Mais qu’est-ce donc que le souverainisme ? Avec un mot importé du Québec, une nouvelle tendance politique s’est manifestée depuis quelques années. En première analyse, elle promet beaucoup (l’affirmation de la nation souveraine) mais elle englobe tant de courants divers et parfois contraires qu’elle s’expose à de sérieuses confusions.
Jeune chercheur en science politique, par ailleurs conseiller national du Mouvement des Citoyens, Marc Joly propose, en contrepoint d’une solide critique de l’oligarchie européiste, une définition du souverainisme qui mérite notre attention. Nous ouvrons avec lui un amical débat.
Tel qu’il apparaît au premier abord, le souverainisme est un concept ramasse-tout : ce serait en effet le terme positif et fédérateur, d’origine québecquoise, qu’auraient trouvé les anti-maastrichiens, les anti-germaniques et les anti-européistes, voire les anti-européens de toutes nuances pour masquer le caractère réactionnaire de leur attitude et l’idéologie nationaliste dont ils seraient porteurs.
De nos jours, on peut très rapidement distinguer un nationalisme populiste de droite (exprimé par le Front national), un nationalisme de gauche, néo-jacobin ou supposé tel, un nationalisme républicain-autoritaire (celui de Charles Pasqua) et un nationalisme maurrassien qui reproduit exactement la thématique de l’Action française. Mais l’éclatement du courant national-populiste, le ralliement du Parti communiste (néo-jacobin par bien des aspects) à la majorité plurielle et l’échec du Rassemblement pour la France de Charles Pasqua et Philippe de Villiers semblaient réduire d’année en année l’intérêt de ces distinctions et de ces nuances.
Le milieu dirigeant n’avait aucun souci à se faire jusqu’à l’entrée en campagne de Jean-Pierre Chevènement en septembre dernier et au ralliement de diverses personnalités et divers groupes – des gaullistes authentiques aux communistes fidèles à leur tradition tricolore – qui sont décidés à défendre et à promouvoir la souveraineté nationale. Des « souverainistes » ? En un sens oui, mais pas tous : les nationaux-populistes, les nationaux-libéraux et les maurrassiens continuent de se battre sous leurs propres couleurs, selon leurs propres visées idéologiques. Une tentative de redéfinition du souverainisme s’imposait donc. A cet égard, l’ouvrage de Marc Joly s’impose comme référence à tout débat. Partant d’une exploration fouillée de l’impasse européiste, ce jeune chercheur en science politique donne du souverainisme une idée qui ne manque pas de pertinence.
En bref, Marc Joly décrit l’actuelle tentative de construction européenne comme la fabrication d’un mécanisme strictement fonctionnel. Il faut et il suffit que fonctionnent ces organes sans corps – sans corps politique – et que s’organise un « espace européen » des politiques publiques, sans qu’il y ait pour autant constitution d’un espace public démocratique à l’échelle européenne, ni réunion autour d’un pouvoir central : des périphériques fonctionnent sans relation à un centre clairement identifié, malgré les dénominations classiques du droit politique : Conseil des ministres, Parlement européen et maintenant projet de constitution européenne.
Qui a voulu cela ? Les « dirigeants stato-nationaux », autrement dit les oligarques des diverses nations associées.
Pourquoi ont-ils voulu cela ? Pour conforter leur puissance, en substituant selon le vieux projet technocratique, l’administration des choses au gouvernement des hommes : « les élites politico-administratives européennes n’ont jamais convergé sur la nécessité de constituer une fédération européenne – ce qui aurait impliqué qu’elles cherchassent à faire converger leurs peuples respectifs. Par contre, elles ont toujours convergé sur la nécessité de recomposer leurs pouvoirs afin de les exercer plus librement et plus efficacement » (95).
Comment ont-ils procédé ? Disposant du pouvoir de décision sur le plan européen (la Commission n’est pas un pouvoir exécutif, un gouvernement, mais une puissance exécutante ), les oligarques nationaux ont procédé à une « recomposition idéologique des pouvoirs étatiques » en utilisant l’ultralibéralisme comme un moyen, non comme une fin. Les oligarques n’ont pas de conviction, mais une volonté de toute-puissance : les idées ne sont que des instruments, elles fonctionnent (comme le soviétisme en phase terminale) comme langage du pouvoir et de soumission au pouvoir : parler la langue de bois, c’est être, à des degrés divers, « dans le coup ».
Pour quels effets ? Les conséquences sont doubles. Du point de vue stratégique, il est inutile de dénoncer les « dérives fédéralistes » puisque le fédéralisme européen fonctionne comme pur mythe (censé mobiliser les foules) et comme mystification. Il est par ailleurs inefficace de se plaindre que les oligarques se dépossèdent de leurs pouvoirs puisqu’ils conservent et renforcent ce qui les intéresse : la maîtrise des mécanismes, le capital symbolique qu’ils produisent, les avantages financiers qu’ils assurent hors du regard des citoyens et du contrôle de leurs élus.
Du point de vue politique, les effets sont désastreux. Sous les apparences institutionnelles évoquées plus haut, la mécanique européiste fonctionne efficacement à l’écart de la démocratie et contre la volonté de peuples de moins en moins concernés (les élections au Parlement de Strasbourg sont vécues dans une indifférence croissante) et de plus en plus asservis aux décisions de la Banque centrale européenne et des sommets (tel celui de Lisbonne) où se prennent les mesures ultra-concurrentielles que la Commission traduira en directives.
Cet a-démocratie européenne se double d’une a-démocratie nationale puisque les dirigeants nationaux invoquent les décisions prises de manière consensuelle dans les cénacles européens pour dire qu’ils n’ont pas le choix de faire une autre politique. En fait, ils ne cessent de faire la politique de leurs intérêts propres, loin de tout intérêt commun à toute l’Europe et aux intérêts de leur nation. Evoquer une « politique », c’est encore trop concéder à la maîtrise fonctionnelle. Marc Joly montre que l’européisme ainsi pratiqué est à la fois une destruction des souverainetés nationales, une destruction programmée de la vie et des institutions démocratiques et, finalement, une technique destinée à échapper au politique en tant que tel : il ne peut y avoir de constitution européenne, de fédéralisme, ou de gouvernement européen parce qu’il s’agit de « gérer » un espace a-politique – celui décrit dans l’utopie du marché.
C’est à partir de cette critique que Marc Joly redéfinit le souverainisme. Non pas de manière négative, comme anti-fédéralisme et anti-européisme, mais positivement comme un concept permettant le rassembler le parti des politiques – de ceux qui veulent sauver la politique là où elle se déploie le mieux (la nation) et l’Etat conçu comme moyen de la mise en œuvre démocratique de la justice sociale.
Ainsi défini, le souverainisme n’est ni un nationalisme (qui absorbe l’Etat dans sa pulsion), ni un étatisme (qui résorbe la nation et anéantit la liberté du peuple), ni une fiction unanimisme puisque l’unité nationale ne masque pas les luttes de classes. Au contraire, le souverainisme ainsi conçu se donne pour premier objectif stratégique la destitution de la classe dominante, précisément la défaite conjointe des deux équipes, chiraquienne et jospiniste, de l’oligarchie : « un système a-politique ne peut être combattu qu’au nom du politique ; et le politique s’inscrit pour l’heure dans le seul cadre propre à la démocratie : l’Etat-nation » (231). Ce combat est par conséquent révolutionnaire – la révolution étant ici définie comme le remplacement politique d’une élite par une autre élite – ce qui n’est plus une simple hypothèse.
Le souverainisme ne s’en trouve pas pour autant clarifié de manière pleinement satisfaisante.
Quant à la tradition nationale, il est pertinent de relier le souverainisme à la Révolution française, ce qui n’exclut pas les royalistes qui, comme nous, reconnaissent leur filiation monarchienne. Mais il n’est pas possible de concevoir une doctrine de la souveraineté nationale sans référence à l’histoire pré-révolutionnaire de la souveraineté et sans inscription dans l’histoire millénaire de la nation française.
Quant au projet politique, il serait souhaitable que le travail critique sur et contre l’européisme trouve son aboutissement positif dans l’actualisation du dessein français en faveur de la grande Europe – celle qui va de l’Atlantique à l’Oural.
Quant au rassemblement des diverses familles qui articulent et symbolisent, chacune à sa manière, la souveraineté de la nation, la souveraineté nationale et la souveraineté populaire, il serait dangereux de faire l’impasse sur la question des institutions – tout en proposant, comme le fait Jean-Pierre Chevènement, un régime présidentiel. Cette proposition ne peut manquer de heurter les gaullistes et les royalistes de la NAR, qui défendent la Constitution de la Vè République, mais aussi les communistes orthodoxes qui sont quant à eux fidèles au régime d’Assemblée. Sur cette question éminemment politique, reparaissent des différences majeures (elles remontent à la Constituante !) entre les familles politiques nationales (royalistes, gaullistes, gauche républicaniste, communistes) que le concept « souverainiste » semblait pouvoir résorber. Cela n’exclut pas une alliance entre ces diverses familles. Encore faudrait-il que le compromis possible soit encore précisé.
***
POUR EN SAVOIR PLUS
Marc Joly, Le souverainisme, pour comprendre l’impasse européenne, Editions François-Xavier de Guibert, 2001. Préface de Philippe de Saint Robert, Postface de Jean-Pierre Chevènement. Les expressions et citations entre guillemets renvoient à cet ouvrage.
Marcel Gauchet : « L’héritage jacobin », revue Le Débat, n° 116, septembre-octobre 2001.
Bertrand Renouvin, Le royalisme, histoire et actualité, Economica (sur le courant maurrassien) ;
Pierre Rosanvallon, La démocratie inachevée, Histoire de la souveraineté du peuple en France, Gallimard, 2000 (critique de la double « illusion » souverainiste et mondialiste).
Article publié dans le numéro 785 de « Royaliste » – 7 janvier 2002.
0 commentaires