La monarchie en débat. Réponse tardive à une lettre de Marcel Gauchet – Chronique 140

Mai 16, 2017 | Res Publica | 1 commentaire

 

Lecteur du « Désenchantement du monde », que son auteur avait bien voulu présenter aux Mercredis de la NAR, j’avais envoyé à Marcel Gauchet mon livre « La République au roi dormant » (1) qui m’en remercia dans une lettre datée du 19 novembre 1985 dont je reproduis la deuxième partie :

Vous touchez à un très vrai problème des démocraties, lorsque vous parlez de la « couronner ». Je suis convaincu en effet que les démocraties ne sont parvenues à se stabiliser que moyennant l’incorporation d’un certain élément monarchique. Mais je ne vois pas comment se dégager du problème de la légitimité en démocratie, qui ne saurait résulter simplement de l’histoire. Ce pourquoi, indépendamment de toute option, je ne vois pas réalisable, tout simplement, ce dessein nullement insensé qui est le vôtre. Il faut en tout cas approfondir l’articulation entre principe républicain et principe d’autorité historique pour mesurer l’ampleur des obstacles. Il se trouve que je suis personnellement fort républicain. Mais là n’est pas le problème. Il est de la viabilité d’un projet politique. En l’état, il me semble que vous butez sur une limite.

Avec mon très cordial souvenir.

                                                                                                                                                Marcel Gauchet

Les années passèrent, au cours desquelles j’eus de nombreuses occasions de recevoir Marcel Gauchet ou de recueillir ses propos mais nous sommes toujours restés concentrés sur le livre ou les questions du moment. La publication du « Nouveau monde » m’a permis d’évoquer brièvement dans « Royaliste » le débat sur la monarchie royale (2) que je voudrais prolonger grâce à la lettre de Marcel Gauchet. Cette réponse tardive ne signifie pas que j’avais négligé ses réflexions et objections : elles ont nourri maintes discussions et réflexions au cours des trente-deux années qui se sont écoulées depuis cette lettre et je crois utile de faire le point avant que le débat ne soit relancé.

Cette mise au point est d’autant plus nécessaire que Marcel Gauchet dit dans son dernier livre que c’en est fini de la structuration hétéronome qui se manifestait avec éclat dans la fameuse « monarchie de droit divin », certes beaucoup plus complexe que sa représentation habituelle mais assurément impossible à restaurer. Il faut donc penser la monarchie selon les problèmes que poserait son instauration ou sa réinstauration ; à la Nouvelle Action royaliste, nous les avons envisagés du point de vue de la théorie politique et selon les observations concrètes que nous pouvions faire.

Dans l’ordre théorique, nous avons travaillé à la lumière des travaux de Marcel Gauchet, de Blandine Kriegel, de Régis Debray et participé à leurs dialogues sur la République, la démocratie, l’Etat de droit et les droits de l’homme soudain actualisés par les révolutions de l’Est européen. J’ai personnellement beaucoup appris de Claude Bruaire et repris ses catégories politiques dans lequel l’Etat, le Pouvoir et la Nation forment un système de médiations (3) qui est particularisé par l’histoire et universalisé par le droit. Dans sa lettre de 1985, Marcel Gauchet me dit que la légitimité en démocratie ne saurait résulter uniquement de l’histoire. Le concept de légitimité est bien entendu central pour les royalistes mais nous avions déjà fait à notre manière notre « révolution de 1975 » (4) et nous étions très soucieux de faire de la légitimité le seul produit du droit dynastique. C’est à la suite de la critique de Marcel Gauchet que j’ai soutenu que la loi de succession, devenue formelle hors du cadre de l’institution royale, créait une disposition au service du bien commun, comme il y a chez Aristote une disposition (diatasis) au bien. Cette disposition est insuffisante : il n’y a pas de légitimité politique sans consentement populaire et plus précisément sans souveraineté populaire légalement exercée.

C’est ce que le général de Gaulle avait concrètement signifié au défunt comte de Paris en envisageant que le chef de la Maison de France puisse se présenter à l’élection présidentielle. Il fallait que la disposition dynastique résultant de l’ancien droit et de l’ancienne sacralité – d’abord la désignation par loi de succession, ensuite le sacre de Reims – soit reconnue et consacrée par le suffrage universel. C’est ce que nous avions observé en Espagne : Juan Carlos était désigné par le droit dynastique mais il est devenu roi d’Espagne à la suite d’un vote aux Cortès – d’un choix exprimé par la représentation nationale issue du suffrage universel.

Cela ne suffit pas. Pour être légitimité, le légitimable doit être responsable : il doit répondre à l’appel impératif et muet de l’histoire, pour reprendre les termes gaulliens, et adopter un certain comportement que je vais recouvrir pudiquement du manteau d’Aristote. La vertu suppose une manière d’être (exéis, habitus) et un choix. Si la loi successorale dispose l’héritier de la tradition royale au service de l’Etat, il ne peut être reconnu comme serviteur de tous s’il n’a pas la volonté ferme et constante de s’engager au service de la collectivité et de prouver ses capacités (dynaméis). Le pouvoir n’est pas accordé à ceux qui manquent de dynamisme : tel est le point le plus fragile dans les processus modernes d’instauration, qui supposent des qualités personnelles et des engagements dans les affaires du siècle alors que dans les monarchies établies, l’institution peut dans une certaine mesure compenser les faiblesses individuelles.

Nous sommes en effet plongés dans la modernité, et la question de l’individu si complètement étudiée par Marcel Gauchet touche aussi l’individu qui pourrait être roi. Reprenons Blaise Pascal. Aujourd’hui, le prince-prétendant ne peut se prévaloir d’une grandeur d’établissement (5) puisqu’il n’est plus établi à la tête de l’Etat. Il ne peut pas dire qu’il est prince quoi qu’il fasse et même s’il ne fait rien puisque le droit dynastique le désigne. Il lui faut, pour être établi, des grandeurs naturelles, des qualités bien plus grandes que celles des hommes politiques ordinaires qui mettent leur courage et leur intelligence au service de leur ambition alors que le prince-prétendant doit faire valoir son désintéressement personnel. Ce n’est pas impossible : le jeune Juan Carlos fut exemplaire dans sa manière de se construire en homme d’Etat ; Siméon de Bulgarie et Michel de Roumanie sont revenus dans leur patrie en hommes d’Etat grâce à une force de caractère qui leur vaut à la fois respect et admiration. Dans d’autres pays, la faiblesse de caractère alimente de minuscules ferveurs courtisanes et c’est l’individu qui rend irréalisable hic et nunc le dessein que Marcel Gauchet ne jugeait pas insensé.

Dans sa lettre, Marcel Gauchet me suggérait d’approfondir l’articulation entre principe républicain et principe d’autorité historique pour mesurer l’ampleur des obstacles. Il est vrai que l’instauration d’une monarchie royale ne tient pas seulement aux qualités de l’individu qui prétend à la charge. Il y a des obstacles symboliques qui résultent de l’histoire nationale et de la représentation du pouvoir politique. J’observe que ces obstacles deviennent des avantages lorsque la personne royale permet à une nation ravagée par la guerre civile (l’Espagne) ou laminée par le communisme (la Bulgarie) de récupérer son histoire et de retrouver au sortir de l’épreuve un principe d’unité. Il faut cependant s’interroger sur l’articulation entre principe républicain et principe d’autorité historique dans notre pays.

Le principe républicain, c’est la primauté de l’intérêt général tel que le définissent nos modernes « lois fondamentales » inscrites dans notre Bloc de constitutionnalité – la Déclaration de 1789, le Préambule de 1946 – et qui autorisent plusieurs types de constitutions, y compris celle d’une monarchie royale qui viendrait accomplir la monarchie présidentielle instituée par la Constitution de la 5ème République, fruit de l’évolution du régime parlementaire français depuis la Restauration (6).

Le problème de l’articulation entre principe républicain et principe d’autorité historique se résout facilement si l’on considère que cette autorité n’est pas un principe. Je ne cherche pas à fuir le débat ! L’autorité de l’Histoire invoquée par le traditionalisme monarchiste est une imposture qui consiste à créer un récit fictif conceptualisé à la hache d’abordage. La monarchie « héréditaire, antiparlementaire et décentralisée » de Charles Maurras est l’invention d’un homme qui n’a jamais pris le temps de lire les légistes du roi de France et qui rejette la monarchie parlementaire établie en France sous la Restauration et la Monarchie de Juillet.

Selon moi, il n’y a pas d’autorité de l’histoire : un royaliste peut seulement en retenir un ancien droit qui règle la succession dans la dynastie nationale mais qui est à inscrire dans la Constitution après une procédure de révision soumise à référendum. Ma relation à l’histoire comme celle de mes camarades de la NAR est déterminée par le politique : nous sommes attentifs aux logiques politiques – celle de la construction de l’Etat, celle de la formation de la nation française – qui permettent de saisir une dynamique afin de pouvoir éventuellement la prolonger. Il n’y a pas d’autorité de l’histoire mais des éclairages historiques changeants et contrastés.

Nos principes républicains sont le produit d’une histoire singulière, le fruit de dialectiques complexes qui ont des résultats provisoires, paradoxaux et féconds : avec sa symbolique qui se cherche, entre l’excès de personnalisation et sa dénégation, la monarchie élective fut l’un de ces résultats, avant que le quinquennat ne vienne y provoquer la confusion. Après la dérive oligarchique, il faudra une nouvelle fois réinventer nos institutions sans se priver des bonnes vieilles catégories – aristocratie modernisée en technocratie, monarchie, démocratie – qui seront à composer dans un système de médiations. Ce système ne pourra pas plus que les autres être privé d’incarnation et c’est selon cette nécessité, terriblement dévoyée au XXème siècle puis caricaturée par les communicants, que la question de la royauté – de l’homme roi de la République comme d’Elisabeth d’Angleterre est reine du Commonwealth – pourra être effectivement posée.

***

(1) Publié aux éditions Hachette en 1985.

(2) https://bertrand-renouvin.fr/le-nouveau-monde-selon-marcel-gauchet-4-chronique-133/

(3) https://bertrand-renouvin.fr/etat-nation-pouvoir-dans-la-philosophie-politique-de-claude-bruaire/

(4) Sur cette date charnière, cf. Marcel Gauchet, Le Nouveau monde, Gallimard, 2017.

(5) Pascal : Deuxième discours sur la condition des Grands.

(6) Cf. « Royaliste numéro 1116 : Entretien avec Jean-Philippe Immarigeon sur l’invention du régime parlementaire français.

 

 

 

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1 Commentaire

  1. Denis CRIBIER

    Indépendamment de la transcendance qui peut être reconnue dans tout pouvoir, il n’y a pas d’autorité de l’histoire, mais il y a néanmoins une légitimité historique d’incarnation de l’histoire nationale, à travers la dynastie capétienne nationale qui a fait la France, depuis 987, en tant qu ‘Etat et l’a constituée en tant que nation au moins depuis la bataille de Bouvines. IL y a donc, en la personne qui se trouve à la tête de cette dynastie, une autorité légitime à incarner cette histoire nationale dans sa continuité, à la fois une disponibilité et une disposition, la première dépendant de la volonté du Prince à la manifester, la seconde dépendant de la volonté de la nation à l’instituer.