Anciens directeurs de recherche au CNRS, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot ont présenté aux lecteurs de Royaliste la plupart des ouvrages qu’ils ont consacrés aux anciennes et aux nouvelles dynasties bourgeoises. Ces vastes enquêtes sociologiques font aujourd’hui référence et nous sommes heureux de leur donner à nouveau la parole. Il s’agit cette fois des territoires de la bourgeoisie et de la manière dont cette classe s’organise pour assurer leur défense. Neuilly n’a pas échappé à leur attention…
Royaliste : Que voulez-vous montrer, dans votre nouveau livre ?
Monique Pinçon-Charlot : Notre projet était d’éclairer la manière dont les grandes familles fortunées sont mobilisées pour défendre leurs espaces. Cette enquête est particulière parce qu’elle a été entièrement filmée en vue d’une diffusion sur France 3. Pour nous, c’était une manière de montrer, avant notre départ à la retraite, la « cuisine de la recherche » – comment on parvient à pénétrer un milieu très fermé, comment cela se passe avec les sujets de l’enquête, comment nous analysons les entretiens…
A ce propos, nous avons sans doute moins bien maîtrisé les choix des entretiens que dans les enquêtes précédentes à cause de la présence de la caméra et du poids de l’équipe de tournage qui valorisait l’image.
Royaliste : Pourquoi privilégier ce que vous appelez « la défense des espaces » ?
Monique Pinçon-Charlot : Il est plus facile de montrer comment des espaces (propriétés, environnement) sont défendus par les grandes familles bourgeoises, alors que leur mobilisation pour la défense de leur capital financier s’effectue dans la discrétion. Avec ce livre, nous pouvons cependant montrer que nous avons affaire à une véritable classe sociale, au sens de Karl Marx et de Pierre Bourdieu – une classe mobilisée à tous les instants et sur tous les fronts. Il n’y a rien d’anecdotique dans cette classe – qu’il s’agisse de la couverture de l’avenue de Gaulle à Neuilly ou de la défense de la vue que l’on a depuis les fenêtres de son château.
Royaliste : Vous avez beaucoup travaillé à Neuilly…
Monique Pinçon-Charlot : Oui, et c’était pendant la campagne pour l’élection présidentielle ! Neuilly était d’autant plus emblématique que son ancien maire était candidat. Tout d’un coup, notre travail prenait de la visibilité car Nicolas Sarkozy est le porte-parole des familles que nous étudions – même si certaines de ces familles étaient déjà très critiques à son égard. Il n’empêche que 87 % des habitants de Neuilly ont voté pour Nicolas Sarkozy. Les scores sont également excellents dans le XVIe et dans le VIIe arrondissement de Paris. Il y a donc une communauté idéologique nette, claire et précise !
Michel Pinçon : A Neuilly, l’entre-soi, le ghetto du gotha, est vraiment sans faille. Certes, on ne peut habiter dans les beaux quartiers que si on en a les moyens. Mais il existe une loi SRU qui exige 20 % de logements sociaux à Neuilly comme ailleurs. Or cette commune concentre le plus grand nombre de foyers assujettis à l’ISF, le revenu moyen par habitant est le plus élevé de France et les logements sociaux ne représentent que 2,6 % du total. De plus, ces logements sociaux se situent dans le haut de gamme et la population logée dans ces HLM n’est vraiment pas à ranger parmi les gens qui ont de petits revenus ! Il y a là un exemple très significatif : jamais on ne laisse la porte entrouverte à la mixité sociale, aux populations modestes. A Neuilly, les riches sont entre eux et veulent demeurer dans leur ghetto. Autre exemple : autour de Paris, nous avons un périphérique des riches et un périphérique des pauvres. A l’est, c’est une tranchée à vif dans le tissu urbain. A l’ouest, les tranchées sont aménagées et les souterrains très nombreux. Nicolas Sarkozy s’est battu pour que l’avenue Charles de Gaulle à Neuilly soit enfouie un jour sur deux kilomètres de longueur – de la Porte Maillot à la Défense.
Royaliste : Ça coûte cher ?
Monique Pinçon-Charlot : Oui ! Le coût serait de 1 milliard d’euros. A juste titre, le schéma directeur de la région parisienne estime que ce n’est pas une priorité. Mais vous verrez que cette avenue, rebaptisée Route nationale 13, sera recouverte aux frais du contribuable comme « route » traversant une ville. La mairie ne veut rien payer, sauf les fleurs et les éléments de décoration (petites fontaines…) du jardin couvrant l’avenue.
Pour ne pas augmenter les impôts locaux la commune a monté une opération de densification près de pont de Neuilly : on va construire deux énormes tours de bureaux (au mépris du rééquilibrage au profit de l’est parisien) pour financer les décorations grâce à la taxe professionnelle. Cela paraît anecdotique, mais on voit bien comment les habitants de Neuilly sont vigilants sur les détails des projets qui visent à rendre encore plus agréable leur ghetto de luxe.
Michel Pinçon : La solidarité urbaine entre communes riches et communes pauvres ne cesse de se réduire alors que les problèmes des banlieues difficiles s’aggravent. La territorialisation de l’inégalité atteint des proportions inouïes. Le discours politique qui valorise la mixité sociale est sans effet : au contraire, au moment des événements de Villiers-le-Bel, les députés UMP ont voté une réduction de plusieurs dizaines de millions d’euros de la Dotation de Solidarité Urbaine. Nous donnons dans notre livre d’autres exemples concrets.
Royaliste : Vous dites que la bourgeoisie mobilise les élites de l’État. De quelles manières ?
Monique Pinçon-Charlot : Les pouvoirs publics et les grandes familles fortunées appartiennent au même univers. Beaucoup de jeunes gens de bonnes familles passent les grands concours et se retrouvent à des postes de responsabilité. Il y a une connivence de fait. Par exemple, il existe un G8 du patrimoine : les présidents de huit associations (La Demeure historique, La sauvegarde de l’Art français, etc.) se retrouvent tous les mois et se concertent directement avec le ministre de la Culture. Un arrêté ministériel récent a formalisé ces rencontres qui ne sont en fait que du lobbying : on fait pression sur les tracés d’autoroutes, sur les implantations d’éoliennes en amont de la procédure législative : les projets de loi concernant le patrimoine expriment les intérêts défendus par ce G8 sous couvert de l’intérêt général.
Il y a aussi l’exemple du Parc régional naturel des Trois-Forêts qui entoure les parcs de plusieurs châteaux dans l’Oise alors qu’une très jolie commune qui a une municipalité communiste n’est pas incluse dans le parc. Nous montrons que le souci écologique et la défense du patrimoine masquent des éléments sociologiques qui aboutissent à la protection de certaines propriétés déjà surprotégées.
Royaliste : Des associations comme Les Amis du Louvre ou SOS Paris recrutent largement hors du milieu social que vous étudiez…
Michel Pinçon : C’est vrai. Les Amis du Louvre ont 70 000 adhérents… et nous en faisons partie ! Mais parmi les dirigeants de cette association on trouve la baronne Bich (veuve de l’inventeur du crayon Bic), Michel David-Weil, qui fut une des grandes figures de la banque Lazard, l’épouse d’Olivier Dassault, le baron Éric de Rothschild… Ces gens ne sont pas là par hasard : ils ont la volonté de participer à la gestion du patrimoine culturel national, de contrôler la gestion de l’espace urbain. Nous avons fait les mêmes observations pour SOS Paris et le Comité Vendôme qui sont dirigés par des représentants de la haute bourgeoisie. Ils jouent sur du velours !
Royaliste : Pourquoi ?
Monique Pinçon-Charlot : Quand les dirigeants de La Demeure historique défendent le patrimoine national, ils défendent aussi leurs propres châteaux et reçoivent à cet effet des aides de l’État même s’ils sont très riches. Ce n’est pas condamnable mais l’ambiguïté mérite d’être soulignée.
Royaliste : On peut donc parler d’un véritable militantisme ?
Michel Pinçon : Oui. Et nous avons cherché à comprendre les modalités du militantisme dans ce milieu social. Cette bourgeoisie militante vit dans la schizophrénie. D’une part, son adhésion théorique au libéralisme économique est totale : elle croit à la concurrence et aux valeurs individualistes ; d’autre part, elle forme un groupe très soudé, activiste, qui a une pratique collectiviste.
Royaliste : Le mot est fort !
Michel Pinçon : Ma réponse sera très concrète : pour gérer ses quartiers et ses ensembles immobiliers, cette bourgeoisie militante s’appuie sur des cahiers des charges très contraignants. Prenons Le Vésinet, qui est une ville de propriétés privées (y compris une partie de la voirie) ou encore la Villa Montmorency (un groupe de 130 maisons sur de grandes parcelles dans le XVI e arrondissement) : la forme juridique de la copropriété, c’est « l’association syndicale autorisée » qui est sous la tutelle du préfet. Celui qui achète un bien immobilier dans ces lieux est obligé d’être membre de l’association et de verser la cotisation au percepteur – qui est le comptable de l’association. Les propriétaires n’ont pas le droit de faire des agrandissements (garage etc.).
Ce collectivisme pratique se retrouve à l’Institut de France. Le legs de la famille Jaquemart-André à l’Institut de France est géré de manière collective par cette institution qui prend en charge la conservation d’un bien privé et la mémoire d’une famille où il n’y avait pas d’héritiers. Nous avons également constaté que les ventes aux enchères des grandes familles n’aboutissent pas à la dispersion des biens : le patrimoine est récupéré par d’autres membres du groupe social – par exemple celui du comte et de la comtesse Decazes que nous analysons dans notre livre.
Royaliste : La mobilisation se fait aussi dans les cercles et les clubs sur lesquels vous aviez déjà travaillé…
Michel Pinçon : Oui. Les réseaux se constituent, s’entretiennent et se consolident au Jockey club, au Polo de Paris, au Cercle du Bois de Boulogne, à l’Automobile Club… Ces cercles rassemblent des membres de la haute société qui ont des activités très diversifiées : hommes d’affaires, banquiers, industriels, membres de l’Institut de France, militaires… Ce qui compte dans ces réseaux, ce n’est pas l’activité qu’on exerce, c’est le fait d’être au plus haut niveau dans celle-ci. Cela permet de mettre ensemble les pouvoirs de chacun et de démultiplier ces pouvoirs par le pouvoir de tous les autres. De fait, il y a des rencontres entre les directeurs de cercles, des conventions entre tous ces cercles. Ces conventions sont nationales et internationales. Le Cercle Interallié a 136 conventions avec des cercles à l’étranger dans vingt-neuf pays. Il existe aussi des réseaux d’écoles privées de très haut niveau : l’École des Roches en France, Le Rosay en Suisse où les enfants se font des relations dans de nombreux pays et, évidemment, dans le meilleur monde. Les annuaires d’anciens élèves de ces écoles sont très parlants. On peut parler d’une internationale bourgeoise, solidement organisée.
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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 923 de « Royaliste » – 31 mars 2008.
Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Les ghettos du Gotha, Seuil.
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