Professeur à la Sorbonne, Éric Anceau consacre à la laïcité un ouvrage (1) qui situe cette singularité française dans la dialectique du politique et du religieux, depuis l’Antiquité jusqu’au monde contemporain travaillé par la sécularisation. C’est pour nous l’occasion d’approfondir la question laïque.

Le beau travail d’Éric Anceau doit être mis en relation avec les réflexions de Lucien Jaume (2) et de Gilles Clavreul qui, dans le livre qu’il consacre à l’Etat (3), se prononce pour un “pouvoir spirituel”.

L’approche historique des trois auteurs est très largement concordante, avec des approfondissements qui varient selon les domaines de prédilection. Il est indispensable de les étudier : le débat sur la laïcité ne peut progresser si les militants et les journalistes se contentent d’invoquer la loi de Séparation sans la lire, en reprenant les clichés courants sur le catholicisme et sur la monarchie royale au mépris des liens qui unissent l’Etat, la laïcité et la souveraineté.

Éric Anceau a raison d’évoquer l’Antiquité romaine, puisque l’Eglise catholique se situe dans le prolongement de l’Empire romain mais en rupture avec la religio. La distinction chrétienne entre Dieu et César est l’une des origines de la laïcité mais Éric Anceau note justement l’influence de la pensée juive qu’il importe de souligner. Pour les fils d’Israël, l’institution royale est une modalité de l’institution judiciaire, le roi est soumis à la Loi, il ne ceint pas la couronne mais place sa tête sous la couronne et demeure soumis à une éthique qui lui commande de ne pas posséder ni dominer, mais de servir. La Tora institue une distinction des ordres, à l’inverse de la totalité pharaonique.

Quant à la France, le conflit entre la monarchie capétienne et la papauté est clairement placé dans la dynamique de la souveraineté pré-nationale, le rôle des Politiques pendant les guerres de Religion est présenté comme “déterminant” – avant que Louis XIV ne tombe dans tous les pièges surgis d’une volonté de strict contrôle du domaine religieux. On lira avec profit les pages consacrées aux Lumières et à la Constitution civile du clergé puis celles, moins familières, qui portent sur la Deuxième République et le Second Empire.

La Révolution de 1848 s’accomplit dans la convergence entre le peuple révolutionnaire et des dignitaires catholiques qui ne songent pas à défendre la Monarchie de Juillet plus ou moins discrètement hostile au cléricalisme. L’archevêque de Paris fait célébrer un service pour les combattants tués lors des journées de Février alors qu’en 1831 le clergé n’avait pas été invité à la cérémonie d’hommage aux morts de Juillet.

La journée insurrectionnelle du 15 mai 1848 brise l’idylle nouée entre le clergé et les révolutionnaires mués en gardien de l’ordre bourgeois. Elu président de la République, Louis-Napoléon Bonaparte envoie une troupe rétablir Pie IX sur son trône romain et la loi Falloux du 15 mai 1850 autorise les congrégations religieuses à assurer la moitié de l’enseignement primaire public, les instituteurs étant obligés d’enseignement le catéchisme. L’Eglise appuie le coup d’Etat du 2 décembre 1851 et c’est l’Empire qui scelle la fameuse alliance du trône et de l’autel – avant la condamnation par le Vatican de la guerre que la France mène en Italie contre l’Autriche. L’époque voit s’affirmer un vif anticléricalisme tandis que l’Eglise condamne par le Syllabus de 1864 les prétendues erreurs modernes – à commencer par la liberté de conscience et la liberté des cultes.

Les conditions conflictuelles dans lesquelles la loi de Séparation est préparée puis votée sont bien connues de nos lecteurs. Ils trouveront dans le livre d’Éric Anceau un exposé clair et complet d’une politique qui compte parmi les grands succès de la IIIe République et singulièrement d’Aristide Briand, auteur du rapport et de l’avant-projet d’une loi de conciliation, libérale dans sa lettre et dans son esprit puisque le principe de la liberté de conscience est posé sans la moindre limite – la liberté des cultes étant quant à elle soumise aux impératifs de l’ordre public.

En mars 1932, le cardinal Verdier viendra bénir le cercueil d’Aristide Briand, signe d’une détente politique qui s’amorce faiblement dans le domaine doctrinal. D’ailleurs, l’Eglise de France accueille avec enthousiasme le coup d’Etat vichyste, couvre de paroles bénisseuses la “révolution nationale” et accepte sans mot dire le premier statut des Juifs. En retour, le régime dictatorial rétablit “les devoirs envers Dieu” et porte atteinte à la laïcité de multiples manières. L’Eglise de France prendra ses distances après la rafle du Vel d’Hiv’ en juillet 1942 mais pas assez pour échapper à une épuration somme toute modérée. Ayant senti passer le vent du boulet, l’Assemblée des cardinaux et archevêques acceptera la laïcité, non sans réserves. La loi Debré de 1959, la bataille de l’école en 1984 et l’affaire du foulard de Creil en 1989 réveillent les ardeurs laïques et des réactions qui ne sont plus aujourd’hui celles de catholiques. La mise en question de la laïcité se fait aujourd’hui de manière insidieuse, dans les ouvrages inspirés par les conceptions anglo-saxonnes et surtout dans les milieux islamistes et dans divers groupes de la gauche verte ou radicale.

La laïcité est un principe, trop souvent présenté comme un bloc intangible. Or ce principe a une histoire qui n’est pas séparable de la constitution de l’Etat royal puis national, qui se définit par sa pleine souveraineté. La relation entre l’Etat, la laïcité (et la pré-laïcité) et la souveraineté s’inscrit dans le souci primordial de l’unité du royaume puis de la nation. Cela se vérifie avec Philippe Le Bel, avec François Ier lors de la signature du concordat de Bologne en 1516, avec Henri IV qui fait adopter l’édit de Nantes, avec Bonaparte qui impose le Concordat de 1801, avec la loi de 1905 – et négativement dans l’unitarisme de Louis XIV puis lors de la mise en œuvre de la Constitution civile du clergé qui charge l’Eglise de légitimer la souveraineté nationale. Éric Anceau montre bien que l’unité nationale reconnaît la diversité des situations, quand elles sont le fruit des circonstances historiques – et non l’effet d’une volonté communautariste de sédition. Dans le passé, la loi de 1905 n’a pas été appliquée aux départements algériens et aujourd’hui le régime concordataire ne saurait être remis en cause en Alsace-Moselle – de même que nul ne conteste les particularités de la Guyane, de Saint-Pierre et Miquelon, de Mayotte…

La dialectique du politique et du religieux se poursuit dans le domaine législatif et la loi du 24 août 2021 “confortant le respect des principes de la République” durcit nettement le contrôle des associations religieuses et de l’enseignement. Les débats politiques pourraient prendre une nouvelle orientation si les réflexions en cours sur le sacré dans la République prenaient de l’ampleur.

Le déclin du catholicisme français et le mouvement plus général de sortie de la religion laissent le champ libre aux sectes, aux communautarismes religieux et à des formes proliférantes de religiosité. Les invocations officielles aux “valeurs de la République” paraissent d’autant plus abstraites que les dirigeants politiques et leurs plumes réfléchissent rarement au sens des formules qu’ils emploient. Sinon, ils sauraient que la République n’est pas une affaire de valeurs mais qu’elle se fonde sur des principes qui ont leur histoire et qui transcendent le régime politique. Une monarchie royale ne serait pas moins laïque que notre monarchie élective.

Il est vrai que les principes de la République sont aujourd’hui désarticulés par l’oligarchie et occultés par les partisans du nouvel ordre moral importé des Etats-Unis. De manière très significative, Gilles Clavreul se prononce dans son livre en faveur d’un “pouvoir spirituel”, d’une “morale laïque” fondée sur la “liberté du sujet et l’usage critique de la raison” et cultivant “la solidarité, l’esprit civique, le respect du débat démocratique, le patriotisme, la foi en l’universalité de la condition humaine”. C’est soulever de délicates questions.

Dans son dernier livre, Lucien Jaume affirme que “le projet républicain est éthico-politique en soi” car la neutralité laïque traduit concrètement une spiritualité, c’est-à-dire un projet selon l’esprit – une philosophie. La liberté de conscience suppose une philosophie de la Liberté, les droits de l’homme reposent sur le principe universel de la dignité humaine… Il y a une philosophie de la République qui puise dans l’Antiquité grecque et romaine, dans le judaïsme et le christianisme, dans le kantisme et qui se prolonge de multiples manières en notre temps. Encore faut-il que cette philosophie trouve sa densité. Le travail de la mémoire et les œuvres historiques y contribuent mais il nous faut aussi reconnaître la dimension sacrale de la République.

On ne parle pas du sacré dans les discours officiels parce que le mot évoque la religion, ses prêtres et ses sacrements, ou encore la religion civile. Lors d’un débat, le 18 juin 2019 à Saint-Mandé, Bernard Bourdin disait que “le sacré n’est ni la foi, ni la sainteté” ; le sacré des religions établies doit être distinguée du sacré civique qui ne renvoie pas à une transcendance divine mais qui se présente comme tel dès lors qu’il institue le lien, effectivement symbolique, entre les citoyens. “La valeur est molle, le sacré est dur” dit Régis Debray (4) parce que le sacré implique le sacrifice et la mémoire du sacrifice. D’ailleurs, si nous n’évoquons guère le sacré républicain, nous nous retrouvons selon nos rites patriotiques à l’Arc de Triomphe, au Panthéon, au Mont-Valérien, aux Invalides pour célébrer nos gloires militaires, glorifier nos Grands hommes, honorer nos héros. L’institution judiciaire participe de cette sacralité comme naguère l’école publique où se concrétisaient l’exigence laïque et le culte de la transmission du savoir.

Point n’est besoin de réunir des colloques sur le pouvoir spirituel et la morale laïque. Nous disposons d’un immense capital symbolique auquel les Français sont profondément attachés mais qui suscite la gêne, le mépris ou l’indifférence des milieux dirigeants. Si la nation est “dépassée”, si la souveraineté est aliénée, si l’Etat est détruit et l’École abandonnée, si l’on peut présider en juin la cérémonie du Mont-Valérien et proclamer en juillet que la France est coupable des crimes vichystes, il ne faut pas s’étonner que des Français éprouvent violemment les effets de cette destitution générale qui menace, chaque jour un peu plus, la laïcité.

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(1) Éric Anceau, Laïcité, un principe, De l’Antiquité au temps présent, Passés/Composés, décembre 2021.

(2) Lucien Jaume, L’éternel Défi, Taillandier, janvier 2022. Cf. Royaliste, n° 1231.

(3) Gilles Clavreul, Sans le silence de l’Etat, L’Observatoire, 2021. Cf. Royaliste, n° 1233.

(4) La revue des Deux mondes, septembre 2016.

Article publié dans le numéro 1235 de « Royaliste » – 23 mai 2022

 

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1 Commentaire

  1. Immarigeon

    « Les invocations officielles aux “valeurs de la République” paraissent d’autant plus abstraites que les dirigeants politiques et leurs plumes réfléchissent rarement au sens des formules qu’ils emploient. Sinon, ils sauraient que la République n’est pas une affaire de valeurs mais qu’elle se fonde sur des principes qui ont leur histoire et qui transcendent le régime politique. »
    C’est capital : la République ce sont des principes et non des valeurs. Les articles 10 et 11 de 1789 édictent que les opinions, qui expriment ces valeurs, sont librement disputables dès qu’elles sont exprimées (11) et sur un même pied d’égalité, foi/religion comprise et sans immunité de « disputatio » (10). C’est ça le principe.
    Et s’il fallait retenir un fondement à la laïcité, un seul, ce seraient ces deux articles. Le reste, les lois de 1802, 1808 et 1905, ce sont des lois de police structurant et encadrant les cultes, lieux où s’exerce la liberté de culte à l’exclusion de tout autre (à quelques exceptions près, comme les salles halal et casher des abattoirs). Hors les lieux de culte, énumérés limitativement par ces lois, c’est 1789 qui s’applique.