Avocat et historien, Jean-Philippe Immarigeon a publié plusieurs ouvrages, dont La diagonale de la défaite, De mai 1940 au 11 septembre 2001 (Ed. François Bourin, 2010) et cinq chroniques sur ce blog. Voici la sixième.
On sent bien qu’il cherche à dire quelque chose, qu’il tourne autour du pot, qu’il erre une lanterne à la main comme Soubise au soir de Rossbach. Ses déclarations se succèdent [1], mais ça ne sort pas. Il vient de récidiver dans un entretien donné au Monde, Washington Post et An-Nahar. Macron y rejette l’intégration de l’Ukraine dans l’OTAN qui « serait perçue par la Russie comme quelque chose de confrontationnel », ajoutant : « Nous sommes sur une stratégie de défense absolue de l’Ukraine, de victoire de l’Ukraine, qui se construira à la fin par un nouveau texte qui doit bâtir un nouvel ordre assurant la stabilité politique et sécuritaire de cette région et de l’Europe. » Les anciennes colonies soviétiques lui reprochent de reprendre le narratif des Russes, ou plutôt de répondre à leur demande du 17 décembre 2021 d’une conférence sur la sécurité.
Mais Macron ne fait que rappeler des évidences, même s’il faut les deviner sous un fatras contradictoire et un vocabulaire assez pauvre : tout d’abord qu’on se bat aux frontières de la Russie et non sur le Pont de Kehl à Strasbourg – comme on aurait pu le comprendre avec des formules du genre « la guerre à nos portes » – et que l’Ukraine n’étant pas dans le cercle de nos intérêts stratégiques vitaux, il est hors de question de lui étendre notre garantie nucléaire ; que le Drang nach Osten de l’OTAN vers la frontière russe, d’ailleurs dénoncé par les vieux briscards de la diplomatie anglo-saxonne, n’a aucun sens sauf à envahir la Russie, tant il est simple à comprendre que celle-ci n’acceptera jamais, avec ou sans Poutine, que le fanion de l’OTAN flotte sur les marches du Donbass, aux portes de Leningrad et à deux étapes du Tour de France de Moscou ; que cette proximité interdira qu’on puisse échanger de l’espace contre du temps, et en cas d’incident grave nous n’aurons plus ces dix ou vingt minutes d’alerte des films de fiction pour éviter une conflagration générale, surtout depuis l’installation dans l’oblast russe de Kaliningrad, donc au cœur de l’UE, de missiles nucléaires Iskander à portée de tir de Varsovie.
On a connu Macron moins inspiré, comme lorsque Poutine lui tendit la perche le 7 février 2022 lors de sa visite au Kremlin, quinze jours avant l’invasion, lui rappelant qu’ils étaient les seuls détenteurs européens du feu nucléaire, mais sans rencontrer d’écho. Le Président français a-t-il compris qu’il est pour cette raison, tant que l’Amérique s’y refuse, l’interlocuteur du Russe, ses prérogatives nucléaires régaliennes étant d’ailleurs quasiment les seules que lui donnent la Constitution et le Code de la Défense [2] ? Mais que de temps perdu depuis les signes avant-coureurs de l’invasion, depuis cette réunion du 21 décembre 2021 au Kremlin durant laquelle Poutine, devant la fin de non-recevoir d’ouvrir des discussions, avait annoncé la suite : « On est sur le pas de notre porte, nous ne pouvons pas reculer […] nous allons prendre des mesures militaires et techniques adéquates de représailles » !
Où était passée la France ? Il ne s’agit pas de servir de go between entre belligérants mais de dire « Moi, Je », de défendre notre exceptionnalisme et nos intérêts stratégiques. Et de cela, personne n’en parle, comme si nous n’existions que comme caniche aimable de la Commission Européenne et du Département d’Etat. C’est ce qu’a fait Macron jusqu’à l’automne, se complaisant dans la position du stagiaire qui apporte le café – on l’a vu lors de cette séquence où il vint annoncer à Biden, sous les caméras, qu’il venait d’avoir au téléphone on ne sait quel émir corrupteur pour lui parler pétrole et gaz, sur le registre « moi aussi je connais des grandes personnes ».
Mais s’il est désormais conscient que le statu quo ante n’est plus possible, pourquoi soutient-il Zelensky dont l’objectif constamment reformulé est de reconquérir le Donbass et la Crimée ? Macron, tout à son souhait de plaire à tout le monde en même temps, a parlé de « victoire de l’Ukraine » : c’est idiot, car que les choses évoluent ou non sur le terrain, il va falloir trancher entre la sécurité du continent tout entier ou la seule victoire de Kiev. Que nous chaut que l’Ukraine soit ou non victorieuse si, repoussant les Russes hors des territoires conquis et y installant des bases américaines, la Vieille Europe devait replonger dans une guerre de Trente Ans ?
On nous dit que l’Ukraine doit pouvoir choisir son destin et entrer dans l’OTAN. Mais la France, membre fondateur, ne peut pas choisir le sien ? La souveraineté sur soi ne vaudrait que pour certains ? Disons alors les choses crûment : certains membres de l’OTAN sont plus égaux que d’autres, ce sont ceux qui détiennent l’arme nucléaire, qui ont un pistolet chargé, tandis que les autres creusent [3]. Et ce n’est pas la plus vieille Nation d’Europe qui va se laisser dicter ce qu’elle doit faire. Si la sécurité des Russes est aussi celle des Français, les garanties stratégiques qu’on leur négociera seront aussi nos garanties.
Macron a enfin dit : « Je n’ai pas envie que ce soient les Chinois et les Turcs seuls qui négocient le jour d’après. » Mais quand sonnera l’heure de la négociation, les Américains iront à Moscou sans prévenir personne ; pourquoi s’encombreraient-ils d’un bagage de cabine supplémentaire ? Envoyons donc un émissaire discret au Kremlin et tentons d’obtenir un engagement de Poutine d’ouvrir des discussions sur le principe d’un retrait réciproque de part et d’autre d’un glacis stratégique couvrant, du nord au sud, la Finlande, les Etats baltes, l’oblast de Kaliningrad, la Biélorussie et l’Ukraine, dont l’OTAN comme l’armée russe devront se retirer, sans préjuger des forces de souveraineté de ces entités et de leurs alliances diplomatiques et commerciales. Si une telle proposition ressemble à un film d’Hitchcock ou de Huston, elle est déjà plus raisonnable que les délires eschatologiques de nos intellectuels de bac à sable, leurs diagonales historiques foireuses et leurs projections dystopiques débiles [4].
Mais pour cela il faut que Macron comprenne, ou plutôt apprenne qu’on ne se retrouve pas à la table de négociations parce qu’on aura préalablement ménagé tout le monde ni formulé un consensus mou, mais parce qu’on aura proclamé haut et fort ses très égoïstes intérêts stratégiques. Les Etats-Unis détiennent la clef de la paix en Palestine, et pourtant ils ont depuis longtemps choisi leur camp. La France n’a pas à être le facilitateur de quoi que ce soit, elle n’est pas un commis de banque d’affaires mettant en contact deux parties qui veulent conclure. Puissance nucléaire, elle n’est pas le Monsieur Loyal du pandémonium bruxellois. Elle parle, sur le continent européen, d’égal à égal avec la Russie et n’a pour cela d’autorisation à demander à personne. Mais peut-être n’est-ce après tout que l’embarras de vie d’Emmanuel Macron qui se dévoile dans cette crise.
Jean-Philippe IMMARIGEON
[1] « (Notre) doctrine nucléaire repose sur les intérêts fondamentaux de la Nation, et ils sont définis de manière très claire… Ce n’est pas du tout cela qui serait en cause s’il y avait par exemple une attaque balistique nucléaire en Ukraine ou dans la région. » 12 octobre 2022. « Un des points essentiels, Poutine l’a d’ailleurs toujours dit, c’est la peur que l’OTAN vienne jusqu’à ses portes, c’est le déploiement d’armes qui peuvent menacer la Russie… Comment protégeons-nous nos alliés et les États membres tout en donnant des garanties pour sa propre sécurité à la Russie ? » 3 décembre 2022. « Que quiconque me reproche de me projeter sur un tel sujet m’explique ce qu’il propose. Ce que les gens qui refusent de préparer cela et d’y travailler proposent, c’est la guerre intégrale. Elle impliquera tout le continent. » 20 décembre 2022.
[2] Voir sur ce blog, de l’auteur : « Non, Monsieur le Président, vous n’êtes pas chef de guerre ! », 26 avril 2018.
[3] « In this world there’s two kind of people, my friend : those with loaded guns, and those who dig. You dig. ». Clint Eastwood dans Le bon, la brute et le truand, 1966.
[4] On citera, parmi les plus toxiques, Bernard Guetta, Pierre Servent, Françoise Thom ou Bruno Tertrais, qui ne sont pas les plus bavardeux de la coterie des Trissotin atlantistes.
Pour entrer dans le cerveau de Poutine il faut y mesurer le résidu d’imprégnation mentale de la terreur atlantique chez tous les peuples de l’Est avant l’effondrement de l’URSS.
L’OTAN était le Diable occidental avec tous les attributs démoniaques de puissance, fourberie et imprévivibilité. En ce sens l’Alliance avait accompli sa mission première : faire peur !
Ainsi au lendemain de leur libération les Européens de l’est n’eurent d’autre souci que d’entrer d’abord dans l’OTAN avant que l’ours pelé ne refasse des poils. Le Diable le vaincrait toujours. L’Ukraine d’aujourd’hui n’y déroge pas.
On sait que la marche à l’est de l’Alliance fut plutôt une marche à l’ouest des républiques « déyaltaïsées », mais l’idée que le Diable campe sur le limes russe est insupportable aux Russes et pas seulement dans l’esprit étriqué de Poutine.
En renfort de sa perception d’une menace de l’étranger proche fut l’expérience acquise par les généraux russes, lors des années de coopération OTAN-Russie dans le COR à Bruxelles de 2002 à 2022 (source : https://www.nato.int/cps/fr/natohq/topics_50091.htm), de l’état de préparation et d’interopérabilité des forces atlantiques sur des matériels éprouvés, à comparer à l’amateurisme russe dont nous avons aujourd’hui l’heureuse révélation.
Quoiqu’on y fasse et quiconque s’y collerait, je soutiens que rien en l’état ne rassurera la Russie quant à l’OTAN ; c’est pavlovien chez eux. Par contre dans l’esprit des gens du Kremlin, la chose pourrait se régler avec les Etats-Unis et nul autre, de « puissance à puissance » ; ce qui laisse peu de chances à M. Macron d’être entendu, même s’il manifeste un désir irrépressible d’apparaître sur la photo.
Une heureuse publication qui nous change tellement du politiquement correct et la russophobie délirante, insensée qui sévit en Occident depuis l’invasion russe de l’Ukraine. Même au plus fort de la Guerre Froide nous n’avions lu et entendu une telle propagande unilatérale.
Un fort justifié rappel que cette guerre ne nous concerne guère dans la mesure où nos intérêts vitaux ne sont pas menacés. L’auteur met en évidence les incohérences de la politique étrangère de Macron qui se veut un intermédiaire, médiateur entre les belligérants tout en étant partie prenante en tant que membre de l’OTAN. Ce que Poutine nous a bien renvoyé en ne voulant négocier qu’avec notre maître américain. Cette guerre n’est pas , la nôtre. Malgré ses revers dus à une sous-estimation de la résistance ukrainienne et des armements occidentaux, lesquels sont en voie d’épuisement, il est probable que la Russie obtiendra plus que les gains territoriaux actuels de l’Ukraine parce que depuis le 30 septembre elle effectue une mobilisation nécessaire à cet effet et que récemment Poutine a fait savoir à ses militaires qu’ils auront tous les moyens nécessaires pour vaincre en Ukraine. Il a mis son pays en économie de guerre comme tout pays en guerre, et à moins que la guerre ne dégénère en dehors du cadre ukrainien la Russie semble se donner les moyens de gagner. Le temps de la négociation n’est pas arrivé parce qu’aucun des belligérants ne le souhaite en pensant encore vaincre l’adversaire. A ce « petit jeu » je crains fort que l’Ukraine ne soit déjà la grande perdante avec un payCs largement détruit en une population en exil d’au moins 8 à 10 millions d’Ukrainiens.