Toujours attentifs aux travaux de Pierre Rosanvallon, nous ne pouvions manquer de nous sentir concernés par un ouvrage consacré à l’échec de la monarchie constitutionnelle en France. Échec d’autant plus étrange qu’il doit peu aux circonstances et rien au processus historique puisque la monarchie constitutionnelle fut, en Europe, la forme normale de la transition de l’A n c i e n régime vers la démocratie…

Royaliste : Pour quelles raisons la monarchie constitutionnelle n’a-t-elle pas fonctionné en France ?

Pierre Rosanvallon : Le fait que la monarchie constitutionnelle a échoué à trois reprises est une singularité française. En Europe, la monarchie constitutionnelle a représenté le modèle presque universel de la transition de l’absolutisme des anciens régimes à la démocratie moderne. C’est cette singularité française qui a orienté mon livre sur « la monarchie impossible », et qui explique son titre.

Quant à l’échec en France, la plupart des explications habituellement avancées sont circonstancielles ou rhétoriques. On évoque ainsi les maladresses du pouvoir royal : la fuite de Varennes, les Ordonnances de Charles X, et l’enlisement de la monarchie de Juillet dans la corruption et l’immobilisme. Ces erreurs sont incontestables, mais elles ne permettent pas d’expliquer pourquoi ce sont les régimes qui en ont payé le prix, et pas seulement les gouvernants. La seconde explication courante, purement rhétorique, consiste à invoquer la force du sentiment républicain dans le pays. Ce qui est faux. Tous les historiens ont souligné la puissance du sentiment monarchique en 1789 et en 1790 ; en 1814, le retour des Bourbons ne provoque pas un enthousiasme considérable, mais personne ne songe à une autre formule ; de la même façon, l’accession au trône de Louis-Philippe en 1830 suscite un formidable espoir.

Royaliste : Dès lors, comment expliquez-vous cet échec ?

Pierre Rosanvallon : Permettez-moi une remarque préalable : en France, les partisans de la monarchie constitutionnelle n’ont jamais fait l’effort intellectuel de donner un fondement théorique à ce régime. C’est évident pendant la Révolution : en 1791, nous avons une République couronnée et un sentiment monarchique très puissant ; en 1814, l’idée républicaine évoque les violences de la Révolution, et la monarchie constitutionnelle est la forme normale et indiscutée du retour à la liberté après l’Empire ; de très grands juristes existent pendant la monarchie de Juillet, mais ils ont surtout construit la théorie de la souveraineté nationale sans faire la théorie de la monarchie.

En fait, dès 1814, l’objectif est d’absorber la Révolution dans la monarchie, celle-ci étant regardée comme un fait historique sans qu’on se préoccupe de la définir comme régime. C’est ce qui explique d’ailleurs le flottement sémantique qu’on observe en 1830 ; certains parlent de démocratie royale, d’autres de République couronnée, de monarchie démocratique, et Louis-Philippe lui-même concevait la monarchie constitutionnelle comme un phénomène contingent… Donc les acteurs ne pensent pas le régime. Ils le pensent d’autant moins qu’un grand partisan de la monarchie constitutionnelle, comme Royer-Collard, dit qu’il préfère une République conservatrice à une démocratie royale ! Cela signifie que la monarchie constitutionnelle est perçue comme une formule sociale, celle du conservatisme, et non comme une formule politique – celle de la liberté moderne.

Royaliste : Comment, selon vous, peut-on fonder théoriquement la monarchie constitutionnelle ?

Pierre Rosanvallon : On le peut de trois manières différentes. La première, c’est de définir la monarchie constitutionnelle comme le type de régime qui permet d’institutionnaliser de la façon la plus adéquate la théorie libérale du pouvoir neutre. Cette théorie a été formulée par Benjamin Constant : pour lui, le fondement de la liberté réside dans la limitation du pouvoir, et cette limitation implique qu’il y ait un pouvoir qui puisse réguler la montée en puissance des autres, qui puisse contrôler leur affrontement.  Comme ce pouvoir régulateur est d’une autre nature que les autres, il ne doit pas être soumis à la compétition, il ne peut être l’enjeu d’une rivalité et doit donc être attribué à vie. Benjamin Constant avait initiale ment conçu ce pouvoir neutre dans le cadre républicain – ce qui l’avait conduit à imaginer des solutions institutionnelles très complexes – avant de se rallier en 1830 à l’idée d’un pouvoir de type héréditaire.

La deuxième façon de concevoir la monarchie constitutionnelle, c’est de la penser sous les espèces du gouvernement mixte selon Montesquieu, c’est-à-dire une combinaison de monarchie, d’aristocratie et de démocratie dans laquelle le pouvoir royal a une place. Tel est le point de vue de Royer-Collard.

La troisième façon, c’est de la penser comme une sorte d’institutionnalisation d’un pouvoir prudent. En ce cas, la monarchie n’est pas un régime politique dont on peut faire la théorie, c’est un fait historique et une gestion particulière des institutions, une pratique libérale des institutions qui s’inscrit dans un passé avec lequel on ne rompt pas. Dans cette perspective, la monarchie constitutionnelle est un pouvoir qui se définit par le fait qu’il n’expérimente jamais ses limites, qu’il ne va jamais aux extrêmes : c’est un pouvoir modérateur, fondé sur la reconnaissance de l’autolimitation pratique. Tel est aujourd’hui le cas de la monarchie anglaise : le monarque pourrait revendiquer des pouvons importants mais la tradition l’incite à la prudence.

Royaliste : Dans une France favorable ou point hostile à la monarchie, pourquoi un des trois modèles n’a-t-il pas prévalu ?

Pierre Rosanvallon : Reprenons ces trois modèles. La théorie du pouvoir neutre présuppose qu’il n’y ait pas de saturation de la notion de souveraineté. Or le propre de la philosophie politique française est qu’elle sature cette notion : ainsi, dans le mouvement de la Révolution française, on exacerbe la souveraineté pour pouvoir se l’approprier, alors que la théorie du pouvoir neutre présuppose que la souveraineté est un « lieu vide ». Au contraire, la Révolution densifie la notion de souveraineté, la conçoit comme toute-puissante. Dès lors, il n’y a pas d’intermédiaire entre la souveraineté du peuple (la démocratie radicale) et la monarchie absolue. Telle est l’alternative qu’on évite de penser sous la Restauration (qui s’achève sur une tentative de dictature royale) et sous la monarchie de Juillet – ce qui empêche la monarchie de se fonder sur la conception libérale.

Quant au gouvernement mixte, il suppose le pluralisme social et le pluralisme politique. Le bon gouvernement est celui qui est conforme à la nature sociale des choses, c’est celui qui, par conséquent, fait sa place à l’expression politique du pluralisme social. Or, dans la France postrévolutionnaire, toute affirmation du pluralisme social est assimilée à un retour aux privilèges, à l’Ancien Régime. De plus, la théorie du gouvernement mixte renvoie à la balance des pouvoirs, alors que la culture politique française tient pour principe fondamental que la souveraineté du peuple n’a pas à s’équilibrer elle-même et qu’elle ne saurait être partagée.

Le principe du pouvoir modérateur est lui aussi récusé par notre culture politique. Au contraire de la théorie de l’usage prudent, nous ne cessons de détester l’élasticité du régime, nous tentons de le pousser à son maximum. Cette attitude n’est pas seulement un effet du caractère national, mais procède d’une conviction très profonde : pour nous, un régime ne peut pas seulement reposer sur la lettre juridique, mais aussi sur un certain esprit des institutions qui intègre les éléments de prudence. Or la vertu de prudence n’a pas été pratiquée par Louis XVI, ni surtout par Charles X, ni même par Louis-Philippe.

Royaliste : Qu’en est-il du sentiment républicain ?

Pierre Rosanvallon : Le sentiment républicain se forme sous la monarchie de Juillet, pas avant. Le républicanisme de Condorcet est une affaire d’intellectuels qui, en 1792, adhérent à l’idée selon laquelle le gouvernement rationnel implique la République. Il n’y a pas non plus de sentiment républicain sous la Restauration. Sous la monarchie de Juillet, on observe l’apparition d’un sentiment populaire qui va devenir républicain mais qui ne l’est pas encore, qui le devient après 1848. Ce sentiment s’impose de façon assez mystérieuse puisque personne ou presque n’était républicain avant la chute de la monarchie et que tout le monde ou presque le devient sous la Deuxième République.

Royaliste : Peut-on cependant percer ce mystère ?

Pierre Rosanvallon : De manière souterraine, pendant la monarchie de Juillet, la difficulté de formuler les questions auxquelles le régime était confronté a entraîné la formation d’une mythologie progressive de la République. La République ne devient pas un régime politique, mais la formule d’une certaine utopie économique et sociale : on ne songe pas à une Constitution qui serait préférable, mais on dit vers 1832-1834 que le propre de la République est d’être un gouvernement à bon marché : le pamphlet de Timon, très lu, fait valoir que Louis-Philippe coûte un million de liste civile alors que Washington ne coûtait que 150 000 F. au peuple américain. L’idée se répand que la monarchie est un régime dépassé et cher, et que la République est un gouvernement moderne et bon marché…

Royaliste : Vous montrez cependant que le bilan de la monarchie constitutionnelle en France est loin d’être négatif…

Pierre Rosanvallon : Dans les autres pays européens, la monarchie constitutionnelle a correspondu à la mise en forme d’un certain âge du libéralisme politique, et à un certain mode de gestion de la société libérale. Ce qui n’a pas existé en France. Le paradoxe, c’est que cependant les années de monarchie constitutionnelles ont été capitales dans la formation des institutions françaises. Notre tentation permanente est d’identifier la tradition politique française au colbertisme et au jacobinisme. N’oublions pas cependant que la France a fini par devenir une démocratie libérale, grâce à l’héritage de la monarchie constitutionnelle : qu’il s’agisse de la responsabilité ministérielle, du droit de dis solution, de la notion même de ministère, c’est sous la Restauration et la monarchie de Juillet que se mettent en place les institutions et les procédures parlementaires modernes.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publié dans le numéro 637 de « Royaliste » – 20 février 1995.

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