La publication de l’Histoire juive de la France sous la direction de Sylvie-Anne Goldberg (Albin Michel), m’a permis de revenir sur l’antisémitisme propagé par l’extrême droite monarchiste sous la IIIe République (chronique 200). Je tente ci-dessous une brève mise au point sur l’antisémitisme vichyssois, objet de récentes polémiques, assortie de quelques remarques sur le rôle de l’Action française, abandonnée par les royalistes entrés dans la Résistance et honnie par ceux qui n’y avaient pas milité.

L’occupation d’une partie du territoire national et la formation à Vichy d’un pouvoir de fait après le coup d’Etat du 10 juillet 1940 ouvrent la voie aux persécutions et aux déportations qui s’inscrivent, à partir de juin 1941, dans le plan d’extermination des Juifs d’Europe.

Alors que l’application de l’armistice abusivement signé bouleverse la vie des Français et soulève des difficultés de tous ordres, le gouvernement vichyste s’empresse d’élaborer une politique antisémite. Un premier projet, établi dès septembre, reprend la proposition que Maurras avait formulée en 1911 : dénaturalisation des Juifs français et internement des Juifs étrangers. Le discours par lequel Pétain devait présenter le dispositif antisémite n’est finalement pas prononcé, pour des raisons de prudence : “Pas encore, le pays n’est pas antisémite et Paris se contente des mesures contre avocats et médecins juifs” note un conseiller en marge du texte (1).

Après maintes discussions, le premier statut des Juifs est adopté. La loi du 3 octobre 1940 donne une définition raciste de l’identité juive dans son premier article : est considéré comme juif « toute personne issue de trois grands parents de race juive ou de deux grands parents de la même race si son conjoint lui-même est juif ». Les rédacteurs du texte se sont inspirés de l’ordonnance allemande du 14 novembre 1935 qui définit comme juif « celui qui, du point de vue racial, descend d’au moins trois grands-parents juifs » et qui appartient à “la communauté religieuse juive” – le critère religieux n’ayant pas été reconnu par Vichy.

Les articles suivants excluent les Juifs de la fonction publique (sauf les Anciens combattants qui peuvent rester à des postes subalternes) et des postes de direction dans la presse, la radio et le cinéma – les professions libérales leur restant ouvertes, sous réserve de dispositions ultérieures. En outre, la loi du 4 octobre ordonne l’internement des Juifs étrangers et celle du 7 octobre abroge le décret Crémieux en Algérie.

Face à ces premières mesures de persécution, manifestement hors du droit français qui ne connaît pas le concept de “race” mais se fonde sur le principe d’égalité, l’Eglise de France ne souffle mot. Ce consentement silencieux s’inscrit dans une adhésion explicite au régime de Vichy, soulignée par maintes déclarations épiscopales. Quant à la prétendue “question juive”, l’Eglise de France s’inspire de la doctrine du double protectorat invoquée par le Vatican lors de la promulgation des lois antijuives en Italie. L’Église affirmait alors la nécessité de protéger la personne humaine dans ses droits inaliénables tout en reconnaissant à l’Etat le droit de se protéger contre ses ennemis extérieurs et intérieurs (2). La doctrine ne changera pas en 1941, lors de la publication du deuxième statut des Juifs.

Ce deuxième statut ajoute un critère religieux à la race : “Est regardé comme étant de race juive le grand parent ayant appartenu à la religion juive”, précise l’article premier de la loi du 2 juin 1941. Le texte durcit et étend les interdictions professionnelles. Il est complété par une loi du même jour qui prescrit le recensement des Juifs et par la loi d’aryanisation du 22 juillet 1941 qui place sous administration provisoire tous les biens appartenant à des Juifs. L’Action française peut être satisfaite. En juillet 1940, Maurras avait insisté pour que “l’Etat français” récupère “les biens volés par les Juifs” et ordonne leur recensement. La formule minimaliste de “l’antisémitisme d’Etat” ne résiste pas à la lecture des articles publiés dans L’Action française entre 1940 et 1944 : l’antisémitisme maurrassien, qui entérine les formulations racistes puisées dans la législation allemande, est obsessionnel. Sans entendre ce que l’on dit à Vichy du sort des Juifs déportés, L’Action française ne cessera de demander le durcissement des textes antijuifs et Maurras se livrera à des délations caractérisées. Celle qui concerne la famille Worms sera suivie d’effets : Pierre Worms, le père du résistant Roger Worms dit Stéphane est assassiné dans sa prison par la Milice (3).

Face au durcissement de la législation antisémite, le Vatican ne réagit pas. En août 1941, Pétain demanda à son ambassadeur au Vatican, Léon Bérard, de s’informer sur d’éventuelles réactions de Pie XII. Dans son rapport, l’ambassadeur vichyste commence par noter qu’”il n’apparaît point que l’autorité pontificale se soit à aucun moment occupée ni préoccupée de cette partie de la politique française”. Opposée aux théories racistes, poursuit l’ambassadeur, l’Eglise prête aux Juifs des particularités “ethniques” qui autorisent les Etats à “limiter leur action dans la société” et à “restreindre leur influence”. Et Bérard de poursuivre qu’il est donc “légitime de leur interdire l’accès à des fonctions publiques ; légitime également de ne les admettre que dans une proportion déterminée dans les universités (numerus clausus) et dans les professions libérales”.

Le deuxième statut des juifs se trouve donc légitimité par le Vatican, sauf sur un point : l’Eglise ne pouvait admettre qu’un Juif baptisé soit recensé comme juif. Mais Bérard soulignait que cette “divergence doctrinale” n’impliquait pas que “l’Etat français soit menacé (…) d’une censure ou d’une désapprobation” (4). Xavier Vallat, militant de la droite catholique avant la guerre, commissaire aux questions juives et principal inspirateur des lois antisémites de 1941, peut continuer à dormir sur ses deux oreilles et à rassurer les évêques sur la rectitude de leur soumission empressée à Vichy (5).

La rafle du Vel’ d’Hiv’, opérée le 16 et 17 juillet 1942, provoque de vives réactions de compassion dans l’opinion publique puis la protestation des cardinaux et archevêques de la zone occupée qui, le 22 juillet, demandent à Pétain “que soient respectés les exigences de la justice et les droits de la charité”. Le 19 août, Mgr Gerlier, primat des Gaules, écrit dans le même sens à Pétain. Les deux lettres ne sont pas publiées et restent sans écho mais témoignent, pour l’histoire, d’une prise de conscience. La lettre pastorale que l’archevêque de Toulouse adresse aux curés de son diocèse pour qu’elle soit lue en chaire le 23 août exerce au contraire une influence majeure sur le cours des persécutions antisémites. Mgr Saliège écrit que “les juifs sont des hommes, les juives sont des femmes, les étrangers sont des hommes, les étrangères sont des femmes. Tout n’est pas permis contre eux, contre ces hommes, contre ces femmes, contre ces pères et ces mères de famille. Ils font partie du genre humain. Ils sont nos frères comme tant d’autres. Nul chrétien ne peut l’oublier”.

Lue à la BBC, la lettre pastorale n’est reprise et diffusée que par cinq évêques sur cent (6) mais elle rencontre un large écho dans l’opinion catholique. Le gouvernement vichyste, qui compte sur le soutien de l’Eglise et de la population catholique, est obligé de tenir compte de la réprobation désormais publique dont il fait l’objet. Le 2 septembre, Laval demande aux Allemands, “au regard de l’opposition du clergé, (…) à ne pas se voir imposer pour l’heure et dans la mesure du possible de nouvelles exigences dans le domaine de la question juive. Il conviendrait en particulier de ne pas lui donner des chiffres à l’avance sur les Juifs à transférer de la zone non-occupée”. Avant tout soucieux d’assurer la stabilité du régime vichyste et la sécurité de leurs troupes, les Allemands se montrèrent compréhensifs et les convois de déportés juifs furent moins nombreux.

Ce relatif succès fut obtenu par l’opinion publique, par cinq évêques et par les émissions de la France libre, contre le plan nazi d’extermination des Juifs auquel Vichy prêtait un très actif concours dans le cadre de sa politique de collaboration. Les responsabilités du prétendu “Etat français” sont écrasantes, qu’il s’agisse des lois antijuives, de la participation aux rafles de Juifs étrangers et des arrestations de Juifs français. Vichy aurait pu multiplier les obstacles juridiques à la persécution puis laisser les Allemands opérer sur un terrain manifestement hostile. Et contrairement à la légende, Vichy n’a pas marchandé la déportation des Juifs étrangers contre la sauvegarde des Juifs français. C’est Laval qui a demandé la déportation des enfants de Juifs étrangers, qui étaient Français par droit du sol. Et c’est Vichy qui a laissé arrêter et déporter des Juifs français, au motif qu’ils n’avaient pas respecté la législation raciale. Sur les 74 150 Juifs déportés, plus de 24 000 étaient de nationalité française.

(à suivre)

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1/ Cf. Laurent Joly, Vichy dans la “Solution finale”, Histoire du Commissariat général aux questions juives, 1941-1944, Grasset, 2006.

2/ Voir l’étude de Wolfgang Seibel : “Les effets politiques d’une protestation religieuse : l’Eglise et Vichy en 1942”, dans La France et la Shoah, Vichy, l’occupant, les victimes, l’opinion, Calmann-Lévy, 2023, sous la direction de Laurent Joly.

3/ Voir l’étude de Laurent Joly : D’une guerre l’autre. L’Action française et les Juifs, de l’Union sacrée à la Révolution nationale (1914-1944), dans la Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2012/4 (N° 59-4), pages 97 à 124, Editions Belin.

4/ Cf. Michaël R. Marrus et Robert O. Paxton, Vichy et les Juifs, Calmann-Lévy, 2015, pages 290-293.

5/ Cf. Laurent Joly, Vichy dans la Solution finale, op. cit. et du même auteur, Xavier Vallat, Du nationalisme chrétien à l’antisémitisme d’Etat, Grasset, 2001. Voir aussi les contributions portant sur la période de l’Occupation dans Histoire juive de la France, Albin Michel.

6/ A la Libération, Georges Bidault demande le départ de 24 membres du haut clergé, à commencer par le cardinal Suhard, archevêque de Paris. Seuls sept évêques seront démis de leurs fonctions. Le Vatican fut le dernier Etat à reconnaître le Gouvernement provisoire de la République française. Cf. les pages consacrées à l’épuration au sein de l’Eglise dans : Gérard Bardy, Charles le catholique, De Gaulle et l’Eglise, Plon, 2011.

 

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4 Commentaires

  1. RR

    Maurras appelait aussi à prendre des otages dans les familles de résistants (dont certains étaient AF) et à les exécuter.
    Comment un homme aussi brillant par ailleurs et aussi lucide en politique étrangère (il prônait une alliance latine avec l’Italie et l’Espagne pour contrer les ambitions d’Hitler ce qui aurait évité le rapprochement entre ce dernier et Mussolini) a t-il pu tomber dans toutes ces bassesses, cela reste un mystère.

  2. Catoneo

    Pour une raison (psychologique) que j’ignore, Maurras était viscéralement antisémite. C’est documenté et mon camelot de père (qui était à la Concorde il y a 90 ans) m’en avait convaincu.

    Je remercie Monsieur Renouvin d’avoir dégonflé la baudruche de « l’antisémitisme d’Etat » du Martégal.
    A l’autre bout de la chaîne, nul n’a trouvé la moindre preuve ou trace d’une protection des Français juifs par le régime de Vichy. On se serait contenté d’une simple note en marge d’un texte de loi écrite par le maréchal. Rien !

    Le recul de l’Action française date de l’entrée de ses dirigeants dans ce tunnel pétainiste.
    Ces gens étaient tout sauf informés.

    • RR

      « Le recul de l’Action française date de l’entrée de ses dirigeants dans ce tunnel pétainiste. »

      D’une part en effet, c’est incontestable.

      Et d’autre part, sa condamnation par l’Eglise et sa brouille avec l’héritier du trône.

      Tout cela est détaillé dans La République au Roi dormant, ouvrage de Bertrand Renouvin paru il y a bien longtemps déjà.

      La question qui peut se poser est si malgré tout cela, y a t-il quelque chose de positif dans les idées de Charles Maurras pour le combat d’aujourd’hui ?

      • Catoneo

        Le monde d’aujourd’hui ne ressemble plus à celui de Charles Maurras, mais ses principes d’analyse demeurent pertinents même si leur mise en oeuvre devient de plus en plus ardue. Ce qui a le plus vieilli sont les slogans, mais est-ce différent chez les autres penseurs politiques de l’époque ?

        Accaparé par son journal, Maurras n’a pas écrit son « Esprit des lois » ni ses 6 livres de la république à la Jean Bodin, ni aucun grand traité qui l’aurait immortalisé. Je pense qu’après la capitulation de 1940, il aurait dû se retirer sur ses terres et justement écrire son traité-testament. Tout le matériau était déjà créé et il avait douze ans devant lui.

        Pour moi restera son agnosticisme mâtiné de classicisme grec et sa poétique. Un seul tome des Capitales qu’il a lui même composées est « politique », le reste est littérature. On l’a oublié.