En politique, il faut savoir définir les zones d’accord et tracer les lignes d’affrontement. Ce n’est pas facile ! Les rapports de force, les imaginaires, les discours idéologiques et bien d’autres facteurs brouillent les cartes.

Il a fallu un géographe pour que les cartes soient rebattues et se mettent à signifier tout autre chose que les constructions socio-politiques tenues pour évidentes par l’élite politico-médiatique. Christophe Guilluy, qui a établi la réalité de la France périphérique avant que ses habitants n’entrent en révolte, poursuit dans un nouveau livre (1) le travail d’élucidation qu’il a entrepris voici vingt bonnes années. Il s’agit pour lui de saisir la minorité oligarchique et la majorité populaire dans leurs mouvements, plutôt que de se borner à décrire une société éclatée, archipélisée. L’analyse est comme toujours décapante – mais, somme toute, riche de perspectives nouvelles.

Sur le territoire national, la métropolisation est désormais un phénomène établi. Elle s’accompagne d’une gentrification du littoral : de Biarritz à la Normandie, les membres de la classe supérieure et les retraités aisés achètent massivement des résidences sur les côtes. En raison de la hausse rapide du prix de l’immobilier, les classes populaires chassées du centre des villes sont désormais évincées des rivages – comme c’était le cas au XIXe siècle dans les stations balnéaires à la mode. Pour reprendre les mots employés par Christophe Guilluy, la “mer fermée” devient le prolongement sociologique de la “cité interdite” où le coût dissuasif du logement et des prix dans les commerces va s’accompagner l’an prochain d’une interdiction de circulation pour les véhicules immatriculés avant 2006 ou équipés de moteurs diesel.

Personne n’a vraiment programmé cette évolution mais la gauche réputée progressiste a accompagné le mouvement provoqué par la logique du marché. Ce léger paradoxe, observé jusqu’à l’écœurement depuis l’élection de Bertrand Delanoë à Paris en 2001, s’accompagne d’une lourde contradiction : la classe aisée tient le discours de l’ouverture aux autres et au monde, exalte le vivre-ensemble, vante la mobilité, mais cultive la sédentarité, l’entre-soi, le conformisme.

Dans les villes et sur les côtes, les frontières invisibles qui séparent aujourd’hui les riches et les pauvres ont leur traduction concrète dans les inégalités de revenu et de patrimoine. La moitié de la population française disposait de moins de 1 771 euros par mois en 2018 et, pour la même année, le patrimoine des classes supérieures était neuf fois plus élevé que celui des employés…

En d’autres temps, ces réalités sociologiques et ces chiffres auraient provoqué de violents débats publics. Or les partis politiques ne s’adressent plus à des groupes de citoyens mais à des panels et Christophe Guilluy souligne qu’”aujourd’hui, la maison-mère du narratif politique en Occident, c’est Netflix”. Malgré la radicalité de son discours, la France insoumise n’échappe pas à la règle : elle cible des minorités – la gauche progressiste et les musulmans – mais ces derniers ont massivement voté pour Emmanuel Macron au deuxième tour de 2022. Les progressistes des beaux quartiers adhèrent aux préjugés de la classe dominante et jouissent de leurs privilèges en écoutant les diatribes de Jean-Luc Mélenchon.

A l’aise dans la vie, la nouvelle bourgeoise dominante s’inquiète de sa situation minoritaire puisqu’elle ne regroupe que 20 à 25% de la population. Pour résoudre ce problème et tenir la majorité populaire en lisière, elle dispose de la gouvernance, des partis politiques et des médias possédés par les groupes financiers. Tout cela forme “le Parti de la Brume”.

Cette formation aussi gazeuse que le non-parti de Jean-Luc Mélenchon n’utilise pas les grosses caisses de la propagande à l’ancienne mais excelle dans le brouillage des repères. C’est le parti du “en même temps”, orfèvre en injonctions contradictoires, qui dénonce autant de fake news qu’il en fabrique. C’est le parti qui noie l’intérêt national dans les illusions de la mondialisation, du néolibéralisme et du sans-frontiérisme. On lui doit le brouillage des repères de classes : le trop fameux récit des 1% de très riches opposés à 99% de braves gens nous fait oublier la réalité des 20-25% qui cherchent à effacer la majorité des gens ordinaires. On lui doit le brouillage sociologique qu’opère le discours sur les minorités – sexuelles, religieuses etc.- afin de nous convaincre qu’il n’existe pas de majorité. On lui doit le brouillage géographique qui promeut les banlieues étroitement reliées aux métropoles dans l’oubli volontaire des petites et moyennes villes de la France périphérique. Tous ces récits sont repris par les “experts” des chaînes télévisées entre les séquences publicitaires qui diffusent les images du bonheur bourgeois.

La classe urbaine privilégiée ne lutte pas frontalement contre la majorité populaire : elle la met à l’écart et l’oublie, ce qui permet de l’écraser sans même y penser. Évincées des lieux du pouvoir et de la fortune, les classes populaires sont également effacées des représentations culturelles. Dans le récit dominant, elles ne paraissent plus que sous l’image du “fumeur de clopes” qui roule au diesel, du chômeur trop paresseux pour traverser la rue. Repris par les plus hauts personnages de la gouvernance, ces clichés signifient le rejet radical des classes populaires, dans l’insouciance des immenses dégâts provoqués par cette relégation.

Sur le mode ironique, Christophe Guilluy propose d’ajouter à la mesure de l’empreinte carbone celle de “l’empreinte sociale” de la bourgeoisie néolibérale. Aux pauvretés et aux misères que les rapports des organisations humanitaires dénoncent chaque année, il faut ajouter les échecs et les retards de l’intégration des immigrés. Cette intégration se faisait dans et par les classes populaires lorsque leur propre culture était respectée. Mais aujourd’hui, comment se joindre au beauf raciste et alcoolisé qui vote Le Pen ?

On se prendrait à désespérer si Christophe Guilluy n’évoquait pas à la fin de son livre la résistance des classes populaires durcies par leur relégation. Elles ont conscience d’un destin commun et demandent que l’Etat prenne ses responsabilités en rétablissant les services publics, la protection économique de la nation, le droit au travail correctement rémunéré. Elles sont en phase avec la démondialisation et observent l’autodestruction des classes dirigeantes qui leur permettra de changer le cours de l’histoire.

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(1) Christophe Guilluy, Les dépossédés, Flammarion, octobre 2022.

Article publié dans le numéro 1245 de « Royaliste » – 2 décembre 2022

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