Pendant un siècle et demi, les droites françaises ont été largement influencées par l’imaginaire de la Contre-Révolution. Figée dans sa nostalgie d’un passé recomposé, aveuglée par sa haine de la Révolution, la pensée réactionnaire a mutilé les figures royales et l’histoire de la monarchie capétienne.

Cette “autre histoire de la droite” (1) permet de découvrir ou de redécouvrir un authentique courant de pensée, nourri d’œuvres solides qui étaient diffusées dans un vaste public. Baptiste Roger-Lacan n’a pas eu seulement l’immense mérite de lire Joseph de Maistre, Louis de Bonald, Charles Maurras, Léon Daudet et l’historien Pierre Gaxotte. Il a étudié toute la littérature contre-révolutionnaire qui circulait dans les salons et les patronages, lu la presse nationale et locale ainsi que la petite histoire que contait G. Lenôtre.

De ce corpus proliférant, il ressort que la Contre-Révolution courrait d’emblée à l’échec en raison de sa faille consubstantielle : elle est restée contre, même si beaucoup répétaient après Maistre qu’il ne fallait pas faire la Révolution en sens contraire mais le contraire de la Révolution. La coupure de 1789 sépare, de manière irréductible, un Ancien Régime associé à la douceur de vivre et un bloc révolutionnaire maléfique. Louis XVI est considéré comme un roi martyr – alors qu’il n’est pas mort pour sa foi – conduisant un long cortège de victimes. Sous les apparences d’une pieuse mémoire de massacres effectifs, il s’agit de cultiver l’esprit de guerre civile dans l’attente de la revanche.

Cette nostalgie d’exilés de l’intérieur, cultivée dans la haine d’une République aussi négativement abstraite qu’elle l’est positivement pour le vieux républicanisme, eut de lourdes conséquences historiographiques et politiques. La Contre-Révolution offre à ses adversaires une image caricaturale du monarchisme, qui leur rend d’autant plus service que cette droite réactionnaire efface les apports de la tradition capétienne et du royalisme dans la construction de la modernité politique : les monarchiens et les monarchistes constitutionnels entre 1789 et 1792, les libéraux sous la Restauration et la Monarchie de Juillet, les monarchistes après 1870. L’idéologie de l’Action française, qui se présente comme une synthèse de la Contre-Révolution, est typique de cette éradication.

La Contre-Révolution n’est pas seulement politique. A partir de la Constitution civile du clergé, il se noue entre le royalisme nostalgique et l’Eglise catholique une solidarité de vaincus. La mémoire des violents conflits entre l’Etat royal et Rome est oubliée, le gallicanisme est effacé de même que l’anticléricalisme de la Monarchie de Juillet, mais le Syllabus que publie Pie IX en 1864 est encensé.

Après les défaites électorales du monarchisme libéral à la fin du XIXe siècle, la droite ultramontaine et les autorités religieuses ont le champ libre pour dénoncer d’un même mouvement la Révolution et la laïcité, communiant dans le même antisémitisme et le même rejet des protestants. Fondée en 1899, l’Action française, instrumentalisme le catholicisme romain (“l’Eglise de l’ordre” chère à Maurras l’anti-chrétien) et l’Église récupère à son profit le martyrologe contre-révolutionnaire – c’est très net en Vendée – qu’elle débarrasse de ses références royalistes lorsqu’elle se prononce officiellement pour le Ralliement et plus encore lorsque le Vatican condamne l’Action française. Tout le monde se retrouve à Vichy après la défaite, qui est l’occasion d’une revanche inespérée pour l’Eglise, les maurrassiens, leurs dissidents fascistes (Brasillach, Rebatet) et les névrosés de l’antimaçonnisme.

Politique et religieuse, la Contre-Révolution sombre en même temps que Vichy et aujourd’hui la droite populiste, quoi qu’on en dise, n’en porte pas la marque. La gauche, qui a perdu un adversaire parfaitement caricatural, ne peut cependant se vanter d’avoir terrassé l’hydre réactionnaire. A cet égard, je voudrais ajouter aux multiples réflexions que suscite l’impressionnant travail de Baptiste Roger-Lacan – j’y reviendrai – une remarque sur la dialectique interne des droites. C’est dans l’ambiance contre-révolutionnaire que se déploie la contradiction entre le traditionalisme et la tradition nationale. Il faudrait longuement évoquer le cheminement intellectuel de Jacques Bainville et son influence spécifique (2), la condamnation de l’Action française par le jeune comte de Paris, la prise de position antifasciste du prince héritier et son rôle pendant puis après la guerre, la rupture entre Georges Bernanos et l’Action française, la pensée gaullienne… mais pas seulement. Les engagements pris après le désastre de 1940 par des Françaises et des Français qui pouvaient être considérés comme réactionnaires en raison de leurs convictions et de leur milieu social sont assez nombreux pour dessiner une tendance politique qui s’épanouit dans le gaullisme. Le colonel de Hautecloque, Elisabeth de Miribel (secrétaire du Général en juin 1940) l’amiral Thierry d’Argenlieu (qui est en religion le père Louis de la Trinité des Carmes Déchaux), Daniel Cordier, le duc de Choiseul-Praslin et tant d’autres que nous présente François-Marin Fleutot dans ses chroniques, vont défier un maréchal de France, se heurter parfois à l’incompréhension familiale, subir les blâmes de la hiérarchie catholique… Ils partageront les espoirs et les souffrances de socialistes, de juifs, de communistes, de francs-maçons, de républicains espagnols… Ils en viendront, comme le Général, à assumer toute l’histoire de France sans rien perdre de leurs fidélités. Inspirée par le patriotisme, cette révolution dans la droite sera l’un des ferments de la révolution sociale annoncée par le général de Gaulle dès avril 1942.

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1/ Baptiste Roger-Lacan, Le roi, Une autre histoire de la droite, Passés/Composés, mars 2025.

2/ Cf. Dominique Decherf, Bainville, L’intelligence de l’histoire, Editions Bartillat, 2000.

Article publié dans le numéro 1303 de « Royaliste » – 14 juin 2025

 

 

 

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