La IIIe République, dans le souvenir collectif, se réduit trop souvent aux crises de l’entre-deux-guerres qui conduisent à l’enlisement de la République parlementaire, prélude à l’effondrement de 1940. Le discours sur les “heures sombres” est devenu tellement lancinant qu’il masque les réalisations du Front populaire et les responsabilités des dirigeants politiques dans la défaite ne sauraient masquer celles, écrasantes, de l’état-major. L’issue tragique étant connue, la rétrospective donne l’illusion d’un entrelacs de fatalités qui auraient conduit à l’abîme une classe politique absorbée par ses rivalités. C’est le maréchal Pétain qui a enclenché le processus de trahison mais avec un autre gouvernement, et de Gaulle en son sein, la IIIe République aurait poursuivi la guerre à partir de l’Afrique du Nord…
Comme tous les ouvrages de référence, celui de Benjamin Morel (1) offre plusieurs lectures. L’une d’entre elles permet de replacer les grandes heures du Parlement et ses plus médiocres épisodes dans l’histoire de l’Etat. On y trouve plusieurs dialectiques (2), parmi lesquelles je privilégie ici celle du virtuel et de l’effectif. Il est rare qu’un régime politique développe l’ensemble de ses virtualités au cours d’une même période mais il faut rester attentif à tous les éléments virtuels pour comprendre les évolutions et les orienter autant que possible.
Largement structurée par l’orléanisme (3), la IIIe République est principalement parlementaire jusqu’en 1918 mais deux pouvoirs et une autorité vont peu à peu développer leurs virtualités avant comme après la Seconde Guerre mondiale : le gouvernement, l’administration et la présidence de la République. Ces évolutions ne doivent rien au hasard : elles procèdent des enjeux politiques, sociaux et idéologiques de la période.
La victoire des Bolchéviques en Russie et la création d’un Parti communiste en France marquent l’entrée dans un âge idéologique qui fait apparaître une nouvelle conception de la représentation. Comme le souligne Benjamin Morel, le député communiste, plus encore que son collègue, ne se conçoit plus comme l’élu de la nation chargé d’élaborer l’intérêt général ; il est le militant d’un parti qui se veut à l’avant-garde de la classe ouvrière et qui est porté par le mouvement de l’Histoire. Bien entendu, une partie de la classe politique, surtout lorsqu’elle siège au Sénat, reste fidèle à l’idée classique de la représentation mais la délibération parlementaire cesse d’être regardée comme le chemin vers des compromis satisfaisants et les littérateurs extrémistes se font une joie de dénoncer les bavardages des “parlementeurs”.
Pourtant, les violences de rue provoquées par l’extrême droite, le durcissement de la lutte sociale lors de la Grande Dépression et les rudes polémiques engendrées par la guerre civile espagnole ne placent pas la France sur l’orbite des totalitarismes. Son Parlement est plus démocratique dans sa composition qu’il ne l’a jamais été et les désordres d’une vie parlementaire ponctuée de scandales ne doivent pas faire oublier le lent travail du positif : renforcement de l’administration et montée en puissance du gouvernement.
L’instabilité ministérielle est compensée par la stabilité de l’administration qui étend son pouvoir réglementaire en s’appuyant sur un droit spécifique (4). Le gouvernement se renforce, augmente le nombre des ministères techniques et utilise de plus en plus régulièrement les décrets-lois, si bien que le Parlement se prononce moins sur des textes de loi que sur l’ensemble d’une politique. La loi de finances pour 1935 consacre une structure gouvernementale organisée par la présidence du Conseil, désormais installée à l’hôtel de Matignon. “A travers Matignon, écrit Benjamin Morel, se solidifie l’idée d’une politique gouvernementale cohérente devant recevoir le soutien du Parlement, mais en dictant également le programme de travail. En mettant en avant un président du Conseil, totalement dévolu à cette tâche, alors que les Anciens devaient la cumuler avec un ministère, on consacra le principe d’un chef de majorité”. Après Etienne Flandin, Léon Blum entérine cette transformation positive, qui scelle la reconnaissance par la gauche de la puissance exécutive – celle-ci se voit d’ailleurs reconnaître le droit de demander la modification d’un texte parlementaire déjà examiné en commission.
Il convient d’ajouter que la fonction présidentielle, très affectée par la crise du 16 mai 1877, développe ses virtualités à partir de l’élection de Raymond Poincaré en 1913. L’élection d’Alexandre Millerand conforte cette tendance à l’affirmation d’une autorité symbolique que l’on retrouvera sous la IVe République avec Vincent Auriol et René Coty (5).
Il faut enfin rappeler que plusieurs dirigeants politiques ont pleinement conscience des fragilités institutionnelles. Une commission de réforme de l’Etat est créée en mars 1934 sous l’égide de Gaston Doumergue, sans résultats. André Tardieu plaide pour la réforme des institutions mais il n’est pas écouté. Le coup d’Etat du 10 juillet 1940 tranchera provisoirement les débats.
La IVe République a laissé le souvenir d’un détestable “régime des partis”. Encore faut-il préciser que ce sont des partis faibles – à l’exception du Parti communiste -, incapables d’imposer une discipline de vote. Cette incapacité engendre des majorités fragiles, toutes situées dans un centre peu structuré, encadré par des groupes communistes et gaullistes qui refusent de participer aux coalitions. La Guerre froide mit fin au tripartisme, la guerre d’Algérie enterra le régime.
(à suivre)
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1/ Benjamin Morel, Le Parlement, temple de la République, de 1789 à nos jours, Passés/Composés, 2024.
2/ Dialectique de la majorité et de l’opposition, de la Représentation et du Gouvernement, de la représentation nationale et de l’expression populaire…
3/ Il est banal d’évoquer une IIIe république orléaniste. C’est ainsi que la définit René Rémond, célèbre professeur du siècle dernier, dans un manuel consacré à La vie politique en France, 1848-1879, Armand Colin, 1986.
4/ Cf. Nicolas Roussellier, La force de gouverner, Le pouvoir exécutif en France, XIXe-XXIe siècle, Gallimard, 2016. Voir sur ce blog la présentation de l’ouvrage et plus particulièrement : https://www.bertrand-renouvin.fr/monarchie-et-antimonarchie-dans-la-republique-2-chronique-159/
5/ Cf. Nicolas Roussellier, op. cit., troisième partie : La question présidentielle.
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