Les socialistes de toutes tendances et les héritiers des Lumières ne sont pas les seuls à voir leurs certitudes détruites ou radicalement ébranlées par le séisme idéologique et la transformation du rapport à la connaissance évoquée dans la précédente chronique. Les religions monothéistes et tout spécialement le christianisme affrontent dans la deuxième moitié du XXème siècle le dernier moment d’une évolution multiséculaire au cours de laquelle la religion n’avait cessé d’inspirer, au sens le plus fort du terme, le politique et la politique.
Au cours du mouvement dialectique qui n’a cessé de remodeler la modernité, nous avions vu les totalitarismes s’ériger en religions séculières (1) pour détruire les deux monothéismes, juif et chrétien, indissolublement liés à l’histoire de l’Europe. Après la Seconde Guerre mondiale, la bataille politique entre les partis communistes et démocrates-chrétiens marque « l’ultime tournant » d’une modernité encore structurée par une vision théologico-politique – mais la structuration religieuse est entrée dans la dernière phase de son évolution. En 1944, Pie XII a admis la démocratie et, en 1953, la mort de Staline clôt la période totalitaire en Union soviétique. La démocratie chrétienne signifie alors que l’Eglise n’a pas les moyens d’imposer le retour à l’ancien ordre hiérarchique et qu’elle cherche désormais à christianiser la démocratie. Le concile Vatican II affirme solennellement que la liberté religieuse se concilie avec la liberté moderne tandis que la théologie de la libération et le progressisme chrétien tentent de ressaisir un mouvement de l’histoire regardé comme histoire inéluctable de la Révolution.
Les années soixante-dix marquent la fin de la double illusion révolutionnaire antichrétienne et chrétienne-révolutionnaire car « à ce stade et dans cette version, le christianisme cesse d’être une religion au sens historique du terme, c’est-à-dire un principe de structuration collective, une manière d’ordonner l’être-ensemble. Le dessein d’une réalisation révolutionnaire du christianisme par l’incarnation du message évangélique a joué au final comme un révélateur de la dissolution des vertus de l’architecture religieuse, comme un accélérateur de la désinstitutionalisation du christianisme, de la détraditionalisation et de la déhiérarchisation de ce qui pouvait subsister de société chrétienne à l’état de contours. Au travers de cette radicalisation, la théologie politique s’est déconstituée de l’intérieur » [page 174]. Cette sortie de la religion, qui n’empêche pas les juifs, les chrétiens et les musulmans de participer à la vie politique, a eu pour première conséquence une déradicalisation de la politique – très nette à partir de 1975 – qui a correspondu à la dépolitisation de la religion. Ce n’est pas sans conséquences pour la démocratie : triomphante, elle s’est affadie dès lors que les idées politiques ne pouvaient plus s’ancrer dans l’absolu. D’où un désarroi qui est venu s’ajouter aux autres troubles dans les identités personnelles et collectives.
La fin de la période historique que je viens d’évoquer – celle de l’histoire mise en forme par le théologico-politique – a été abusivement présentée comme la fin de toute Histoire. Bien entendu, le nouveau monde est riche d’événements historiques mais il est vrai que nous sommes entrés dans un nouveau rapport à la temporalité. Les capacités de changement hic et nunc de la modernité sont tellement considérables qu’elle n’a plus besoin de s’appuyer sur le passé. On comprend dès lors la logique du «présentisme » dont on ne voit souvent que les effets secondaires, par exemple dans la culture du divertissement. Marcel Gauchet explique que le passé s’éloigne sans qu’on puisse trouver une réassurance dans un avenir qui est devenu imprévisible en raison de la diversité des sources et des chemins de l’inventivité humaine. Nous sommes immergés dans le flux du changement mais nous ne pouvons pas savoir ce qui sera effectivement changé. Puisque le passé n’est plus le champ d’expérience que les anciens nous conseillaient de labourer, puisque la science de l’avenir est morte au siècle dernier, il est raisonnable de chercher à se réaliser en tant qu’individu et de veiller à la maximisation de ses intérêts comme nous y invitent les ultralibéraux. « Présentisme et individualisme marchent ensemble. Hier, la figure de l’avenir mobilisait les acteurs en tant que constructeurs de la cité finale. Aujourd’hui, elle les réduit au rang de spectateurs du désordre producteur dont ils participent anonymement » [page 404].
Le passage de la structuration hétéronome à l’autonomie nous a fait entrer dans la « société des individus » dont Marcel Gauchet retrace la genèse (2) avant d’analyser ses traits distinctifs. Je n’en donne ici qu’une présentation trop succincte :
Dans la société des individus, « le monothéisme des droits des individus » se substitue au « polythéisme des valeurs » induit par le conflit des légitimités qui a marqué notre histoire depuis le XVIème siècle jusqu’aux années soixante-dix du siècle dernier. La révolution de 1975 établit discrètement les droits de l’homme comme norme dominante : la société des individus « pose comme sa norme constitutive de société qu’elle est composée exclusivement d’individus, qu’il n’existe en son sein que des individus de droit qui ont à être traités comme tels et établis pour tels partout où il en est besoin, mais qui ont aussi à se comporter comme tels » [554]. Cette nouvelle norme provoque une « révolution de l’identité » en opérant une confusion entre l’être psychologique et l’être de droit. Elle nous fait entrer dans une démocratie contrôlée par la justice constitutionnelle qui, en France, adopte en 1971 la définition de notre « bloc de constitutionnalité ». Elle réduit la relation sociale à des rapports juridiquement codifiés – qu’il s’agisse des mœurs ou de la monnaie régie par des Banques centrales érigées en magistratures indépendantes. Elle établit en modèle le pouvoir judiciaire et dévalue par conséquent le politique.
Dans la société des individus, il y a un conflit entre la logique de maximisation des droits et la logique de maximisation des intérêts. Ce conflit s’exprime sur le terrain politicien entre la droite et la gauche mais il ne s’agit que d’une tension interne au néolibéralisme (ou ultralibéralisme dans la terminologie de la NAR) que Marcel Gauchet définit comme « le libéralisme reformulé à la lumière de la radicalisation structurelle de la modernité » [606]. Ce néolibéralisme est « le produit direct du sacre du droit, du découronnement du politique, de la démultiplication de l’orientation historique ». Il n’a pas besoin de credo idéologique puisqu’il se présente comme une action pragmatique en vue de l’efficacité économique profitable à tous les individus – action menée sans prise en considération des diverses théories lancées sur le marché des idées. Dans le mode de structuration autonome, il suffit que l’innovation technique entretienne la dynamique de production des biens et des services – l’individu étant le producteur de son monde. On comprend dès lors pourquoi l’économie capitaliste est devenue le système central, globalisé, financiarisé, numérisé, qui récupère tous les individus, absorbe toutes les forces et fixe les objectifs dans une perspective de marchandisation totale. « Le capitalisme généralisé est celui qui correspond à la conversion de nos sociétés à l’économie comme moyen, sinon exclusif, en tous cas primordial, de produire leur avenir et comme modèle général de cette production » [460].
Serions-nous désormais assignés à vivre selon ce modèle qui semble toujours se dépasser alors qu’il se présente comme indépassable ?
(à suivre)
***
(1) Cf. Marcel Gauchet, A l’épreuve des totalitarismes, Gallimard, 2010.
(2) Cf. Le nouveau monde, deuxième partie, chapitre IX : Le second moment des droits de l’homme.
NB : Les chiffres entre crochets renvoient aux pages du livre de Marcel Gauchet, Le nouveau monde.
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