Les empires, les religions et l’avenir des nations (4) – Chronique 168

Août 2, 2022 | Chemins et distances | 1 commentaire

 

 

Issue des guerres religieuses du XVIe siècle, l’Europe des États nationaux va-t-elle vivre un moment khaldounien ? Gabriel Martinez-Gros avance l’hypothèse d’un Occident sédentarisé, à la démographie déclinante, qui serait menacé par des groupes violents – les ‘asabiya djihadistes et mafieuses qui campent sur ses marges -, et confronté à de nouvelles formes d’expression religieuse (1). Voilà qui mérite un sérieux débat que je voudrais ouvrir en exprimant une critique et quelques réserves.

Ma critique porte sur la référence à cet “Occident” dont la définition paraît fort ambiguë. Dans La traîne des empires, l’Occident est souvent présenté comme l’équivalent de la civilisation européenne définie par l’Antiquité gréco-romaine, le christianisme, les Lumières, les Etats nationaux… Mais Gabriel Martinez-Gros évoque aussi cet Occident comme un empire qui s’inscrirait dans le processus khaldounien de la prospérité sédentaire, du désarmement, de l’impuissance et de l’arrivée d’une nouvelle religion (2). Pourtant, nous lisons à la page 151 de La traîne des empires que “l’empire d’aujourd’hui devrait s‘étendre au monde, mais il tarde à se former” en raison des oppositions étatiques et populaires qu’il rencontre. J’ajoute que la mondialisation, jugée “inéluctable” par Gabriel Martinez-Gros, est en repli depuis une dizaine d’années (3) et se disloque sous les classiques effets du jeu des nations et des empires.

Quant au désarmement de l’empire virtuel et de nombreux Etats, il relève d’une illusion puisque nous sommes entrés en 1945 dans l’âge nucléaire qui interdit la guerre entre les puissances disposant de capacités d’anéantissement. En Europe, certains États se sont placés sous l’hypothétique “parapluie atomique » américain tandis que la France choisissait une force nationale de dissuasion nucléaire – et le conflit russo-ukrainien nous a brutalement rappelé que la menace d’une destruction totale n’avait pas disparu en même temps que la Guerre froide.

Il n’y a pas eu et il n’y aura pas d’empire d’Occident mais il est vrai que l’Union européenne est plus ou moins clairement vécue par les élites allemandes dans la nostalgie du Saint-Empire (4). Or cette réunion d’Etats nationaux ne parvient pas à réaliser son rêve fédéral. Pas de défense européenne, pas de fiscalité commune et une “monnaie unique” qui n’est pas celle de tous les Etats-membres… Pour seul impérialisme, celui de la norme avec le paradoxe violent d’une organisation qui brandit un droit communautaire étranger au principe de justice sociale – en raison de ses présupposés néolibéraux – et qui méconnaît totalement le principe de séparation des pouvoirs dans les organes (Parlement, Commission…) qui caricaturent les institutions démocratiques.

Les groupes marginaux représentent un danger qui ne doit pas être sous-estimé, mais ils sont incapables de fonder un nouvel empire, à la différence des anciennes ‘asabiya. Les groupes djihadistes n’ont pas réussi à déclencher la guerre civile dans les Etats européens, en prélude à une conquête du pouvoir. Sur notre continent, les seigneurs de la drogue règnent par la corruption, sans s’encombrer des charges du pouvoir politique. L’économie de la drogue est orientée par la seule recherche du profit et seuls de micro-États sont ou risquent d’être contrôlés par des groupes mafieux.

La diffusion aux Etats-Unis et en Europe de l’Ouest d’une nouvelle religiosité est un phénomène dont la portée est difficile à évaluer puisqu’il commence seulement à se manifester. Gabriel Martinez-Gros met le facteur religieux en relation dialectique avec “l’empire contemporain [qui] est mondial”, mais il me semble préférable de réfléchir selon le concept de modernité qu’il utilise à la même page 159. L’un des effets de la modernité (5), c’est le remplacement de la structuration religieuse de la société par la structuration politique. Cette sortie de la religion est très nette dans les pays catholiques mais l’Islam est lui aussi travaillé par la modernité et il est permis d’interpréter l’activisme islamiste comme une réaction désespérée.

Cependant, la fin de la structuration religieuse ne signifie pas la mort des croyances qui vont continuer de s’exprimer dans le cadre des religions historiques et qui peuvent aussi se manifester de diverses manières. La prolifération des sectes et la recherche des paradis artificiels expriment depuis plusieurs décennies cette nouvelle religiosité et Gabriel Martinez-Gros consacre un chapitre aux “dogmes” d’une “nouvelle religion”. Nous connaissons cette dogmatique, qui fait aujourd’hui l’objet de polémiques acharnées et qui diffuse une radicalité anticolonialiste, antiraciste, écologiste, à forte tonalité religieuse. La colonisation est dénoncée comme le péché originel de l’homme blanc, l’écologisme se vit comme une attente de l’apocalypse et la théorie du genre véhicule le refus puritain du corps sexué. Ce que je prenais pour une mode importée des Etats-Unis et destinée à se démoder avant la fin de la décennie m’apparaît, à la lecture de Gabriel Martinez-Gros, comme un phénomène structurant, dans l’ordre des mentalités. Mais assistons-nous à la naissance d’une nouvelle religion ? Malgré la complaisance du clergé médiatique et l’ardeur des groupes militants, les nouveaux “éveillés” témoignent chaque jour de leur extrême pauvreté intellectuelle. Il n’y a rien, chez eux, qui puisse rivaliser avec les inépuisables richesses du judaïsme, du christianisme, de l’islam et des philosophies constitutives de la civilisation européenne. L’idéologie woke peut tout juste imposer dans certains secteurs de la société une norme morale, d’ailleurs compatible avec le système des normes néolibérales. Netflix, typique du jeune capitalisme, a facilement intégré les identités genrées et propose des films LGBT…

Quant à l’avenir des Etats nationaux dans notre Europe continentale, je fais mienne la phrase qui conclut La traîne des empires : “Nous sommes ainsi rendus à cette croisée des conflits et des incertitudes d’où sort l’imprévisible, c’est-à-dire l’histoire”. La théorie générale des empires qu’élabore Gabriel Martinez-Gros ne nous aide pas seulement à mieux comprendre le cours du monde. Elle nous permet d’éclairer ce qui s’annonce comme un changement d’époque. La démondialisation se déroule en même temps que la décomposition de l’Union européenne, incapable de tenir sa promesse d’un “dépassement” des réalités nationales. La crise sanitaire n’a pas seulement souligné les défaillances du milieu dirigeant et la religiosité compassionnelle des médias : elle a mis en évidence le rôle salvateur de l’Etat, pour l’économie nationale et pour les citoyens soudain privés de travail. Les volontés de puissance impériales – celle des Etats-Unis, de la Chine, de la Russie – ont balayé l’utopie du marché mondialisé, pacifié, démocratisé. La crise ukrainienne de 2014, la guerre civile dans le Donbass et l’invasion russe de février dernier ont violemment rappelé les constantes de l’histoire des nations européennes : nous observons la naissance d’un nouveau sentiment national, en Ukraine dans le conflit interne et la résistance à l’agression extérieure, nous retrouvons la permanence des lignes de conduite polonaise et suédoise et la violence des pressions impériales sur le continent. Nous demeurons dans le dialogue conflictuel entre les empires et les nations, sans possibilité d’affrontement militaire général en raison de la dissuasion nucléaire mais sans capacité, à court terme, de réunir les conditions d’un nouvel équilibre du continent européen.

Nous sommes et resterons dans l’incertitude, mais une claire conscience des enjeux historiques nous permet de distinguer le possible de l’impossible. Un empire européen est impossible en raison de l’existence de nations parfois millénaires et de jeunes Etats qui ne voudront pas renoncer à leur souveraineté. Les Etats-Unis, qui peuvent prétendre former un empire d’Occident dans leur lutte contre la Chine, s’exposeront aux mêmes résistances, malgré l’allégeance des élites néolibérales sur notre moitié de continent. Ce qui est possible, à long terme, c’est la réunion du continent sur le mode confédéral, aussi loin de l’enfermement nationaliste que du rêve impérial. Nous ne sommes pas sans avenir !

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(1) Gabriel Martinez-Gros, La traîne des empires, Impuissance et religions, Passés/Composés, 2022. Cf. sur ce blog mes chroniques 165, 166 et 167.

(2) Par exemple page 137 de l’ouvrage précité.

(3) https://www.bertrand-renouvin.fr/entretien-avec-jacques-sapir-sur-la-demondialisation/

(4) Alexis Dirakis, Les ressorts du consensus allemand sur l’Europe, in revue Le Débat, n°197, mai 2017. L’auteur relève la position que le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe exprimait le 30 juin 2015 : Le “Reich allemand”, en tant que sujet de droit international, n’a pas disparu et la République fédérale d’Allemagne n’en est pas le successeur de droit, mais elle lui est identique en tant que sujet de droit international. Pour l’auteur, le consensus allemand sur l’Union européenne repose sur une conviction : l’Allemagne est européenne parce que l’Europe sera allemande, selon le projet supranational que portait le Saint-Empire romain germanique.

(5) Sur la généalogie de la modernité, cf. Marcel Gauchet, La condition politique, Tel Gallimard, 2005, pages 508 et suivantes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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1 Commentaire

  1. Jean-Paul Roufast

    Excellente analyse, mon cher Bertrand.
    Excellent papier aussi dans Marianne, sur cette « Europe » incapable de marcher sans béquilles.Finalement, rien n’a beaucoup changé depuis le temps de notre jeunesse; nous avons encore , certes, pas mal de choses devant nous, je crains seulement qu’elles ne soient très sympathiques à vivre. Mais ainsi va l’Histoire. Dommage que je me sois réfugié à l’autre extrémité du pays, sans plus jamais sortir de mes montagnes, j’aurais eu beaucoup de plaisir à te revoir.
    Amitiés.