A juste titre, François Hollande fut désigné comme l’insouverain gestionnaire du néolibéralisme, incapable d’incarner sa fonction symbolique (1). Emmanuel Macron apparaît quant à lui comme un anti-président. Alors que son prédécesseur ne savait pas comment occuper sa charge, l’hôte actuel de l’Elysée l’utilise pour nier et subvertir radicalement notre Constitution.

Depuis trois décennies, nous dénonçons le double jeu du président de la République qui se présente comme l’homme de la nation alors qu’il défend des intérêts privés dans le cadre du Marché unique et de la mondialisation néolibérale, au mépris du principe d’arbitrage qu’il doit respecter et de l’indépendance nationale qu’il doit garantir. Emmanuel Macron mérite cent fois qu’on lui fasse ce procès, dont il faut souligner aujourd’hui l’insuffisance.

Lors du vote de la loi sur l’immigration, les atteintes méthodiques à la lettre et à l’esprit de la Constitution constituent un scandale souligné par plusieurs juristes mais trop souvent noyé dans les commentaires sur les résultats tactiques des protagonistes (voir page 2). Ces résultats ne sont pas négligeables mais ils ne sauraient cacher le processus subversif qui fut à l’œuvre en décembre.

Emmanuel Macron voulait une loi pour démontrer qu’il gardait son pouvoir sur l’Assemblée nationale malgré l’absence de majorité absolue. Rallier le groupe des Républicains et marginaliser le Rassemblement national dans la perspective des élections européennes : tels étaient les objectifs strictement politiciens d’un homme qui a toujours agi comme chef de parti (LREM puis Renaissance) et président de groupe parlementaire. Au mépris du principe de séparation des pouvoirs, Emmanuel Macron pouvait faire et défaire les projets de loi au cours de son premier mandat. Depuis 2022, il croit possible de piétiner le même principe par la brutalisation de la procédure parlementaire et avec le soutien empressé du Conseil constitutionnel, comme on l’a vu lors des débats sur la réforme des retraites. Ce fut pire cet automne.

Celui qui a été élu pour être président de la République porte l’entière responsabilité d’une opération qui a fini par concéder un rôle-clé à la droite sénatoriale puis au groupe des Républicains à l’Assemblée. Faute de pouvoir imposer sa loi, Emmanuel Macron a voulu une loi sur l’immigration, intervenant ou faisant intervenir ses agents ministériels lors de la réunion de la commission mixte paritaire (CMP) qui est “un conclave entre députés et sénateurs (…) le lieu où le gouvernement n’entre pas” comme le souligne Benjamin Morel (Le Figaro du 20 décembre). Or cette CMP est devenu un lieu de tractations entre l’Elysée, Matignon et des chefs de parti ou de tendance.

Après avoir imposé à une partie de sa majorité le texte soutenu par Les Républicains et avant même que le texte fût voté par les deux assemblées, le locataire de l’Elysée a fait savoir à ses partisans qu’il saisirait lui-même le Conseil constitutionnel “pour retirer les dispositions irritantes dans le projet de loi”. Emmanuel Macron a donc désavoué ceux qui lui avaient obéi – Premier ministre, ministres et députés -, s’est renié lui-même et a très clairement souligné que le Conseil constitutionnel était une chambre d’enregistrement des décisions législatives prises à l’Elysée. Il s’est donc servi du pouvoir que lui donne la Constitution pour porter une atteinte grave et préméditée au fonctionnement régulier des pouvoirs publics qu’il doit assurer par son arbitrage comme le stipule l’article 5 de la Constitution.

La responsabilité personnelle d’Emmanuel Macron dans cette opération subversive est évidente. Mais trop de commentateurs se livrent à des supputations psychopathologiques qui font perdre de vue la logique folle du quinquennat. L’abolition de la fonction présidentielle dans les tâches dévolues au gouvernement, dans la direction du parti majoritaire à l’Assemblée nationale et donc dans le travail du législateur est contenue dans l’élection quinquennale. Cette confusion des pouvoirs exécutif et législatif est criminelle : aux termes de l’article 16 de la Déclaration de 1789, une société où la séparation des pouvoirs n’est pas déterminée “n’a point de Constitution”.

La déraison quinquennale n’épargne pas le supposé président de la République, détenteur d’un titre vidé de son sens. On le voit aujourd’hui, celui qui a eu l’impudence de se faire réélire assiste à son propre meurtre sur les décombres de sa fonction. Ce n’est plus le poignard du Grand Vizir qu’il faut craindre dans les derniers mois du mandat, mais le fil de soie des étrangleurs qui rôdent autour de l’Elysée, après avoir rivalisé dans la servilité.

Rétablir la fonction présidentielle par un allongement de la durée du mandat est une impérieuse nécessité. Les ambiguïtés de l’arbitrage dans la Ve République ne seront pas levées, mais un meilleur équilibre des pouvoirs sera possible, dans l’attente d’évolutions institutionnelles qui méritent un large débat.

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1/ Christian Salmon, Les derniers jours de la Ve République, La descente aux enfers, Fayard, 2014. Présentation du livre sur mon blog.

Editorial du numéro 1269 – 2 janvier 2024

 

 

 

 

 

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