France : La part coloniale

Fév 4, 2008 | Entretien

Rédacteur en chef de la revue « Vingtième siècle », Jean-Pierre Rioux est l’auteur de nombreux ouvrages d’histoire dont un « Jean Jaurès » qu’il nous avait présenté. Il a tout récemment dirigé une équipe d’historiens qui ont publié un Dictionnaire de la France coloniale qui permet d’échapper aux polémiques et aux clichés : le fait colonial y apparaît enfin dans toute sa diversité, variant selon les époques et les continents sans jamais devenir un système – dans la profonde indifférence de la plupart des Français de la métropole. 

Royaliste : Est-il possible de travailler sereinement sur notre histoire coloniale ?

Jean-Pierre Rioux : Oui, et notre Dictionnaire de la France coloniale prétend en être une preuve. Néanmoins, les historiens restent dans une situation inconfortable, et inadmissible, dès lors que l’autorité d’État, en imposant des « lois mémorielles », fait jouer la raison d’État et se substitue à eux pour dire ce qui s’est vraiment passé et instrumentalise ainsi l’histoire. La loi du 23 février 2005, notamment, demandant qu’on enseigne les « aspects positifs » de la colonisation a entraîné, comme vous le savez, de vives polémiques tout à fait justifiées qui ont débouché, au moins, à un retrait l’article 4, principal incriminé. D’autre part, on sait les difficultés qu’ont eues les historiens à suivre jusqu’au bout la réalisation de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration. À l’inverse, à Marseille, un projet de Mémorial national de la France outre-mer reste ne friche et les historiens, dont j’étais, qui l’avaient scientifiquement élaboré, ont été, pour l’instant, remerciés de manière désinvolte.

En fait, à travers l’action de groupes de pression mémoriaux variés qui agissent sur les parlementaires, les ministères et les missions, qui assaillent les médias et la Toile, le passé colonial a été réinstallé d’une manière qui ne nous convient pas dans le débat politique et idéologique français. Nous avons été nombreux à décider qu’il fallait faire de l’histoire tout court sur les questions jetées si aveuglément dans le débat civique, et de manière aussi sereine et pédagogique que possible. Ce travail, nous le faisons sans soupçons et sans remords, comme je le dis à la première page du Dictionnaire. Nous avons d’abord cherché à savoir pourquoi et comment la France est passée d’une colonisation assez polymorphe à un colonialisme sans phrase puis à une décolonisation très mal assumée. Nous nous sommes demandés aussi ce que nos destinées nationales ont dû et doivent encore à cette ouverture puis à cette fermeture d’un horizon-frontière dilaté outre-mer, hors « pré carré » et hors Europe..

Royaliste : Qu’entendez-vous par « France coloniale » ?

Jean-Pierre Roux : Ce n’est pas une histoire du colonialisme, de la colonisation, d’un prétendu « système » colonial. Ce n’est pas davantage une histoire d’une « fracture coloniale » qui aurait modelé plus qu’on le dit la France contemporaine et la République. L’idée centrale du livre, reprise aussi bien de Charles-Robert Ageron que de Raoul Girardet,  c’est qu’une France coloniale a existé, comme a existé une France urbaine, rurale, religieuse ou culturelle ; qu’il y a eu, à un moment donné de notre histoire nationale, cette adjectivation-là, temporaire sans doute mais marquante. Nous étudions tout ce qui a été « accroché » à la projection outremer d’une destinée, d’une vocation, d’une histoire française. Le sujet du livre, c’est la part coloniale de l’histoire contemporaine de ce pays.

Royaliste : Comment avez-vous organisé ce dictionnaire ?

Jean-Pierre Roux : En pédagogues autant qu’en chercheurs, nous avons estimé qu’il fallait d’abord marquer des étapes, signaler des dates, qu’elle soient attendues (la prise d’Alger en 1830) ou inattendues ( l’entrée de la « force noire » dans la Grande guerre en 1917, l’achèvement du Congo-Océan en 1934 ou l’accord de Nouméa de 1998). Car la France coloniale, ce n’est pas l’application systématique d’un projet colonialiste : il n’y a pas eu de prédestination, ni l’application d’une destinée manifeste, ni même une politique qui aurait suivi une ligne droite.

Le livre s’ouvre en 1815, lorsque la France s’est souciée de repenser son rapport avec ses anciennes colonies. Il y avait aussi deux idées nouvelles qui ont couru jusqu’à nos jours : tenter d’intéresser les Français, distraits et dubitatifs sur l’intérêt d’un outre-mer ; dépasser le seul intérêt commercial en arguant d’une grandeur nationale à restaurer après Waterloo. Elles ont été mises en œuvre en 1830 : l’expédition d’Alger n’est pas totalement le fruit des circonstances et le comte de Bourmont harangue ses troupes en leur disant, déjà, que « les nations civilisées ont les yeux fixés sur nous ».

Nous évoquons aussi, il va de soi, l’abolition de l’esclavage en 1848, le désastre de Lang Son en 1885, l’humiliation de Fachoda en 1898, le protectorat sur le Maroc en 1912, l’exposition coloniale de 1931. Nous montrons comment et pourquoi la IIIe République mène les opérations, avec l’aide d’un parti colonial minuscule mais très actif, au vif d’une première mondialisation conduite par l’Europe avant 1914. À travers les épisodes que j’évoque, on voit des évolutions incertaines, des improvisations, beaucoup de dissimulation politique, de démonstrations de force inutiles, de violences indignes, de lâches abandons, de pressions intéressées. Tout cela, je le répète, n’est évidemment pas l’effet d’un « système » et les événements se déroulent avec en toile de fond une opinion publique métropolitaine qui reste dans l’expectative.

La Deuxième Guerre mondiale a accéléré les évolutions et lancé la décolonisation, qui va être marquée par la conférence de Brazzaville en 1944, l’insurrection du Nord Constantinois en 1945, la naissance de l’Union française en 1946, la révolte malgache de 1947, la chute de Diên Biên Phu en 1954, la Communauté éphémère proclamée en 1958 et les accords d’Evian de 1962. Cette page-là, avec surtout sa terrible et douloureuse phase finale en Algérie, n’a pas été complètement tournée en 1962 et malgré tant d’indignations et d’assauts de mémoire parfaitement légitimes depuis cette date, la France a dû réfléchir à son outre-mer en tentant de mieux gérer ses « confettis d’Empire » que son ex-Empire lui-même. À preuve : on peut lire dans le préambule de l’accord de Nouméa on lit que « le moment est venu de reconnaître les ombres de la période coloniale même si elle ne fut pas dépourvue de lumière » et que le choc de la colonisation a provoqué un traumatisme durable dans la population d’origine. Ce qui ne veut pas dire, bien sûr, qu’il n’y plus rien à inventer  et à promouvoir dans les DOM-TOM ! Bien au contraire.

Royaliste : La République a-t-elle vraiment voulu coloniser ?

Jean-Pierre Rioux : Il n’y a pas eu une volonté réfléchie et cohérente de colonisation, pas de « système » appliqué, je le répète. Et la colonisation n’a pas rencontré beaucoup d’adversaires : l’anticolonialisme est resté marginal, sans influence réelle sur l’opinion publique et la plupart des Français n’ont jamais considéré que la colonisation était une grande cause nationale.

Si bien que ceux qui ont eu à définir l’administration de la politique coloniale n’ont jamais eu une place marquante dans la République. Une seule exception, si française, dans ce pays où chaque fois qu’on met en œuvre un projet important, on crée une grande école : le ministère des Colonies rue Oudinot, n’a jamais été un grand ministère mais l’École coloniale, devenue École de la France d’Outre Mer, elle, a formé des administrateurs de qualité. Mais les frictions n’ont jamais cessé entre le ministre et les gouverneurs généraux, entre les élus, députés et sénateurs, et les groupes de pression Bref, la politique coloniale vue de Paris a été une succession de coups de tête et de coups fourrés, d’immobilisme confortant des aventuriers et de concessions de rentes de situation indues. Au fond, c’est resté une affaire de réseaux politiques, économiques et idéologiques (la franc-maçonnerie, par exemple, a joué un grand rôle), qui s’est jouée très loin des Français. Le « parti colonial », qui a fait beaucoup de propagande, est resté très hétérogène et son influence a été plus épisodique qu’on croit.

Royaliste : Qui a colonisé ?

Jean-Pierre Rioux : Nous n’avons pas eu de colonie de peuplement, sauf en Algérie. Mais même là-bas, des immigrants venus de tout le bassin de la Méditerranée ont vite été les bienvenus et ce sont eux qui ont véritablement constitué les « Européens » d’Algérie. Cela explique que dans les colonies les militaires aient joué un rôle prépondérant et bien après qu’ils aient conquis bien des territoires, et parfois sans que Paris le leur ait demandé : voyez Savorgnan de Brazza. Puis ils ont géré plus qu’ils ne le souhaitaient sans doute, car la France d’outre-mer est restée pauvre en négociants et en administrateurs.

Une place importante, activement étudiée aujourd’hui, a été acquise par les missionnaires, et d’abord des religieuses. Ils ont été les seuls à concevoir leur mission en vue de former une élite indigène dans leurs écoles et leurs séminaires. Ce n’est pas un hasard si ces gens d’Église et quelques hommes d’affaires avisés ont su admettre et même favoriser en Afrique noire telle ou telle transition vers l’indépendance. Mais ceci a été beaucoup moins vrai dans les pays les plus solidement islamisés, d’autant que l’islam a su s’adapter aux diverses histoires et civilisations de ces pays, du Sénégal à l’Algérie par exemple, d’un islam très populaire à un islam où les oulémas veillaient au grain. Enfin, les médecins coloniaux ont joué un grand rôle et assuré la formation de médecins indigènes.

Royaliste : L’entreprise coloniale a-t-elle été profitable à notre pays ?

Jean-Pierre Rioux : Non, en pesée globale telle que les historiens économistes l’ont faite, l’entreprise n’a pas été rentable, et notamment à l’âge qu’on appelait naguère « impérialiste ». La colonisation n’est pas la simple projection outremer des mécanismes implacables du capitalisme et il n’y a aucune corrélation entre le dynamisme de la France métropolitaine et le déclin ou le développement d’un « colonialisme ». Un seul chiffre, qui résume bien la situation : en 1914 l’Empire ne représente que 9 % des investissements français à l’extérieur, contre 25 % en Russie.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 919 de « Royaliste » – 4 février 2008.

 

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