entrée dans l’euro a été une erreur, comme l’a dit par la suite Yanis Varoufakis : la monnaie unique a entraîné une crise de la dette privée qui s’est transformée en crise de la dette publique. Ainsi, en 2009, comme la BCE n’intervient pas sur les marchés en achetant de la dette publique, les taux d’intérêt s’envolent et la dette du pays devient insoutenable.
La Grèce entre alors dans une crise politique…
Frédéric Farah : En 2011, le gouvernement de Papandreou saute et il est remplacé par un dirigeant de la Banque centrale grecque, M. Papademos. La Grèce perd alors sa souveraineté. Elle passe sous la férule européenne qui lui impose des mémorandums qui vont s’inspirer de ce qu’a fait le FMI dans les années 80 en Egypte, en Amérique latine : des plans d’ajustement structurel très brutaux qui ont pour objectif de réduire les dépenses d’éducation et de santé, de procéder à des privatisations. La Commission européenne, et plus particulièrement son président Jean-Claude Juncker, préconisait pour la Grèce le modèle de la fiducie qui avait été appliqué à l’Allemagne de l’Est et qui avait permis son pillage par les gens de l’Ouest.
De fait, le premier Mémorandum avait pour ambition de faire en sorte que les banques qui avaient prêté à la Grèce ne soient pas perdantes – ce qui a été ensuite confirmé par le président de l’Eurogroupe. On a donc vu cette Europe régentée par l’Allemagne imposer au peuple grec une violence inouïe : de mémorandum en mémorandum, 40% des hôpitaux publics seront fermés, 500 000 jeunes partiront entre 2009 et 2019 et son PIB sera réduit de 25%. De même que les Etats-Unis avaient abandonné Lehman Brothers en 2008, les dirigeants de l’Union européenne ont laissé s’enfoncer la Grèce, ce qui a déclenché une crise sans précédent. En période de paix, aucun Etat européen n’avait subi une telle brutalisation.
Pourriez-vous évoquer le projet de référendum lancé par Georges Papandréou en 2011 ?
Frédéric Farah : C’est un point important car les événements de 2011 révèlent un autoritarisme à l’œuvre et un affaiblissement de la démocratie dans l’Union européenne. Rappelons les faits. Confronté à un mouvement populaire de contestation de sa politique d’austérité et à des difficultés ministérielles, Georges Papandréou décide, le 31 octobre 2011, d’organiser un référendum portant sur le plan de réformes approuvé par l’Eurogroupe. Sous la pression d’Angela Merkel suivie par le Conseil européen, le Premier ministre annonce sa démission le 9 novembre. Il est remplacé par Lucas Papademos, ancien vice-président de la BCE et ancien gouverneur de la Banque de Grèce.
Pendant l’été 2011, le président de la Banque centrale européenne Jean-Claude Trichet écrit à Silvio Berlusconi, alors président du Conseil italien, une lettre détaillant le programme de réformes à mettre en œuvre ; puis la BCE laisse se développer une folle spéculation sur la dette italienne, Silvio Berlusconi démissionne et il est remplacé par Mario Monti, ancien Commissaire européen, qui a été nommé sénateur à vie par le président de la République italienne pour qu’il puisse devenir président du Conseil.
En Grèce comme en Italie, la BCE a inventé le coup d’Etat 2.0 sans chars ni généraux à la retraite. Il suffit d’utiliser des artifices bancaires et monétaires pour faire plier le gouvernement d’un pays. C’est à cette occasion que les gouvernements grecs et les taliens ont découvert avec effroi que l’euro était, au fond, une monnaie étrangère puisqu’ils n’avaient aucun moyen d’agir sur elle.
Bien entendu, les médias se sont bien gardés de montrer cette évolution antidémocratique. La presse, surtout celle d’Allemagne, a accumulé les clichés sur les Grecs paresseux et voleurs comme tous ses voisins du Sud – alors qu’on nous avait raconté que l’Europe s’était constituée pour surmonter les préjugés nationalistes et racistes. Pourtant un rapport du Parlement européen publié en décembre 2014 avait justement critiqué les mémorandums et les conflits d’intérêt entre la Commission et la BCE.
Venons-en à la crise de 2015…
Frédéric Farah : L’année 2015, c’est le dernier moment où l’on a pu croire qu’il se passerait quelque chose en Europe – en Grèce, en Espagne, au Portugal – qui remettrait en cause l’euro par la gauche. Depuis, la contestation toute relative de l’Union européenne se fait par l’extrême droite. Il était très intéressant en 2025 de voir monter la contestation en Espagne et au Portugal alors que ces deux pays étaient très europhiles. Tout comme en Grèce, lorsque Syriza, une coalition de partis de gauche formée en 2012 et conduite par Alexis Tsipras, parvient au pouvoir. Cette coalition soutient l’idée qu’il faut rejeter l’austérité et rompre avec les mémorandums. Avant les élections législatives de janvier 2015, toute la question est de savoir jusqu’où Syriza est prête à aller. Voulait-elle conduire la contestation dans le cadre européen, avec la monnaie unique, ou était-elle capable de renverser la table, de sortir de l’euro et d’affronter l’incertitude. Or ceux qui vont constituer le nouveau gouvernement sont les enfants de l’eurocommunisme, dont les représentants n’avaient jamais affirmé nettement leur volonté d’en finir avec l’Union européenne. De plus, ils ont dû constituer leur gouvernement avec des intellectuels et des politiques qui, bien souvent, venaient de pays étrangers. N’oublions jamais que Melbourne est la troisième ville du monde pour le nombre de Grecs qui y résident : Yanis Varoufakis, qui devient ministre de l’Economie, est un binational australien-grec. Encore aujourd’hui, l’actuel dirigeant de Syriza s’excuse auprès de ses concitoyens parce qu’il ne parle pas encore assez bien leur langue !
En 2015, on ne se rend pas compte de l’importance du facteur que je viens d’indiquer et on croit que Yanis Varoufakis ira jusqu’au bout. On saura plus tard qu’il avait déjà rassuré les dirigeants de l’Union européenne et qu’il se privait ainsi de l’argument décisif. Il consentait à ce que les marges de manœuvre lui soient dictées par l’extérieur. Rétrospectivement, on peut mesurer la régression historique que nous avons vécue en 2015 : le programme de Syriza, ce n’était pas le retour des soviets ! Il s’agissait simplement d’une relance d’inspiration keynésienne, banale dans les années soixante du siècle dernier. Les dirigeants de Syriza ne veulent pas nationaliser, ni donner la terre aux paysans. Ils estiment que l’austérité ne marche pas en période de ralentissement économique, que la casse sociale ne favorise pas l’expansion, qu’il n’y a pas de croissance pérenne avec de fortes inégalités. Ces propos, d’une banalité confondante après la Libération, sont apparus comme l’expression du communisme le plus échevelé alors que la relance voulue par Syriza était moins poussée que celle de 1981 en France puisque la structure bancaire était laissée au privé. Mais le gouvernement grec a eu la faiblesse de penser qu’il pouvait être entendu par les dirigeants européens. Par inexpérience politique, par refus de la confrontation, ils sont allés de compromis en compromissions, de défaite en défaite.
En février 2015, la BCE annonce qu’elle va bloquer les capitaux et restreindre l’accès à la liquidité dans le cadre de l’Emergency liquidity access. En réaction, le gouvernement grec veut montrer sa bonne foi et déclare alors qu’il va racler tous les fonds disponibles pour rembourser dans les délais les tranches de crédits – qu’il s’agisse des caisses de Sécurité sociale, des collectivités locales, etc. – avec l’espoir de faire aboutir la négociation engagée avec l’Eurogroupe. Mais la Grèce discute essentiellement avec l’Allemagne représentée par Wolfgang Schauble, car les autres pays ne comptent guère dans la discussion. Nicolas Sarkozy se contente de suivre Angela Merkel et, sous la présidence de François Hollande, Michel Sapin, ministre de l’Économie, dont le poids politique varie entre nul et archinul, fait croire aux Grecs qu’il les soutient avant de les abandonner.
Ainsi, la Grèce est devenue une affaire allemande et les Allemands ont décidé de punir la Grèce. Dans ses mémoires, Yanis Varoufakis raconte qu’il est allé à l’Eurogroupe en pensant qu’il pourrait convaincre ses collègues qu’on ne fait pas d’austérité en période de crise. Puis il se rend compte du cynisme et de l’incompétence de ses collègues. Les arguments économiques ne les intéressent pas : ils veulent la reddition sans condition de la Grèce parce qu’il s’agit d’envoyer un message aux Portugais et aux Espagnols qui s’agitent. Au sein du gouvernement grec, des divergences apparaissent et c’est Yanis Varoufakis qui veut aller le plus loin possible dans l’affrontement. Tsipras décide alors de faire un référendum sur le plan présenté par la BCE, le FMI et la Commission, en espérant que les Grecs, en votant oui, se prononceront en faveur de l’austérité. Or, le 27 juin, 61% des Grecs refusent la politique d’austérité. Varoufakis propose alors à Tsipras de démissionner. Le Premier ministre accepte la démission de son ministre de l’Economie, ne démissionne pas lui-même et décide d’accepter le plan d’austérité et de mettre en œuvre un nouveau mémorandum. Démissionnaire en juillet 2015, puis de nouveau Premier ministre de septembre 2015 à juillet 2019, Alexis Tsipras a ensuite quitté la politique. Il laisse dans l’histoire de la Grèce le souvenir d’un traître.
Dans les médias, il est courant d’entendre dire que la Grèce est tirée d’affaires. Pierre Moscovici s’en est ouvertement félicité en 2018. Qu’en pensez-vous ?
Frédéric Farah : On peut dire en effet que la croissance a redémarré, que la dette a légèrement diminué, que la Grèce est retournée sur les marchés financiers et que, finalement “l’austérité expansive” comme disait la Commission européenne, ça marche. Tel est le récit dominant.
La réalité est beaucoup moins glorieuse.
Quant au retour sur les marchés financiers, il faut préciser que 70% de la dette grecque n’est pas sur les marchés financiers mais entre les mains des institutions européennes.
Quant à la croissance, la Grèce a perdu 30% de son PIB depuis 2009 et elle n’a jamais retrouvé le volume de richesse qu’elle avait avant 2010.
La Grèce donne l’impression qu’elle va un peu mieux parce qu’elle se vide de sa population : elle vit comme toute l’Europe son hiver démographique et elle a perdu 500 000 jeunes gens entre 2009 et 2019, qui sont partis en Australie, en Angleterre, aux Etats-Unis, en Allemagne…
La part de l’industrie a régressé et la part du tourisme dans le PIB grec a très fortement augmenté mais c’est là un très mauvais signe : le secteur touristique est faiblement productif, faiblement innovateur.
Dans le domaine social, malgré les revalorisations qui ont été faites, les Grecs n’ont jamais retrouvé le niveau des salaires, le niveau des retraites antérieur à la crise et le taux de chômage des jeunes est un des plus hauts de l’Union européenne. La spéculation immobilière et la part de RB&B s’accroît et les logements disponibles deviennent de plus en plus rares pour les Grecs. Quant à la part de l’économie souterraine, elle a considérablement augmenté depuis 2010, et les mafias russe ou albanaise se développent. Enfin, la privatisation massive des infrastructures – les ports, les aéroports – et le sous-investissement dans les équipements publics privent le pays des moyens qui lui permettraient de préparer son avenir.
Plus que jamais, la crise que je viens d’évoquer a créé un fossé entre le centre de l’Union européenne et une périphérie où les pays du Sud n’en finissent pas de se désindustrialiser.
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